Voyage à travers les Cartes
Par
Le monde de Conan.


J’ai toujours aimé les cartes. Pas celles qui servent pour la belote ou le poker, celles qui représentent plaines, montagnes, villes et cours d’eau. Enfant déjà, les cartes me fascinaient. Qu’elles représentent des contrées bien réelles ou imaginaires, elles continuent aujourd’hui d’exercer sur moi un attrait singulier. Curieux pour quelqu’un qui déteste voyager. Ceci dit, pour un esprit dérangé qui passe son temps à ordonner, classer et inventer des procédures, pouvoir projeter l’espace sur du papier est un pur soulagement. C’est aussi une manière, certes très atypique, de parcourir les époques. Voir se dessiner les frontières d’Empires effondrés ou de pays oubliés a quelque chose de fascinant. C’est déjà un peu un voyage dans le temps. Un pas en arrière. 

Le monde entier, le comté de Miskatonic et Arkham, suppléments pour L'Appel de Cthulhu.
Je me souviens des vendredis où mon instituteur, au CM2, nous contait l’épopée napoléonienne sur des Vidal-Lablache. C’était toujours un moment merveilleux où s’accordaient le don de conteur du vieux maître et mon imagination trottante (elle ne galopera que quelques années plus tard). Ces cartes qui ennuyaient mes camarades me faisaient frissonner. J’entendais le tumulte des armées, les cris des fantassins, le hennissement des chevaux…
Chez moi, il m’arrivait de décalquer des cartes sur le grand Atlas relié que mes parents possédaient. Puis, inventant presque le wargame bien avant de le découvrir, je redessinais les frontières au gré de conquêtes imaginaires. C’était un jeu qui relevait d’ailleurs aussi bien du wargame que du jeu de rôles, car il fallait imaginer le cirque diplomatique, les intérêts divergents, les âpres négociations et les décisions difficiles. 

Par la suite, j’ai continué à rêver et me divertir en regardant de petits carrés sur des cartes divisées en hexagones. Ce fut l’époque de Tobrouk 1942 sur Amstrad. Un jeu dépouillé, horrible graphiquement, simpliste dans sa mécanique, mais peu importait… car j’avais déjà appris, seul, à m’amuser avec une carte et ses possibilités. À imaginer. À transformer les carrés et les symboles en sensations, en émotions. Quand est arrivé Battlefield Germany, sur la même bécane, c’était bien plus développé, presque "beau" et bien plus excitant sur le plan intellectuel, mais tout cela était inutile. Car mon cerveau pouvait faire l’essentiel du boulot sans qu’on ne lui facilitât la tâche. J’hésitais alors à ordonner un sacrifice pourtant nécessaire à une unité (toujours représentée par un simple carré de couleur), car mon esprit faisait la conversion. Je sentais l’odeur de la poudre, je percevais le harassement des soldats, je partageais l’angoisse des officiers. 


La plus fameuse cité du Disque-Monde de Sir Pratchett.


Carte de la saga The Ice Sword.
Avec le temps, l’aspect ludique a laissé la place à une recherche esthétique et symbolique. Je voulais que les cartes soient belles, mais aussi qu’elles soient "logiques". Et croyez-moi, vous n’avez pas envie que je vous explique la logique de mon esprit (qui fait que parfois, je suis allergique à un jeu parce que telle faction n’a pas la bonne couleur de pions, ce qui m’ôte tout plaisir). 
Je me suis un temps plongé dans les cartes de fiction, que ce soit celles de la Terre du Milieu, des Baronnies de La Tour Sombre ou plus récemment des vastes continents de A Song of Ice and Fire. Quand il s’agit de sagas qui m’ont marqué, la carte ne sert plus à jouer et simuler des batailles, elle devient le symbole nostalgique d’émotions passées, la transcription presque magique d’heures fabuleuses passées en compagnie de personnages devenus trop proches pour n’être que fictifs. 

Pour beaucoup, je sais bien qu’une carte n’évoquera rien, mais pour moi, une carte vaut une centaine de photos. Un peu comme une rune, pourtant composée de seulement deux ou trois traits, contient symboliquement plusieurs concepts et les dizaines de sensations et réflexions qui y sont liées. 
Je suis toujours actuellement à la recherche de belles cartes. Parfois dans des jeux de société ou des wargames. J’en ai trouvé deux récemment, cartonnées en plus, qui représentent l’Europe de 1914 et l’Europe de 1939. Les cartes ont toujours été également pour moi une passerelle vers l’Histoire. Non pas une Histoire « officielle », encadrée par des lois (un comble) et truffée de propagande, mais une Histoire parcellaire, nuancée et imparfaite. Ce qui fait l’Histoire, c’est toujours un récit, ou une suite de récits plus exactement. Comme une suite de relevés peut aboutir à une carte. Mais la géographie a ceci de rassurant qu’elle laisse peu de place aux opinions. Côtes, montagnes et fleuves ne se déplacent pas au gré des modes ou des versions "officielles". Dans le vaste et passionnant domaine de l’Histoire, en tout cas si ce domaine est respecté et abordé avec rigueur et intelligence, il y aura toujours du flou, des approximations, des erreurs, mais aussi un refus total du manichéisme et de la réécriture permanente des évidences. Ce refus et cette rigueur passent de plus en plus à la trappe de nos jours, que ce soit pour encadrer le passé ou présenter d’une certaine manière les conflits présents. Les cartes, elles, ne mentent pas. Pas encore du moins.


Le monde réel, il n'y a pas si longtemps.


Plus récemment, j’ai cherché une carte du village où je suis venu vivre. Je n’en ai pas trouvé de vraiment satisfaisante, alors, j’en ai bricolé une à partir de morceaux trouvés sur le net. J’ai changé certaines couleurs, collé des parties, ajouté des éléments… jusqu’à avoir une "bonne" carte (selon moi) de l’endroit où j’habite. Ça m’aide de projeter les choses en mots ou en cartes. Ça apaise la tempête sous mon crâne. Ça me donne, pour un temps, une illusion de compréhension intime des choses. De contrôle même peut-être.
Bien qu’ayant l’esprit aussi dévasté qu’un village meusien en 1917, j’ai toujours réussi à m’arranger avec mes obsessions et mes TOC, à trouver des astuces, à diminuer l’angoisse et la sensation terrible, éternelle, mortelle, d’être seul au milieu de la multitude et d’être balloté sur une mer de cynisme et d’inepties. Les cartes m’aident à rester à flot, à m’ancrer dans une réalité plus décodable car plus paisible. Et ça m’économise quelques séances chez ces escrocs de psy.

Jeu Amstrad Tobrouk 1942.
Peut-être que ce qui a poussé l’enfant que j’étais vers les cartes et leur cadre immuable et rassurant, c’est en partie ce directeur d’école, décédé aujourd’hui, qui contait Napoléon d’une voix grave. Sans doute même. Mais peut-être était-ce aussi, déjà, un réflexe de survie, une bouée salvatrice, un instinct inscrit profondément dans des gènes hérités d’ancêtres qui, eux aussi, noircissaient du papier ou dessinaient sur des parois de pierre pour fixer le volatil et ralentir la course des événements. 
Si l’Histoire est une cavalcade, un temps fort, la carte, elle, est un temps faible, un banquet que l’on sait éphémère mais que l’on se plaît à considérer comme un présent absolu. 

Je suis dans la contemplation de mes cartes comme j’étais naguère un enfant sous la couette : dans un temps suspendu, dans une ouate confortable, dans une expérience totale et trompeusement enivrante de l’éternité. Trompeusement enivrante car, après tout, la fermentation des événements, ce qui transforme le sucre en alcool, c’est le récit. C’est le récit qui enivre, ravive les passions, transcende les individus et excite jusqu’au sacrifice. La carte, elle, face à l’alcool des mots, n’est finalement qu’une tarte aux pommes, découpée aléatoirement, incapable de convaincre par elle-même qui que ce soit qu’un trait vaut le sacrifice de mille vies. Une carte ne peut faire preuve d’emphase, de lyrisme ou de conviction. Une carte, c’est le recul, le temps de la réflexion abrupte, de la contemplation qui exige un effort, effort que de moins en moins de gens sont prêts, voire aptes, à faire aujourd'hui.

Une carte, c’est aussi de jolies choses pour qui sait voir à travers les symboles. Et bien des voyages, littéraires, temporels ou réels. Grâce aux cartes, je me suis perdu dans la Bavière de 1871, j'ai combattu sous les assauts de l'hiver russe, j'ai arpenté la Comté, j'ai admiré avec la même passion Winterfell et Donaldville, j'ai suivi les pas d'Elric et de Conan, je me suis réfugié dans un sietch sur Arrakis, j'ai parcouru le Sommerlund, j'ai pleuré avec la Balafre Verte sur Sakaar, j'ai erré en Aventurie...
Je crois fermement, comme le dit le dicton, que là où il y a une volonté, il y a un chemin. Je crois aussi que là où il y a une carte, il existe une parcelle d'éternité. De l'émotion et de l'aventure figées. Un morceau d'épique, sans le sale, sans le chaos, sans l'horreur des horloges. 
Une bulle de beau dans un monde de merde.


Le Mordor, son climat agréable, sa faune sympathique...

Le monde d'Elric.

Une partie du monde de la Tour Sombre de King.

Le Disque-Monde.

Exemple même d'une carte mal publiée et qui devient quasiment illisible (Dune).

Aide de jeu, kit JdR Larousse.

Une minuscule partie du Magnamund (saga Loup Solitaire).

Une lointaine planète où s'est déroulée l'un des plus poignants récits de Hulk.

Plateau de jeu du mythique Diplomacy.

Détail de Braavos.

Pour beaucoup, tout a commencé ici...

En pleine uchronie.

Carte issue de Warhammer 40k.

Terre du Milieu.

L'Aventurie (L'Œil Noir).