Économie du Livre : quelques chiffres et constatations
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Nous allons aujourd'hui nous attarder sur la réalité du monde de l'édition, un secteur fort mal connu du grand public et sur lequel beaucoup de fantasmes circulent.

Pour cette petite analyse, nous allons nous appuyer sur le rapport de mars 2015 de l'Observatoire de l'Économie du Livre, disponible en ligne sur le site de la Société des Gens de Lettres. Les chiffres concernent les années 2013 et 2014, donc une période suffisamment récente pour éclairer sur l'état actuel de l'édition et ses réalités économiques.
Alors, on va essayer de pas être trop chiant, le but est d'être informatif, certains chiffres nécessitant d'être expliqués et remis dans leur contexte. On va même parler de vos... goûts. Car le top 30 des ventes est édifiant.
Mais commençons par quelques données générales.

L'on peut constater que la production est en augmentation (+ 3,7 % en 2013, + 7,3 % en 2014) alors que les ventes sont en baisse, que ce soit en volume (nombre d'exemplaires vendus) ou en chiffre d'affaire (grosso modo, aux alentours de - 3 % en 2013).
L'édition est donc le seul (à ma connaissance) secteur économique où l'offre augmente artificiellement alors que la demande est de plus en plus faible (même si une légère reprise a pu être constatée en 2015, cf. ce document, suivie d'une stagnation en 2016, cf. cet article du Monde). Le résultat est qu'évidemment les livres se vendent peu. Très peu.

Lorsque j'avais avancé dans cet article (pour démontrer l'imbécilité de l'un des arguments de Télérama sur la SF) que la majorité des romans (en tout cas les premiers romans d'auteurs inconnus) se vendent à quelques centaines d'exemplaires seulement, j'avais eu droit à quelques réactions sceptiques. C'est pourtant la réalité, mais cette réalité est biaisée pour le grand public, principalement à cause de deux faits que l'on peut très bien constater dans ce rapport.
D'une part, le public ne connait que ce qui se vend "anormalement" beaucoup par rapport à la production globale. Les éditeurs ne communiquent évidemment que sur ce qui cartonne et les médias ne s'intéressent qu'aux énormes succès également. Cela donne déjà une fausse image de la réalité du secteur, un peu comme si vous n'aviez, dans votre entourage, que des gagnants du loto.
D'autre part, les moyennes qui sont rendues publiques n'ont aucun sens dans ce secteur, justement à cause de la présence de quelques exceptions qui les faussent.

Si l'on prend par exemple le tirage moyen, l'on constate qu'il est annoncé à 5966 exemplaires. Pas mal, pas mal du tout même. Sauf que l'immense majorité des livres ne sont pas tirés à autant d'exemplaires. Et encore moins vendus dans ces proportions. Les moyennes concernant les livres ne sont pas interprétables directement car il existe une trop grande disparité entre l'immense majorité qui se vend très peu et les best sellers qui atteignent des sommets.
Prenons un exemple simple. Admettons que sur dix livres, neuf se vendent à 500 exemplaires et un à 150 000. En faisant une moyenne, l'on obtient 15450. Cette moyenne ne correspond à rien et ne reflète pas la réalité de la majorité des auteurs qui n'auront jamais assez de leurs seuls droits d'auteur pour vivre. Dans l'exemple ci-dessus, la moyenne ne rend aucunement compte de la majorité des ventes (90 % des livres se vendant 30 fois moins que ce que semble annoncer le calcul moyen).
L'Express annonce dans cet article que les ventes d'un premier roman se situent entre 500 et 800 exemplaires, c'est déjà assez optimiste (je les soupçonne de ne pas tenir compte des petites maisons d'édition). M'enfin, cela permet de constater qu'un premier roman, en moyenne, va rapporter à son auteur environ... 1000 euros. Voilà qui permet de ne pas s'enflammer quand on signe un premier contrat.

Niveau nouveautés, l'on comprend pourquoi il est si hasardeux de se lancer dans l'édition : plus de 66 000 nouveautés en 2013, plus de 68 000 en 2014. Quand on sait que les Français lisent peu (seuls 53 % des Français ont acheté au moins un livre en 2014), l'on comprend que cette immense masse de nouveautés ne peut absolument pas trouver un public. D'autant que les nouveaux romans (même s'il n'y a pas que des romans compris dans ce chiffre) ne sont pas en "concurrence" avec les seules nouveautés mais avec l'ensemble des titres disponibles (qui ne disparaissent pas d'une année sur l'autre).
Ainsi, en 2014, c'est plus de 700 000 références qui sont disponibles en France à la vente (auxquelles il convient d'ajouter l'occasion, qui a son poids aussi).

Au niveau de la répartition des livres, il est intéressant de constater que c'est encore le roman qui compose la plus grande part du total (25 %), suivi de près, et à égalité, par le secteur Jeunesse (13 %) et Loisirs/Vie Pratique (13 %). Ce sont ensuite les Sciences Humaines (10 %) et les livres scolaires (9 %) qui suivent. La bande dessinée est en sixième position en représentant 7 % de la production.
La part des traductions est finalement assez faible (aux alentours de 17 %), l'essentiel de la production étant donc locale.

Intéressons-nous maintenant au plus énervant (ou rigolo, suivant l'état d'esprit), les 30 livres les plus vendus en 2014, tous genres confondus. Prenez un petit Tranxene parce que je vous assure, il y a de quoi se fracasser les burnes sur une enclume !
Numéro #1 des ventes, Valérie Trierweiler, avec Merci pour ce moment. Le livre le plus vendu en 2014 n'est pas un roman, ni même une BD, c'est le truc égocentré d'une gonzesse qui déballe les histoires de coucheries de son ex !! Ah on est dans la grande littérature.
Putain, et ça s'est vendu à 603 000 exemplaires !!
C'est à désespérer du genre humain.
Et c'est pas fini.

Dans le top 10, il y a trois livres d'Erika Leonard James. Trois. Dans le top 10.
Vous ne savez pas qui c'est ? C'est l'auteur de 50 nuances de Grey et de ses suites, les fameux récits de SM gentillets pour ménagère ménopausée.
Donc, ce qui intéresse les gens, c'est de la bite, de la chatte et des nichons ?
Si encore c'était un peu ambitieux, avec du fond, un vrai propos, mais bordel, c'est le niveau zéro de l'écriture ! Mon chat a plus d'idées et de style, et pourtant il ne pense qu'à bouffer et dormir.

Alors, ensuite, il y a quand même deux fois Gilles Legardinier. Je vais être franc, je n'ai pas lu les deux romans qui sont classés, mais j'avais fait une tentative avec Et demain tout change, dont j'ai, chose très rare, abandonné la lecture en route tellement c'était mauvais. Une litanie de lieux communs, de facilités, de bons sentiments débiles et de personnages creux, un truc écrit avec les pieds, sans l'once du début d'un style ou d'une idée quelconque. Donc à moins que je sois tombé sur un roman écrit sous LSD en deux jours, je suppose que le reste de sa production est du même acabit.

Une bonne BD tout de même dans le lot.
L'on retrouve aussi plusieurs Levy et Musso. Je sais qu'il est de bon ton de les critiquer (et il est vrai qu'ils ne sont pas parfaits, cf. cet article), mais je vous assure que comparés à Legardinier, les deux-là c'est Shakespeare et Hugo hein.

Bon, on trouve aussi des machins sociétaux ou des recueils humoristiques, comme les deux volumes de La Femme Parfaite est une Connasse ou Voyage en Absurdie. Pas de quoi casser trois pattes à un connard (non, il n'y a pas de coquille dans cette phrase). L'on a aussi des livres pour ados, du style Nos Étoiles contraires.
Niveau BD, l'on peut noter la présence de trois albums : le Chat de Geluck, un Joe Bar Team et un Blake et Mortimer.
Dans les auteurs très connus, l'on peut citer D'Ormesson, avec un "roman sur rien", ou une sorte de longue divagation sentencieuse, et Zemmour, avec un essai intelligent et bien écrit, mais toujours pas de roman de genre dans tout ça !
C'est un peu Harlan Coben qui sauve les apparences, avec Ne t'éloigne pas.
Pour le reste, j'avoue ne pas connaître suffisamment pour émettre un avis. Mais tout de même, ce n'est pas folichon.

Ne vous méprenez pas, bien entendu que chacun a le droit de lire ce qu'il veut, même des conneries, même Voici si ça lui chante. Mais... sur plus de 60 000 nouveautés, c'est ça le top 30 ? Ce sont ces trucs-là qui dépassent les 200, 300, 500, 600 000 exemplaires ?
On peut se consoler en se disant qu'il y a le Goncourt dans le lot (Pas Pleurer, de Lydie Salvayre, qui a succédé à l'excellent Au-revoir là-haut de Pierre Lemaitre), mais c'est aussi une forme de conformisme regrettable, puisque c'est "ce qu'il faut lire".
Bref, les gens ont des goûts étranges, voire des goûts de chiottes (pas les chiottes propres, avec le carrelage qui brille et un doux parfum de désodorisant fruité, des chiottes bien crades, avec des coulures maronnasses sur les murs et des morceaux qui flottent dans la cuvette), mais ce n'est ni nouveau ni surprenant. Juste triste.