Jimmy's Bastards
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On ne peut pas dire qu'il soit discret. Chaque fois qu'un satellite pète ou que la machine d'apocalypse d'un quelconque taré échoue à se mettre en route, qui est-ce qui jaillit des ruines avec un réacteur dorsal et une demi-douzaine de bimbos en remorque ?
Voici comment Nancy McEwan, sa nouvelle partenaire, décrit d'un ton mi-détaché mi-ironique le meilleur agent de terrain du MI-6, sorte de James Bond puissance 10 : Jimmy Regent. D'une élégance à toute épreuve, Jimmy brave le danger le sourire aux lèvres, fustige les ennemis de sa Majesté et séduit ces demoiselles tout en sirotant dès que faire se peut une coupe de Champagne. Que des terroristes ou des savants fous s'associent pour dominer le monde ne l'effraie pas : il plonge au cœur de l'action, capable de dégommer deux hélicoptères de combat avec une balle de golf (jugez-en par vous-même en jetant un œil aux illustrations ci-dessous).

Nul vilain ne résiste à son humour ravageur et à ses talents de combattant hors pair, et chacune de succomber à sa distinction un brin surannée et à sa réputation de séducteur. En dehors de faire systématiquement muter ses partenaires (qui ont eu le malheur de s'enticher de lui, ce qui est strictement proscrit par les services secrets de la Reine), ses supérieurs lui accordent généreusement ce dont il a besoin, quand bien même il ait une fâcheuse tendance à consommer les gadgets plus que de raison. Oui mais voilà : une organisation occulte rassemblant de nombreux membres a décidé la perte de l'atout numéro un du contre-espionnage britannique, et elle ne reculera devant aucune exaction pour parvenir à ses fins, quitte à lancer l'opération Gender Fluide destinée à changer à jamais le visage de la population du Royaume-Uni...

Lorsque Garth Ennis s'empare d'un mythe, on peut se douter qu'il le traitera à sa manière : il le tordra, le pliera, l’exagérera avant de l'humilier et d'en montrer les aspects les plus sombres, les plus pervers, les plus secrets - tout en conservant, en sous-texte, presque à regret, une réelle, une sincère admiration teintée de reconnaissance. Après tout, "Qui aime bien, châtie bien"...
Si les super-héros ne sortent guère grandis de son run sur l'extraordinaire série The Boys, ils conservent tant bien que mal, quoique sérieusement écornée, leur influence, leur impact et leur capacité à émerveiller des millions de lecteurs et spectateurs. Voilà donc notre dézingueur en chef, armé de sa verve habituelle et de son goût pour une violence décomplexée, qui s'en prend à une autre icône de la pop culture, la création protéiforme de Ian Fleming que des acteurs charismatiques devaient placer au panthéon des héros modernes (et que des lecteurs attentifs risquent fort de retrouver dans ces pages, bien que pas du tout du tout à son avantage, il faut le reconnaître...).
D'ailleurs, Jimmy Regent n'est même pas un énième avatar de 007, il est son successeur, son digne héritier, encore plus cool, encore plus létal, encore plus séduisant et totalement viril. Et Ennis d'appliquer sa méthode articulée sur deux axes :
- mettre en exergue les qualités intrinsèques de l'archétype auquel il s'attaque (ici, le trio humour/séduction/action)
- puis simplement, presque l'air de rien, poser la question qui fâche, en l'occurrence : "Notre héros a-t-il au moins une fois dans sa vie réfléchi aux conséquences de ses actes au service de la Nation ?"


Car l'essentiel de l'intrigue repose sur la réponse, forcément négative. Et c'est précisément ce genre de question qui démontre l'admiration, le côté groupie de notre auteur/flingueur : pour s'intéresser ainsi à la vie secrète des héros, à ce qui n'est pas dévoilé à l'écran ou sur le papier, il faut être sacrément fan, avoir absorbé une partie de sa vie les aventures de son idole pour tenter de voir au travers, de densifier davantage le tissu dont est fait le héros en le lestant de backgrounds celés, d'une jeunesse dissimulée, d'origines contestées... Philip José Farmer (cf. cet article) ne procédait pas autrement lorsqu'il s'évertuait dans les années 60 à explorer la sexualité de Tarzan ou Doc Savage, à imaginer la descendance de Jack l'Eventreur ou  les origines de Phileas Fogg.

La toute jeune maison d'édition Snorgleux a donc entrepris de proposer au public hexagonal cette mini-saga en deux tomes, rassemblant les 9 chapitres de Jimmy's Bastards, nantis de crayonnés et de très intéressantes notes de production. Le second opus est disponible depuis le 15 mars 2019 chez tous vos revendeurs habituels.
C'est à l'artiste Russ Braun qu'est revenu l'honneur et la rude tâche de tenter d'illustrer les délires d'Ennis, et il faut admettre qu'il s'en sort à merveille, travaillant judicieusement les expressions faciales (une qualité capitale pour mener cette œuvre à terme) tout en étant capable d'illustrer convenablement les nombreuses séquences d'action et de respecter les quelques monuments londoniens traversés par nos héros. Et si Jimmy a naturellement droit à un traitement de faveur, c'est bien sa nouvelle partenaire qui tire la couverture à elle, une métis badass s'évertuant à rabrouer avec un bel aplomb l'arrogance naturelle et l'incomparable charme désuet du meilleur espion britannique. Charme qui se dégage d'ailleurs des dessins de Braun qui joue avec bonheur d'un délicat équilibre entre précision et caricature.

Deux albums de bonne facture, à la traduction plutôt soignée et souffrant de fort peu de coquilles (même s'il aurait été avisé de relire les paragraphes de présentation car une erreur telle "...il prend les rennes du personnage anglais...", ça ne fait tout de même pas sérieux).
En dehors de ces détails, c'est de la bombe.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un humour ravageur au sein de répliques cinglantes et particulièrement pertinentes.
  • Une vision décalée, rafraîchissante et stimulante d'une icône qu'on jugeait presque inamovible.
  • Un duo de héros qui fonctionne plutôt bien, avec une Nancy moderne, teigneuse à souhait et tenant tête à cet incorrigible séducteur au sourire enjôleur et à la fossette implacable.
  • Une vision décalée et singulièrement amère de la gestion de crise gouvernementale.
  • Des ennemis délicieusement grotesques.
  • Du sang, des tripes et de la violence en un subtil mélange jubilatoire.

  • Quelques coquilles (mais si peu !).