Œuvre phare d'un très grand écrivain, Les Plus qu'humains
s'avère aujourd'hui assez ardu à apprécier. Est-ce dû à une traduction aux termes
désuets ou à un style direct nuancé de visions plus poétiques et de nombreuses
introspections ? Difficile à dire. Le fait est qu'il m'a beaucoup moins
passionné que Cristal qui songe, malgré une entame rappelant par bien des
égards cette affection si particulière que démontre Theodore Sturgeon pour les
"freaks", cette tendresse pour les laissés-pour-compte qui détiennent,
en outre, des pouvoirs terrifiants pouvant les placer au-dessus d'une humanité
qui, au mieux, les rejette ou les marginalise, au pire les hait ou les craint.
Ça pourrait ressembler à l'un des thèmes de prédilection de Van Vogt, entre autres : la lutte de l'homme et du surhomme destiné à le remplacer. Pourtant, par son traitement et surtout la sensibilité particulière de l'auteur, on en est presque à l'opposé. Harlan Ellison parlait de Sturgeon comme d'une "créature mythique" disposant miraculeusement de "cette faculté et cette avidité de rencontrer l'amour et de le donner sous toutes ses formes" et le fait est qu'il a réussi à conquérir le cœur de lecteurs pourtant réfractaires à la science-fiction grâce à ses écrits sensibles, irrésistiblement centrés sur "l'espace intérieur de ses personnages " [cf. Marianne Leconte] ou "la fusion de deux êtres" [cf. Brian Aldiss]. Dès les années 50, où sa notoriété explosa par le biais de nouvelles brillantes et de ses rares romans, l'écrivain natif de Staten Island (de son vrai nom Edward Hamilton Waldo) s'est fait une place à part dans la SF, séduisant un lectorat bien au-delà du cercle des initiés et des conventions par des textes puisant régulièrement dans ses propres expériences (souvent douloureuses) et faisant la part belle à leurs protagonistes plutôt qu'aux intrigues ou au décor. Même s'il a tâté du space-opera (comme dans le recueil Méduse) ou du fantastique plus traditionnel (Fantômes & sortilèges) avec un certain talent, s'il a parfois évoqué le sort d'extraterrestres belliqueux (Killdozer), il a le plus souvent cherché à explorer la psyché de ses héros, êtres souvent malheureux ou rejetés, avec une préférence pour les enfants au destin tragique, mal-aimés ou exploités. Si Cristal qui songe est la pierre angulaire de son œuvre, Les Plus qu'humains est souvent considéré comme son chef-d'œuvre.
Aujourd'hui, le roman conserve sa singularité, avec des passages puissants et une grande richesse dans l'interprétation des émotions de ses personnages. Son découpage en trois parties est lié à sa forme originelle de publication en trois nouvelles : L'Idiot de la Fable, Bébé a trois ans et La Morale.
Mais ce sont les nombreuses ellipses auxquelles l'auteur fait appel pour introduire le suspense et laisser le lecteur dans l'expectative qui déroutent et font perdre quelque peu le fil d'une lecture, elle-même chaotique, où l'on suit en parallèle les tribulations d'un idiot télépathe, d'une jeune femme cloîtrée par un père bigot, d'une jeune télékinésiste s'ennuyant chez elle et d'un SDF qui finira par être sauvé par un groupe d'enfants prodiges vivant en marge, avant de devenir le leader de leur groupe.
Le récit saute de l'un de ces individus singuliers à l'autre, s'attarde parfois et change abruptement de point de vue comme de temps, la narration passant allègrement du présent au passé. La souffrance, la détresse, les interrogations de ces marginaux sont bien réelles, et particulièrement mises en valeur, mais disséminées entre les interludes, les dialogues subtils et délicieusement ciselés chez un psychiatre habile et perspicace, et les monologues intérieurs. Quelque chose de plus grand est suggéré mais d'une façon étrangement maladroite : l'évolution de l'espèce humaine qui tend vers une forme supérieure de l'humanité, un gestalt implacable et irrésistible dont la nature même modifierait points de vue sociaux et éthique personnelle, engendrant fatalement répressions et violences.
À l'heure où le public a fini par être saoulé par les productions Marvel à grand spectacle et où les mutants (X-Men et consorts) abondent en tant que héros mal-aimés et incompris (Sense 8 ou Legion - cf. cet article - chez les adultes, les Nouveaux Mutants au cinéma ou The Gifted en série - cf. cet article), le destin de ces enfants prodigieux ne peut guère surprendre. Seul le traitement de ces êtres hors normes changera la donne, pour peu qu'on s'y laisse prendre, qu'on se laisse porter par cette prose particulière par laquelle l'auteur tente d'infléchir insensiblement nos sentiments. Sturgeon mérite incontestablement son statut, bien que ses textes aient forcément perdu beaucoup d'impact.
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