L'Institut, de Stephen King
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Ça commence comme un polar quelconque, avec un homme quelconque prenant un job quelconque dans une bourgade quelconque. Et puis, autre lieu, tout bascule : un gamin est kidnappé dans sa maison et transporté dans un institut où il se retrouve en compagnie d'autres enfants. Il ne sait pas pourquoi. Mais une chose est certaine : il ne veut pas demeurer là, à subir des tests incompréhensibles et à se languir de sa famille.

D'emblée, le lecteur habituel de Stephen King se retrouve en terrain connu dans ce livre sorti en France en janvier 2020, avec quelques éléments épars qui produiront des échos subliminaux : l’homme de loi, la bourgade isolée, les enfants, et une menace sourde, dissimulant un projet à la portée incommensurable. Et de fait, l’écrivain n’a rien perdu de ses qualités intrinsèques, quand bien même il utiliserait des thèmes et des méthodes bien éprouvés : certes, malgré l’aura de mystère entourant les agissements des membres de l’Institut, le suspense sera minimisé par des souvenirs d’autres circonstances, d’autres personnages sur des développements similaires. En revanche, cette faculté si fascinante qu’il a de nous prendre par la main et de nous présenter des caractères dans toute leur complexité, leur richesse, leur densité, nantis de leurs faiblesses, de leur passé (souvent) tragique, mais doués de qualités qu’ils ne soupçonnent parfois même pas, se révèle encore dans cet ouvrage qui sait parfaitement nous happer, nous intriguer, nous faire souffrir et frissonner, nous émouvoir et nous faire palpiter.

La construction, presque artificielle, peut étonner a posteriori : on commence par l’histoire de Tim qui échoue en Caroline du Sud lors d’un voyage où il tentait de refaire sa vie. DuPray, morne bourgade, n’offre aucune perspective en dehors de petits boulots éphémères, jusqu’à ce qu’on lui propose le poste de veilleur de nuit, associé au bureau du shérif. Un destin farceur le pousse à accepter, lui qui témoigne d'un passé douloureux dans les forces de l’ordre. On fait alors connaissance avec une poignée d’individus amoureusement ciselés par Stephen King, chacun, même le plus (apparemment) insignifiant, avec sa propre histoire faite de petits riens, d’anecdotes peu glorieuses et de drames familiaux en un lieu où rien ne se passe jamais, mais inscrit dans notre monde grâce à quelques astucieux rappels culturels (on évoque Game of Thrones par exemple). L’auteur s’étend avec aise entre ces rues désertes et décrit chaque recoin, chaque non-événement, s’appesantissant sur des détails dont on se dit qu’ils feront sens plus tard. Et, étrangement, on se surprend à goûter à cette litanie de rituels indolents, s’émoustillant de chaque petit secret tout en se demandant bien à quel moment apparaîtra l’Institut du titre.

Par quelques petites sentences bien ajustées : "Les grands événements naissent de petits riens." ou surtout "Il y réfléchissait encore quand l’enfer se déchaîna, un peu plus tard au cours de l’été…", King nous fait habilement signe, nous demandant de patienter tout en attisant notre curiosité. Le décor est planté, passons donc au vif du sujet.
Et à la deuxième partie.

Minneapolis. Luke, douze ans, vit chez des parents aimant et s’apprête à entrer à l’université. Car Luke est surdoué. Et on a immédiatement le coup de foudre pour ce garçon sensible, prodigieusement intelligent, raisonnant sur tout ce qui l’entoure tout en conservant une âme d’enfant soigneusement entretenue par son père taquin et sa mère affectueuse. Par certains côtés (son acuité singulière sur les événements, une certaine maturité précoce, une forme d’empathie), il nous rappelle Jake, l’un des personnages-clefs de La Tour sombre [cf. cet article]. Mais alors que ce dernier est proprement sacrifié dans la saga, Luke se fait ici enlever, et violemment.

Le voilà donc dans cet Institut où il comprend qu’il est prisonnier. D’autres enfants sont là, parfois plus âgés, parfois plus jeunes. Son esprit, d’abord endolori, va s’atteler à trouver les raisons pour lesquelles il se retrouve ici, sans nouvelles de ses parents, avec des individus peu amènes l'escortant dans l'optique de passer, de temps à autre, des tests dont il ne saisit pas l'objectif. Dérouté, perdu, il traversera des moments de doute et de chagrin mais trouvera dans ses camarades d’infortune la force nécessaire pour, d’abord, tenir bon, puis, ensuite, réfléchir, faire fonctionner son merveilleux cerveau. Il s’aperçoit bien vite que ce n’est pas pour son génie qu’il a été interné : le seul point commun entre tous les reclus, outre leur jeunesse, serait une capacité à utiliser des pouvoirs psychiques. Or, Luke, bien que supérieurement intelligent, n’a manifesté aucune des facultés dont font preuve ses compagnons d’infortune, il n’est ni télépathe, ni télékinésiste. Alors, quoi ? Autre chose ? Une terrible erreur ? Sauraient-ils sur lui quelque chose qu'il ignore ?

Et dans l’amertume d’un quotidien scandé par l’irruption de gardiens et des séances secrètes en laboratoire dont certains ne ressortent pas intacts, les enfants vont commencer à renforcer ce lien ténu mais précieux qui leur permet d’illuminer le monde qui les entoure, de les doter d’une carapace à l’épreuve des adultes : ils vont apprendre à compter sur eux-mêmes, développant une solidarité plus forte que leurs geôliers. Afin que, peut-être, comptant sur des ressources inespérées, profitant du moindre faux-pas de ces scientifiques illuminés ou de ces garde-chiourmes trop brutaux, l’un d’entre eux parvienne peut-être à s’enfuir, ou, du moins, à alerter l’opinion publique. Avant de disparaître dans l’oubli car, ils en sont de plus en plus certains, ils ne sortiront pas vivants de l’Institut.

En développant les rapports entre les enfants prisonniers, Stephen King développe avec un grand savoir-faire un récit dense et lancinant, proche des relations particulières décrites dans La Maison dans laquelle, ce magnifique roman de Mariam Petrosyan [cf. cet article]. Toutefois, l’auteur préféré de Nolt [cf. cet article] conserve encore quelques tours dans sa manche et parvient, sinon à surprendre, du moins à captiver en orientant petit à petit le récit vers une forme d’épopée futuriste, lorgnant parfois vers Akira ou Minority Report, alternant les moments de grandeur presque puérils qu’il affectionne avec des passages puissants, nous faisant ressentir la souffrance et la détresse de ces petits êtres exploités malgré eux, au nom d’un intérêt supérieur. Il y aura des sacrifices providentiels et des morts inutiles, des actes de torture et des exploits héroïques, des larmes et des confidences, des secrets révélés et d’autres qui se terrent, attendant d’être à leur tour exhumés pour le plus grand malheur des hommes. Et, au fond, comme dans la boîte de Pandore, un peu d’espoir (et beaucoup d’amour).

Riche, intense, parfois poignant, exaltant, un très grand roman appelé à être transposé à l'écran dans une série (si elle est du niveau de The Outsider sur Amazon Prime, je suis preneur).


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un univers et des invariants connus, qui nous donnent une sensation de confort appelant à la lecture.
  • Des personnages ciselés, décrits par le menu qui font qu'on les adore ou les déteste (ou les deux).
  • Des moments très intenses, des drames poignants, du sang et des larmes.
  • Des actes héroïques et/ou désespérés dans une construction allant crescendo.
  • Plein de petits clins d'œil à la pop-culture, des jeux vidéo au cinéma ou aux séries télévisées.
  • Un finale à la hauteur des enjeux.
  • Un projet souterrain dépassant (et justifiant) le sacrifice de quelques-uns, et amenant à quelques réflexions intéressantes sur les limites du "quoi qu'il en coûte".


  • Un déséquilibre un peu embarrassant entre le destin de Luke et celui de Tim, dont on se doute qu'ils vont se croiser.
  • King fait du King, et cela peut gêner les amateurs de nouveautés et de surprises.