La Nuit de la Goule
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Il est un monstre à l'origine des autres, un monstre dont personne ne soupçonne l'existence et qui est pourtant le seul à bien exister en ce monde. Dans son sillage, il laisse épidémies et corruption, de sa capacité à manipuler les corps des hommes, il fait naître des légendes. Vampires, zombies, momies, loups-garous...
Aucun n'existe. Seule existe la goule ! 


Nous avions déjà parlé d'un autre récit de Scott Snyder : Clear. Ce titre très hautement recommandable et très largement recommandé ici-même avait placé la barre très haut. Une goule peut-elle se hisser au même niveau ? C'est ce que nous allons voir de suite.

Tout débute par l'enquête de Forest Innman, passionné de cinéma alternatif et obsédé par un vieux film : La Nuit de la Goule. Oui, le comic porte le nom du film... Non, ça ne va pas simplifier la compréhension de notre chronique, bien vu ! Produit dans un studio ayant subi un incendie (tiens, tiens...), ce film reste incomplet, le feu ayant détruit une partie de ses pellicules (tiens, tiens, tiens...). 
Le récit commence avec Forest, en route pour une maison de retraite isolée de tout, accompagné de son fils Orson (personnage dont le prénom ne saurait en aucun cas être une allusion fut-elle discrète à Orson Wells... mais non, voyons, mais non... Dans ce comic qui rend hommage au cinéma d'après-guerre ? Allons, allons... hum...) qui l'aide à enquêter sur T.F. Merrit, scénariste et réalisateur du fameux film.
Vieux, amoindri et défiguré par les flammes de l'incendie, Merrit y est bel et bien résident sous le pseudonyme de Charles Patrick.
S'ensuit alors une conversation entre Forest et le vieil homme où l'on apprend que ce film est selon lui une reconstitution et non une fiction (tiens, tiens, tiens, tiens...). La goule serait une créature dont l'existence remonterait à la nuit des temps et dont on ignorerait le nombre d'individus en notre monde. À l'origine de tous les autres récits de monstres (une idée originale, ça fait du bien), elle serait en quelque sorte le monstre primordial. Quasi indétectable, elle n'est connue que d'une poignée d'hommes se divisant en deux camps : ceux qui veulent la détruire et ceux qui lui vouent un culte (faisant furieusement penser aux cultistes de l'univers de H.P. Lovecraft).
Après quelques flashbacks explicatifs et une courte recherche de la fin du film, quelques rebondissements et retournements de situation nous ayant poussés à dire : "Tiens, tiens, tiens, tiens, tiens...", le comic s'achève sur une fin classique au possible pour un récit fantastique de ce genre (tiens, tiens, tiens, tiens, tiens, tiens...).

Je vous espère suffisamment de pertinence pour avoir perçu le premier avis que nous émettrons au sujet de ce one shot écrit par Scott Snyder et dessiné par Fransesco Francavilla... Bien vu : c'est à peu près aussi original qu'un scénario du MCU ou que l'envie de mettre du sucre dans son café. Toutefois, ici, ça a du sens. En effet, ces 168 pages sont, sans nul doute possible, à voir comme un hommage à ce cinéma qu'elles abordent. Cinéma dont proviennent les clichés et autres codes utilisés ici à foison. À moins d'être vraiment novice en lecture ou visionnage de récit fantastique, il est donc assez peu probable que vous soyez extrêmement surpris par la tournure des événements de ce volume, ce qui le distingue déjà énormément de Clear qui, lui, avait à cœur de surprendre régulièrement son lecteur et qui nous prouve donc que leur auteur commun sait le faire... Il est par conséquent raisonnable de penser qu'il a ici usé de tous ces gimmicks d'écriture pour appuyer sur l'ambiance "vieux film fantastique". Et ça fonctionne parfaitement. 

Car, en effet, si la narration n'est pas désagréable, c'est bien ici l'ambiance que l'on va privilégier : tout suinte le malaise, la corruption, le doute et les faux semblants. Rien n'est fixe, stable ou établi. Même les relations entre Forrest et son fils ou sa femme sont instables et parfois amères ou agressives... tout est perpétuellement en train de changer, de muter, dans un carcan narratif pourtant très contraignant de par son classicisme.
Tiens, tiens, tiens (oui, j'arrête, d'accord !)... une mutation constante au sein d'un cadre rigide. Serait-ce une allusion à cette créature polymorphe capable de se cacher au sein d'un corps humain à la forme fixe ? Oh mon dieu ! Ce manque d'originalité apparent abritant un récit anarchique mais encadré par des codes d'écriture pourrait-il être une allusion métaphorique à la goule ? Oh ben ça ! Aurions-nous alors là un comic bien mieux écrit que ce que l'on aurait pu croire de prime abord ? Ben oui. 
Mais ce que les gogols retiendront sans doute est et restera que "c'est un peu convenu, hein ; on a lu ça cent fois !". Oui, Jean-Kévin, et c'est putain de fait exprès ! Parce que l'horreur, l'indicible (coucou, Howard Phillips !) n'est jamais aussi terrifiant que lorsqu'il est logé au creux de la normalité de nos habitudes, là où se relâche notre méfiance et où nous nous montrons plus vulnérables que jamais.

En un mot comme en cent : voici encore un récit convaincant de Scott Snyder (comme quoi, ce patronyme n'est peut-être pas si maudit que ce que le cinéma contemporain pourrait le laisser croire).
Il va nous falloir chroniquer chaque sortie du bonhomme éditée chez Delcourt, apparemment, tant il semble pertinent de vous conseiller la lecture de ses œuvres. Pour une fois qu'on ne nous prend pas pour des idiots, c'est appréciable, non, à presque 20€ le volume ?

Et en plus, cette fois, il est servi par le dessin et les couleurs (au nombre très restreint) de Francesco Francavilla. Et autant le dire d'emblée : lui en confier la tâche était carrément une bonne idée. Son dessin semi réaliste lui permet de  rendre crédibles les personnage mais aussi les créatures. Cet entre-deux reste habilement dans le thème du comic : au sein de ce graphisme assez convenu surviendront d'inattendues mutations de style, de formes, de couleurs, tantôt dégoûtantes, tantôt grotesques et préservées du ridicule grâce à cette esthétique frôlant le réalisme sans jamais prétendre y succomber.
Entre le rouge sang suggérant la guerre et la douleur et le jaune pisseux de la fin de vie, Francavilla intercale des bleus-gris d'une contrastante froideur et ombrés au noir pur. L'ensemble donne l'effet d'un film noir et blanc auquel aurait prêté de la couleur un disciple de l'apocalypse dépressif (oui, c'est un rien imagé). Les flashbacks sont, quant à eux, illustrés dans un sépia un peu sombre et terne qui ne laisse aucun doute quant à ses intentions. 

En conclusion : offrez-vous et offrez autour de vous Clear et La Nuit de la Goule. Il faut encourager au maximum les maisons d'édition francophones à publier ce genre de one shots bien moins caricaturaux et réducteurs de ce que peut être la pop culture que le ixième Batman ou Spider-Man (même si ces titres peuvent eux aussi être éminemment sympathiques).



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un hommage au cinéma d'horreur fantastique classique.
  • Une écriture et un dessin maîtrisés et dans le thème.
  • Sans conteste, une lecture agréablement dérangeante, comme il se doit.
  • Amélie Nothomb a toujours accès à des moyens d'expression... avouez que c'est une mauvaise nouvelle, même si ça n'a aucun rapport.