Conte de fées, de Stephen King
Publié le
9.8.23
Par
Vance
Nous l'avons assez dit ici, et parfois avec déférence voire respectueuse crainte : la propension de King à laisser libre cours à sa plume dans les descriptions souvent minutieuses d'un élément de décor, du caractère d'un personnage, n'est en aucun cas un frein pour qui apprécie les histoires qu'il tisse, les intrigues qu'il échafaude, les joies et les peines dans lesquelles il plonge ses protagonistes, et les lecteurs avides avec eux, en totale communion. Donc les 729 pages en français de l'édition brochée sortie en mars 2023 chez Albin Michel ne sont pas du tout pour rebuter ceux qui ont avalé sans heurt les 608 de l'Institut, les 924 de 22/11/63 ou les 1183 pages du Fléau (dans le même format ; rajoutez-en 25 % pour les versions poche). Quand on aime...
Autre point commun avec quelques-uns parmi les près de cinquante romans précédents : l'histoire est racontée à la première personne, par (donc) le protagoniste principal, qui deviendra de ce fait, contre son gré, le héros du conte de fées qui s'annonce. Car sa vie n'a tout d'abord rien de tel : Charlie vit avec son père et se prépare à poursuivre ses études. Il a bossé dur pour y arriver, et notamment parce qu'il a perdu sa mère dans un stupide accident survenu sur "ce foutu pont" de Sycamore Street, et qu'il a dû pendant de longs mois tenir la famille à bout de bras le temps que le paternel parvienne à sortir de sa dépression alcoolique. Si dès le début on sympathise avec ce pauvre gamin qui va s'étendre sur ces malheurs qui ont ponctué sa jeunesse (et qui serviront de point de départ d'une série de circonstances amenant le "conte de fées" du titre), l'on s'aperçoit aussi qu'il ne ressemble pas vraiment aux héros d'histoires similaires : Charlie n'a rien d'un geek solitaire, enfermé dans un monde de jeux vidéos et de chimères tirées des comics ou des romans de SF à bon marché. C'est un grand gaillard d'un mètre quatre-vingts qui a récemment été une vedette sportive du lycée, auteur d'un exploit qui lui valut les honneurs de la presse locale. La vie aurait pu lui sourire dans un pays qui respecte autant ce genre de héros ordinaires, mais la tragédie qui frappa son foyer en décida autrement et il dut faire des choix drastiques pour parvenir à rester à flot tandis que son père se noyait dans l'alcool.
Avec son habileté et son aisance habituelles, Stephen King nous raconte l'histoire de Charlie, de ce foutu pont qui aurait pu ruiner sa vie et de sa rencontre avec M. Bowditch, un singulier vieillard vivant reclus dans une maison que d'aucuns estiment hantée. De fil en aiguille, en raison des drames qui ont marqué son passé récent (et que l'auteur de la Tour sombre se plaît à rappeler incessamment, comme pour s'excuser et justifier ce qu'il va advenir), notre brave garçon va se rapprocher de cet ermite et notamment de sa chienne, Radar, qui naguère encore terrorisait les enfants du quartier. Et le vieil homme, mal en point suite à une chute, devra compter sur l'aide inopinée de ce jeune athlète poli, solide et sincère. Ainsi, Charlie va entrer dans la vie de cet ermite, et découvrir les secrets que recèle sa demeure aux allures de "Psycho House" (mais si, vous savez, c'est ainsi qu'on surnomme le manoir à côté du motel de Norman Bates dans le film Psychose !). Et au milieu de ces secrets, le plus grand, le plus important, la source de tout le mystère qui entoure la vie du vieil homme : un passage vers un autre monde.
Cet autre monde servira de cadre aux deux derniers tiers de l'ouvrage, un univers où les animaux ont des proportions étonnantes, où l'air est pur et où la magie existe : une magie qui est l'une des deux raisons qui vont pousser Charlie à entreprendre un voyage qu'il sait périlleux. Il doit le faire pour tenter de sauver une vie mais il découvrira en chemin que ce monde fabuleux est touché par un mal qui le hante, qui obscurcit le ciel et ronge jusqu'au corps de ses habitants, un monde où des meutes de loups ravagent les campagnes la nuit et où les survivants tentent de fuir loin de la capitale où règnent le chaos et la folie... Parti sur des motifs un rien égoïstes, Charlie se transformera bien malgré lui en sauveur désigné de tout un peuple et, partant, lorsqu'il comprendra quelle est la nature du mal qui s'étend là-bas, en sauveur de son propre monde - le nôtre.
Dans ce pays étrange et merveilleux, où des gens parlent sans bouche, où les criquets ont la taille de chats adultes, où l'on croise des géants et des sirènes, où les fenêtres vous regardent et où les morts sortent de leurs tombes, Charlie devra accepter son sort, risquer sa peau et tenter de mettre fin à la malédiction qui s'en est emparé. Il le sait - et le répète (un peu trop) souvent : il n'a rien du héros ou du "prince Sharlie" acclamé par les foules, mais il fera ce qui doit être fait. Parce qu'il est avant tout un bon gamin et qu'il a trop à perdre, parce qu'il y a encore des gens qu'il aime et qui l'aiment et donc, comme dirait Sam Gamegie :
Il y a du bon en ce monde, Monsieur Frodon, et il faut se battre pour cela.
Je ne découvris que plus tard la vérité au sujet du cabanon.
Ou encore :
C'est à partir de là que vous devenez incrédules.
Cependant, il faut reconnaître que la nature même de l'histoire, déclamée par le titre, la pose sur des bases indiscutables, sur des rails inamovibles : Charlie devient le héros d'un conte et il va aller d'épreuves en épreuves, toutes plus terribles les unes que les autres, affrontant des ennemis de plus en plus coriaces mais pouvant compter sur des adjuvants, ces personnages qui l'aideront d'une manière ou d'une autre. Et comme c'est Charlie qui raconte sa propre aventure, c'est qu'il finira par s'en sortir, n'est-ce pas ? Le fait est que le déroulement devient dès lors transparent et les surprises promises par cet univers "autre" en sont presque atténuées : non seulement les beaux dessins de Gabriel Rodriguez (celui-là même qui a illustré les Locke & Key !) & Nicolas Delort ont tendance à dévoiler un peu des pages suivantes, mais notre propre culture nous permet d'anticiper la plupart des pièges, péripéties et créatures placés sur la route du héros. C'est à la fois confortable, surtout si l'on est au bord d'une piscine, dans un canapé ou sur la plage, et déroutant.
Alors oui, sur ce plan précis, Conte de fées s'avère un brin décevant, même si (ou parce que ?) l'on est ravi par la tournure que prennent les événements. Malgré la noirceur qui couve dans les bas-fonds de ce royaume enchanteur et la menace qu'elle engendre, l'ensemble demeure sans doute trop gentillet, trop propre, trop prévisible - d'autant que King insiste sur les motivations de son personnage en nous serinant ses défauts, son passé, et les circonstances troubles dans lesquelles il a vécu après le décès de sa mère. Une redondance qui alourdit régulièrement la lecture quand bien même elle s'expliquerait par l'âge et l'expérience de l'auteur de ce témoignage écrit. Heureusement, contrairement à nombre de héros modernes, Charlie ne se perd pas en atermoiements et hésite rarement : le temps, après tout, lui est compté.
Enfin, d'une manière assez inexplicable, l'émotion peine à se manifester alors que tous les ingrédients sont là pour faire pleurer dans les chaumières. Encore une fois, c'est bien davantage dans sa première partie que l'on ressentira la dose congrue de compassion et d'attendrissement pour ce garçon affligé par le destin. De la même manière, alors que tout concourt à nous fournir un lot conséquent d'horreurs indicibles et de monstres innommables, Conte de fées ne vous fera sans doute guère frissonner. Après tout, cela reste un conte de fées, et qui a peur encore du Grand Méchant Loup ?
Pas un chef-d'œuvre donc, mais un roman sincère et redoutablement efficace, qui vous comblera pendant de longues heures.
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