Le Problème à trois corps
Publié le
8.2.24
Par
Vance
C'est donc l'occasion sur UMAC d'aborder ce dernier, comme nous l'avions fait à l'occasion de la sortie de Foundation. Histoire de répéter que derrière ces images grandiloquentes, ces héros tourmentés et ces visions cosmiques, se trouvent les mots, les phrases, les chapitres et les tournures d'auteurs méritant d'être lus.
Paru en 2016, le roman de Liu Cixin a fait l'effet d'une bombe au sein du paysage science-fictionnesque qui ronronnait jusque lors, engoncé dans la surreprésentation gênante des auteurs anglo-saxons : le fait que le prestigieux (et plutôt conservateur) Prix Hugo lui ait immédiatement été attribué en dit long sur l'impact du livre dans le monde littéraire. Le président Obama lui-même en a vanté les mérites - on peut difficilement faire mieux comme agent publicitaire ! Le fait est que les qualités de l'œuvre ont réussi à dépasser le simple effet de mode et une certaine tendance sinophile, d'autant qu'elle a été adoubée par des piliers de la SF occidentale comme David Brin ou George R. R. Martin. Mieux que cela : elle a mis en avant les auteurs de SF chinois, auparavant vaguement cantonnés dans une niche littéraire, désormais jetés aux yeux du monde avec l'aval très opportun et totalement intéressé du gouvernement. Ainsi, en matière de soft power, face à la déferlante Taylor Swift, Xi Jinping aligne Liu Cixin et son incontestable réussite.
Ce sont d'ailleurs les éditions Acte Sud qui ont hérité des droits sur la traduction et la diffusion du Problème à trois corps, lequel se retrouve publié pour le coup dans la collection Babel, des livres de poche d'une facture supérieure au tout-venant avec du papier de qualité, imprimé à Arles, et bénéficiant d'un remarquable travail éditorial, là où ailleurs on remarquait une importante baisse de qualité. C'est assez gratifiant de lire de la SF traitée avec autant de soin. S'il nous a été impossible de détecter la moindre coquille, il nous semble plus délicat de juger de la qualité de la traduction (mais l'on sait que, sous la pression des autorités chinoises, celle-ci a été confiée à un expert comme Gwennaël Gaffric qui ne se prive pas pour éclairer notre lanterne par des notes de bas de page explicatives, notamment sur le contexte historique ou certains termes scientifiques).
Au premier abord, deux détails marquent l'esprit : la poésie et les noms. Le premier chapitre de la première partie, très discursif, donne à lire un style plutôt imagé, s'accordant par moments des fantaisies poétiques exquises sur un tempo bienveillant. On est en pleine Révolution culturelle et l'on assiste à un déferlement de violence entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, entre lesquels les scientifiques purs et durs sont pris en tenaille et se voient sommés de choisir un camp, quitte à renier tous leurs principes. Ye Zhetai, professeur de physique spécialisé dans la mécanique quantique, se retrouve face à un tribunal politique, confronté à des accusations visant à le placer en porte-à-faux. Stoïque face aux coups, aux menaces et aux humiliations, il préfère demeurer fidèle à ce qu'il a appris et professé et finira par succomber devant l'ire incontrôlable des jeunes Gardes rouges, sous les yeux de sa fille, Ye Wenjie, la seule de ses enfants ayant choisi de partager son destin.
C'est légèrement déroutant mais curieusement agréable, avec peu de dialogues, toutefois très incisifs. En revanche, l'usage des noms peut nous interloquer quelque peu car plutôt que d'utiliser juste le prénom, des pronoms personnels ou autres substituts lexicaux, c'est presque toujours le patronyme entier qui est écrit, ce qui conduit à une forme de répétition à laquelle nous n'étions plus habitués. Peut-être une coutume induite par la culture (c'est assez notable dans les romans japonais également).
Très vite, le découpage change alors qu'on avance vers le présent en compagnie de Ye Wenjie, devenue astrophysicienne, qui mettra son existence en péril en pensant rendre service à un confrère. De malentendus en trahisons, elle échappera de justesse à un sort funeste et se retrouvera affectée comme technicienne sur le très secret projet Côte Rouge : une base construite dans les montagnes au pied d'une gigantesque antenne parabolique. Sa ténacité, son savoir-faire et sans doute la mémoire de son père la pousseront, alors qu'elle finit par découvrir malgré elle le véritable but du projet, à prendre une terrible décision, laquelle mettra en péril l'humanité entière...
Même si l'on reviendra, par le biais d'analepses parfois un peu artificielles, sur le passé de Ye Wenjie au sein du projet (pourquoi et comment elle en est venue à ce choix drastique duquel découle toute l'intrigue), l'essentiel de l'histoire se situe en 2007 : Wang Miao, chercheur en nanotechnologies, est convié à une réunion ultra-secrète en compagnie de l'officier de police Shi Qiang, en présence de délégués occidentaux dont quelques membres de la CIA. Quelque chose les préoccupe profondément : la propension récente de scientifiques à mettre fin à leurs jours, au point de bouleverser l'équilibre planétaire et d'instiller une terrible angoisse sur les événements à venir. Menant son enquête avec le peu d'informations qui lui ont été fournies, Wang Miao se rendra au chevet des familles des confrères suicidés, ce qui le conduira à découvrir un logiciel étrange, un jeu de réalité virtuelle dont le but est de tenter de survivre dans un monde aux lois physiques chaotiques, aux aubes irrégulières et aux saisons imprévisibles. Sa persévérance et l'appui décalé du policier (qui en sait nettement plus que ce qu'il laisse à penser) lui vaudront alors de se retrouver directement menacé par une puissance invisible, qui le somme de cesser ses travaux de recherche. Son refus lui vaut alors de voir apparaître dans son champ de vision un compte à rebours dont il ne peut se débarrasser...
Face à ce tour de magie qu'il n'explique pas, le chercheur devra se rendre à l'évidence : ce qui est à l'œuvre et qui effraie le monde scientifique au point de pousser de nombreux savants à se donner la mort dispose d'une puissance (ou d'une technologie) défiant l'entendement. Cédant devant la pression, il se tournera alors vers le jeu vidéo pour tenter d'en savoir davantage, et découvrira par son biais l'existence d'un monde énigmatique, une planète orbitant autour de trois soleils et sur laquelle des centaines de civilisations se sont succédées en tentant de survivre aux conditions parfois épouvantables et systématiquement imprédictibles. C'est en parvenant à trouver une solution à l'insoluble "problème à trois corps" (un serpent de mer de la physique) puis à corréler le travail de l'astrophysicienne, les suicides des savants, le jeu de réalité virtuelle et une mystérieuse organisation sectaire, qu'il se rendra à la terrible évidence : la Terre est condamnée.
C'est volontairement que cette présentation se contente de ces informations. En effet, certains des résumés qui fleurissent sur le net fournissent très vite la réponse à la question qui tarabuste scientifiques et militaires tout au long du roman, et qui nourrit une très grande partie du suspense : Qui est derrière tout cela - est capable de cela ? Cela nous paraît une forme de spoiler et c'est encore plus visible dans la bande-annonce de la série, qui semble opter pour une intrigue divergente. Le roman est prenant et si ses personnages manquent parfois d'épaisseur ou de charisme, certains disposent d'un vrai pouvoir de fascination, ou d'un charme indubitable (le policier par exemple, agaçant avec ses manies brutales, son langage grossier et surtout ses allusions sibyllines, finira par former le parfait contrepoint au réalisme, à la patience et à la placidité du chercheur, on assistera ainsi à une variation osée mais sympathique sur le thème du buddy movie). Plus généralement, les protagonistes ne sont pas des supermen et si les motivations des uns pourront les pousser à trahir ou à tuer, la volonté de survie des autres les incitera au sacrifice voire au génocide. Il y a surtout des gens désespérés, profondément déçus par leurs pairs et prêts à tout et même plus - et d'autres qui s'accrochent au peu de foi qui leur reste, ou simplement aux principes qu'ils ont suivi jusqu'alors, faute de mieux et même face aux perspectives d'un avenir plus sombre que dans leurs pires cauchemars.
Les ellipses, nombreuses, peuvent également interloquer, mais nombre d'entre elles seront comblées a posteriori. Cela dit, quelques transitions peuvent effectivement paraître trop brusques, notamment entre les chapitres - comme s'il manquait des paragraphes. C'est peut-être en partie dû au fait que le roman était initialement paru sous forme de feuilleton dans un magazine chinois, avant de rencontrer le succès et d'être remanié : l'utilisation généreuse des flashbacks, évoqués plus haut, en est une résultante.
Outre les épisodes se déroulant dans les années 60, dont le contexte obscur vaudra sans doute aux curieux quelques recherches complémentaires aux notes fournies par le traducteur, les considérations purement scientifiques risquent de briser quelques élans. Malgré une réelle volonté de vulgarisation, les théories abordées sont souvent absconses (tout le monde ne connaît pas le théorème de Poincaré ou la conjecture de Painlevé). L'interface même de l'ouvrage avec une partie du récit élaborée en une forme de montage parallèle fera irrésistiblement penser à Les Dieux eux-mêmes, ce chef-d'œuvre d'Asimov (duquel Liu Cixin avoue s'inspirer) : roman qui, s'il explorait nombre de thèmes similaires et disposait d'une profondeur scientifique équivalente, s'avérait néanmoins plus didactique et abordable. Il ne faudrait pas que cela constitue un frein aux velléités de lecture cependant : Le Problème à trois corps est beaucoup plus facile à lire que le troublant Vision aveugle. L'ampleur de sa vision et de ses perspectives, le questionnement philosophique permanent sur la pertinence de la science, et un réel souci du suspense vaudront aux lecteurs un excellent moment de fiction intelligente.
Et ce n'est que le premier volet d'une trilogie aux visées vertigineuses...
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