Les Nefs de Pangée
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Les planetary romances constituent un genre à part entière de la science-fiction, permettant à des auteurs impliqués de construire des intrigues plus ou moins complexes au sein d'un monde dont ils vont décrire par le menu l'essentiel des caractéristiques, ces dernières influant plus ou moins directement sur l'évolution des événements. La plupart du temps, ces auteurs ont tellement de choses à dire sur l'univers qu'ils ont créé qu'ils se lancent dans des sagas explorant à la fois l'espace de ces lieux imaginaires, mais surtout leur histoire. Dune de Frank Herbert ou La Romance de Ténébreuse de Marion Zimmer Bradley comptent parmi les exemples les plus remarquables : même lorsque la qualité du récit faiblit, l'intérêt demeure car on continue d'explorer ces mondes imaginaires si pittoresques, tels Pern et ses dragons dans la série d'Ann McCaffrey ou la planète à étages dans la première trilogie de la Saga des hommes-dieux de Philip José Farmer.

Avec les Nefs de Pangée, Christian Chavassieux nous promet déjà cette agréable sensation de plonger dans un environnement autre, baigné par les descriptions minutieusement rédigées qui nous font perdre pied et donnent l'impression de fouler une autre terre, respirer un air différent, fréquenter des indigènes curieux et admirer des paysages stupéfiants. Car juste après un joli passage en exergue, annonciateur de bouleversements majeurs, l'écrivain nous gratifie d'une carte en pleine page. Personnellement, j'ai toujours apprécié ces ajouts à une oeuvre de fiction, et je me rappelle avec délice comment je reportais le cheminement des héros du Seigneur des Anneaux ou de Terremer d'Ursula K. Le Guin sur une copie de la carte présente en début d'ouvrage. 



Ainsi, voici Pangée. Et d'entrée, une question loin d'être futile se posera chez les lecteurs un brin perspicaces : est-ce "notre" Pangée, le continent unique des origines de la Terre ? Dans ce cas, nous aurions entre les mains une histoire fondée sur d'hypothétiques civilisations disparues, en des temps plus lointains que l'Hyperborée d'un Conan le Cimmérien, avec des relents d'Atlantide ou de Mu, le continent perdu... Ou alors le nom donné par des colons aux terres immergées d'une autre planète ? On passerait alors de la fantasy à la SF classique. Sachez que l'auteur prendra un soin malicieux à tergiverser et vous entraîner sur de nombreuses fausses pistes, surtout si vous avez déjà une culture littéraire éprouvée - mais la réponse surviendra avant la fin des 455 pages de ce roman très dense (sans compter une quarantaine de pages d'annexes, essentiellement des glossaires qui pourraient être fort utiles pendant la lecture mais que Chavassieux recommande de ne lire qu'à la fin, afin de ne pas s'auto-spolier certaines révélations capitales). 

Ainsi, savoir si nous nous trouvons sur notre Terre, une Terre alterne ou une autre planète, pour pertinente que soit la réflexion, deviendra très vite un souci rangé dans un petit coin de votre mémoire car l'écrivain parviendra très tôt à vous happer au sein d'une véritable saga riche de personnages hauts en couleur, de destins hors du commun et de bouleversements majeurs dans une société pourtant millénaire : décidément, ces bougres de romanciers adorent détruire ce qu'ils ont patiemment construit (Elric de Michael Moorcock ou Hypérion de Dan Simmons sont bâtis sur ce modèle qui est précisément le point de départ de Fondation d'Asimov). 

Sur Pangée coexistent plus ou moins pacifiquement de nombreuses nations, certaines établies sur les ruines des premières civilisations. Des plaines, des forêts et des plateaux alternent avec des chaînes de montagne dont le plus haut sommet ridiculiserait notre Everest (il culmine à 12000 m), et un fleuve titanesque (18000 km - à côté le Nil fait figure de ruisseau de montagne) sert de principale voie de communication entre les frimas de l'Hystonie nordique et la douceur de l'Ascolide méridionale. Le peuple de Ghiom est pluriel : si certains aspirent au conflit permanent, d'autres se désintéressent ouvertement de toute notion de propriété ou de pouvoir ; certains habitants sont de nature pacifique, paysans placides ou pêcheurs aguerris, d'autres ont des aspirations plus élevées. Les Gheém ont des interdits alimentaires mais pas de véritable religion. Les femmes s'accouplent en fonction de la conformation génétique de leur partenaire, surtout lorsqu'elles décident d'enfanter (car elles ont la capacité de sélectionner naturellement les semences adéquates). Et tous, guerriers de Thâana ou marins de Basal, savent s'unir lors de la Chasse. En effet, à chaque génération, une expédition maritime est lancée avec des bateaux toujours plus grands, toujours mieux armés et protégés, toujours plus nombreux, en vue de chasser l'Odalim, ce monstre marin légendaire aussi grand qu'une montagne, seul danger véritable (en dehors de quelques escarmouches avec les Flottants, étrange peuple vivant sur des îles mobiles) sur l'Unique, l'océan ceignant Pangée de toutes parts. Il s'agit d'un rituel sacré dont chaque moment sera narré par un conteur embarqué, chargé d'enregistrer dans sa mémoire avant de coucher par écrit les moindres détails de l'expédition, avec autant de poésie et de lyrisme que possible.

Ce sont les morts qui enracinent un peuple.

Or donc l'histoire débute avec l'arrivée de la Neuvième Chasse à Basal, la plus grande cité du continent, là où les Généreux bâtissent grâce à un savoir-faire séculaire les vaisseaux les plus remarquables. Et c'est un désastre : le conteur survivant raconte que le commandant en chef a fui et que la plupart des cent nefs ayant appareillé trois mois auparavant ont sombré. Les représentants des grandes familles de Basal frémissent, les ambassadeurs des nations se disputent. Pour éviter le chaos, on convient très tôt de mettre sur pied la plus grande flotte qui ait jamais navigué sur l'Unique. Pour ce faire, chaque nation devra participer à la hauteur de ses possibilités (en envoyant des volontaires ou de la matière première comme les feuilles et la résine de l'arbre-fer - mais pas d'argent car la monnaie n'a pas cours en Pangée). Les oracles sont aussitôt sollicités pour découvrir le futur commandant en chef de cette formidable armada, et le sort désignera un nouveau-né de Memphée, Bhaca, qui sera veillé par une jeune fille de Phraïsie particulièrement précoce qu'on affublera dès lors du titre de conteuse de la Dixième Chasse. Hammassi et Bhaca grandiront ensemble sous la houlette de Logal, rejeton de la puissante famille des Anovia de Basal, lequel leur fera passer tests et épreuves rituelles avant de les préparer physiquement et mentalement à la plus grande expédition de leur époque. Durant toutes ces années de préparation, Plairil, le Préféré de la famille Anovia, sentant tourner le vent du changement, fomentera un complot de grande ampleur qui bouleversera les fondations même de la société des Gheém. Sans savoir que le destin de toute la Pangée repose entre les mains d'adversaires que personne n'attendait...

Ce n'est pas si compliqué d'être devin, n'est-ce pas ? Il suffit de prédire le pire. Il survient tôt ou tard.

Le roman est riche et plutôt agréable à lire. Son écriture fleurie de nombreux termes piochés dans un lexique désuet ou dans un glossaire très complet de termes propres à ce monde s'attache à décrire patiemment la progression de l'intrigue, en délaissant la plupart du temps les dialogues. L'on peut ainsi se retrouver avec des pages monolithiques sans aucun paragraphe, ce qui est susceptible de rebuter au premier abord, d'autant que Chavassieux aime les phrases longues et empesées additionnées de propositions juxtaposées. Heureusement, pour les impatients, le découpage en très petits chapitres (généralement 3 à 4 pages) permet de conférer un rythme soutenu à la lecture. L'ouvrage semble s'articuler sur trois grandes parties non définies : la préparation de la Dixième Chasse (où l'on se concentre sur la formation de Bhaca et Hammassi, les voyages de Logal et l'ambition politique de son frère Plairil) ; la chasse en elle-même, ponctuée de coups du sort (l'océan est déjà piégeux par nature, et les dangers estimés s'avèrent nettement supérieurs à ce qui avait été planifié) ; et une troisième partie toute en accélération dans laquelle tout se précipite en un chaos magnifiquement organisé d'une ampleur et d'une intensité similaires à celles du Retour du Roi

Elle s'accompagne d'un basculement radical de perspective qui va surprendre plus d'un lecteur et instillera bon nombre de nouvelles hypothèses venant enrichir le questionnement du départ. Certaines références me sont immédiatement venues à l'esprit, que je ne peux citer sans ruiner l'effet de surprise manifestement désiré par l'auteur, lequel va s'appliquer avec une incontestable maîtrise à fournir des réponses plus ou moins satisfaisantes à de nombreux mystères émaillant le récit : quelle est l'origine des étranges vestiges de la Forteresse de Mohin, taillés dans un métal inconnu ? Qui est à l'intérieur du mystérieux tombeau faisant la renommée de la cité de Mima ? Que contiennent les palettes écrites consignées dans les maisons de nuit d'Hystonie, dont on dit qu'elles détiennent un savoir millénaire ? Qui sont vraiment les Flottants, et d'où viennent-ils ? Et qu'est-ce au juste que l'Odalim, créature brobdingnagesque dont le mythe sert de point d'ancrage à la civilisation de Pangée ?

Un livre prenant, entre Melville et Tolkien, taillé dans l'écorce des grandes sagas de fantasy mais capable de surprendre le plus capé des amateurs de SF et d'émerveiller les amoureux des belles lettres. Disponible dans la collection Mu des éditions Mnémos (un format un poil trop petit pour bien lire la carte).


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une écriture dense, enrichie élégamment de nombreux termes peu connus, désuets ou inventés et de subtiles références littéraires.
  • Des personnages face à leur destin, parfois écrasés par lui, parfois le façonnant envers et contre tout.
  • Un univers parfaitement maîtrisé dont la culture, la géographie, la faune et la flore sont savamment mis en valeur.
  • Le récit d'un monde au seuil de son basculement au travers des histoires de plusieurs protagonistes-clefs.
  • Tout en tenant en haleine par sa trame principale, le roman parvient à surprendre en modifiant brutalement son point de vue narratif et en dévoilant de fascinants mystères des origines. 


  • Une écriture très littéraire qui peut parfois ennuyer par sa lourdeur (certaines pages n'ont même pas de paragraphes) et le manque de dialogues.
  • Une carte intéressante mais manquant de lisibilité (j'ai préféré la scanner pour pouvoir l'explorer plus aisément).