Lorsque l’équipe créative à la tête du
formidable Supergirl : Woman of tomorrow reprend du service, le lecteur assidu ne peut que mettre la main au portefeuille. S’il est français, il sera d’abord doublement surpris :
Tom King n’adapte pas, cette fois-ci, un personnage issu du panthéon des comics de super-héros ; et l’éditeur hexagonal n'est plus
Urban comics, mais
Glénat. Qu’à cela ne tienne, ce dernier propose des produits d’excellente facture à l’image de la série
The Wicked + The Divine.
Le premier abord ne déçoit pas : un volume épais au format généreux (les mêmes dimensions qu’un Marvel Deluxe) mais à la couverture comportant des surimpressions glacées. Bien entendu, il existe en France dans des éditions plus premium dont une "Prestige" en noir & blanc (sans parler d’une version Deluxe chez l’éditeur américain) mais ce serait éliminer une des composantes majeures du trio artistique, le coloriste Matheus Lopes chargé d’apposer les teintes adéquates aux délires visuels de la dessinatrice Bilquis Evely, récompensée récemment aux Eisner Awards.
L’histoire quant à elle est assez surprenante dans son déroulé, et Tom King se garde bien de dévoiler tous ses atouts dès les premières pages en maintenant le lecteur dans un état de semi-frustration : l’on s’attend à du grandiose, de l’épique et de la magie à la seule vue de la couverture, à une aventure bigger than life si l’on s’en tient aux assertions éditoriales et l’on n’a en premier lieu que deux chroniques sur deux strates temporelles, juxtaposées comme dans une de ces séries policières contemporaines.
Résumé : Après la mort tragique de son père C.K. Cole, romancier de pulps à succès, Helen sombre dans l’alcool et la dépression jusqu’à ce Lilith Appleton, une gouvernante engagée par son grand-père, la sorte de prison et la ramène au manoir de ce dernier. Un manoir qui cache bien des secrets qui sortiront petit à petit Helen de sa léthargie et la plongeront dans un monde fantastique qui lui donnera peut-être les clefs de ses origines…

Cela commence par une image qui pique notre curiosité, et qui s’avère simplement une illustration d’un de ces pulps qui ont fait la notoriété d’un certain C.K. Cole, tandis qu’une interview se déroule : un fan de l’auteur demande à une vieille dame de se rappeler cette période avant la guerre où elle a pris en main l’éducation de cette jeune femme, Helen Cole, chargée par son grand-père de la ramener au domaine familial après le décès de son père. Lilith s’exécute et raconte son histoire alors qu'on découvre la jeune Helen qui passe son temps à boire pour noyer sa détresse et son amertume – et sans doute quelque chose de plus. L’arrivée au manoir de Wyndhorn pourrait lui donner l’occasion de sortir de son marasme, ce que Lilith s’évertue à faire tant bien que mal, mais la jeune fille finit toujours par une beuverie avant de lui raconter ses misères. Pendant ce temps, le fameux grand-père est absent, occupé ailleurs d’après l’étrange et stoïque majordome. Mais il revient à point nommé, un soir, pour trancher la tête d’un démon qui voulait s’en prendre aux deux femmes qui s’étaient aventurées dans les ténèbres du parc environnant. Car voyez-vous, ce fameux grand-père est très occupé dans cet ailleurs peuplé de créatures fabuleuses, de pirates et de déesses…
Autant de calembredaines auxquelles l’intervieweur ne croit pas du tout, et c’est ainsi que le témoignage de Lilith passe de main en main, dans des archives enregistrées qui traversent les décennies au gré des curieux éventuels, nous permettant à nous lecteurs, d’essayer d’en savoir davantage sur ce monde imaginaire (ou non) dont les frontières jouxtent le domaine de Wyndhorn. Est-il réel ? Est-ce là que C.K. a puisé les sources de son travail littéraire ? Mais qu’est-ce qui l’a alors poussé à mener une vie d’errances, telle une bête traquée flanquée de sa fille ? Et qu’est-il advenu de sa mère à elle ?

Chaque chapitre va adroitement donner quelques réponses à nos nombreuses questions, jouant avec nos références culturelles, avec le sentiment de réalité, comme une version adulte de L’Histoire sans fin ou de Princess Bride. D’une part, dans le temps présent, on a ces témoignages oubliés et cet auteur devenu ringard, qui ne survivent que par la grâce de la passion de quelques illuminés. D’autre part, on a Lilith, une femme droite et digne, incroyablement patiente et pleine de bienveillance envers sa pupille, au point d’affronter verbalement son employeur, l’imposant et peu bavard Barnabas Cole. Et enfin Helen. Une fille perdue, désemparée mais pleine d’énergie et de ressources, habituée à une vie de débauches et de fuite en avant. Une fille en perdition, qui souffre sans le dire de la mort de son père et surtout d’un manque de réponses et de soutien.

Au départ, Lilith soutiendra Barnabas lorsqu’il daignera enfin montrer un peu d’intérêt pour Helen avant de l’embarquer dans cet ailleurs fantasmagorique dans lequel elle s’incarnera en une aventurière intrépide doublée d’une bretteuse hors pair. De quoi satisfaire pour un temps nos envies de lecteur avide de fantasy, d’héroïsme et de tragédies. Cependant, le destin d’Helen la fera faire face à son propre passé, à ses propres origines et, surtout, à ses propres angoisses, qui se répercuteront sur son grand-père – et il faudra toute la diplomatie et le sang-froid de Lilith pour leur donner une chance à tous deux de trouver la voie d’une sérénité perdue.

Au final, la lecture de l’album nous fait osciller entre le merveilleux et le drame intimiste revêtant les atours d’une enquête tout en se parant des oripeaux flamboyants d’un conte de fées. En partageant la vie foisonnante de son aïeul, Helen va combattre des monstres, côtoyer des divinités et arpenter des territoires inconnus, mais c’est grâce à sa gouvernante bornée et pragmatique qu’elle pourra mener à bien son plus grand combat : celui d’apprendre à s’aimer elle-même. Car derrière ces moments fantasmagoriques de pure fantasy se glisse, élégamment, la détresse d'une fille en manque de repères et le chagrin scellé d'un parent incapable de l'exprimer.
L’amateur d’aventures exotiques sera sans doute partiellement frustré, celui d’affrontements épiques également : Helen de Wyndhorn est avant tout une quête personnelle. L’art si singulier de Bilquis Evely s’y révèle par petites touches avant d’exploser sur des fresques en pleine page absolument divines.
On la sent moins à son aise sur les séquences plus échevelées même si son trait n’a rien de statique et l’on pourra éventuellement s’agacer de sa manière de représenter les visages, avec des proportions rappelant curieusement le travail d’
Olivier Coipel.
Une œuvre intelligente et douce-amère, pleine de poésie et de fureur, complétée par une petite galerie de très jolies couvertures.
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Les points positifs |
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Les points négatifs |
- Une équipe artistique qui a fait ses preuves.
- Un scénariste qui sait creuser dans la psyché de ses héros tout en délivrant une histoire cohérente et passionnante.
- Une dessinatrice primée qui met son talent foisonnant au service de l'histoire.
- Une œuvre intelligente et sensible.
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- Peut désorienter le lecteur qui s'attend à de la fantasy pure et dure.
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