Reckless #1
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Un autre Brubaker/Phillips, une autre plongée dans le polar... 

Des comics de Brubaker (au scénario) et de Phillips père (au dessin) et fils (à la couleur), j'en ai déjà chroniqué deux depuis mon arrivée en ces pages : Un été cruel était pas mal, Pulp m'avait vraiment convaincu !
Deux en deux ans... les gars sont productifs.
Mieux encore : le trio a décidé cette fois de sortir en un an un triptyque à l'ancienne autour du personnage d'Ethan Reckless.
Chez nous, les trois tomes sortiront chez Delcourt, comme les deux autres albums susmentionnés. 
Soit pas loin de 400 pages... en un an... ouais...
Vous en aurez pour crier au génie, pour s'ébaubir par automatisme devant cette productivité de ceux qu'ils appellent désormais "les maîtres du polar" ; ils tomberont dans le piège des superlatifs usés jusqu'à la corde pour qualifier les trois hommes et en oublieront toute objectivité.
Laissez-moi, pour ma part, répondre à Brubaker et consort dans la plus pure veine des polars qui leur plaisent tant en écrivant cette chronique au lupara, façon "réponse de la mafia à ceux qui trahissent la famille".
Parce que ça commence à se voir, que ça tire sur la ficelle pour profiter de sa réputation d'auteurs de récits noirs, là... et plus c'est bâclé, plus ça se voit, évidemment.
Préparez le détachant professionnel, ça va gicler !

En quelques mots, ça se passe en 1981 et on rencontre ici Ethan Reckless. Ethan est un gros dur qu'un traumatisme a privé de son empathie. Il a beau avoir un sens aigu de la justice, il est du genre à la rendre à coups de machette dans la gueule. Un personnage tout en finesse pour lequel on n'aura pas à se soucier de la crédibilité de sa psychologie puisque son absence d'émotions va tout expliquer... les traumatismes, ça fait le café.
Ethan a un boulot que ne renierait pas Winston Wolfe (le nettoyeur de Pulp fiction) : il a mis en place un numéro de téléphone transmis de bouche à oreille (la crédibilité du procédé est toute relative, mais soit) dans les pires milieux et qui permet de le contacter quand on doit se charger d'une affaire délicate mais pas assez légale pour la police. 
En gros, il corrige des injustices (ou perçues comme telles par le client) en employant des stratégies d'observation et de persuasion comme les détectives et, trop souvent, la manière forte.
Un jour (attention, originalité en approche), une femme va resurgir de son passé (oh, mon dieu, mon pauvre cœur, c'est trop de surprise pour un seul homme !) et remuer la merde qu'Ethan a laissée derrière lui comme un panda diarrhéique défoncé au jus de bambou.
Parce que le Reckless, il n'a pas toujours fait ce job, voyez-vous : il a passé une partie de sa jeunesse dans une frange radicale qui posait même des bombes et tout. "Ah ? C'est un vrai salaud, alors, le héros ? Ça, c'est différent, au moins." Ben non, même pas ! C'était un agent du FBI infiltré chez ces agitateurs de hippies... mais il a été faible et il a cédé : il a pris de la drogue comme ses petits camarades et il est tombé amoureux de l'une d'entre eux : la fille du chef de ce réseau. Bah oui, parce qu'avant son accident, Ethan Reckless avait des émotions et des faiblesses. Maintenant, il ne ressent plus rien, c'est devenu une caricature de hard boiled avec le look d'un Brad Pitt dans Once upon a time in Hollywood. Et ça, vous voyez, c'est cool ; ça, ça fait polar.


Notre pseudo héros va plus ou moins enquêter façon polar là aussi... en gros : provoquer des situations, se faire péter la gueule et suivre ses agresseurs pour remonter vers un plus gros gibier. 
En fin de bouquin, on aura droit à la preuve que c'est un gros loser avec la confirmation qu'il était sur une mauvaise piste, qu'on l'a manipulé durant 130 pages et que vous, vous avez passé votre temps à vous fader son histoire pour pas grand-chose puisque c'est un tiers qui était prétendument décédé des années plus tôt (imagination !) qui va lui expliquer à quel point il est passé à côté de la vérité. Ça fait toujours plaisir, je n'avais rien d'autre à faire !

Ça ne vous semble pas un peu être une resucée de tas d'autres trucs déjà lus ailleurs, ça ?
"Ben ouais, mais c'est un hommage aux vieux pulps, me répondra Jean-Kévin... Brubaker le dit même dans la postface." Ah ouais ? Ben non. Un vrai, un bon hommage aux vieux pulps, Brubaker en a déjà écrit un : ça s'appelle Pulp, précisément. Et c'est autrement plus original et inspiré que ce Reckless qui n'est qu'un condensé de quelques clichés de polar des eighties se voulant cool et sexy, se roulant dans une ambiance faussement sea, sex, drugs and rock'n'roll.
Attends... Ethan a ses bureaux dans un ancien cinéma. Entre deux contrats improbables, il passe sa vie à surfer à Los Angeles. Il a une assistante mi-punk mi-anarchiste qu'il paie au lance-pierre mais qui, plus ou moins sous son charme, accepte la situation... C'est un tel enchaînement de clichés que j'ai l'impression que Brubaker est en mode rafale avec un autofocus prédictif de dernière génération !

Alors oui, il y a quelques moments sympas. Quelques dialogues sont prenants... mais pour une vingtaine de planches sympathiques, on se coltine cent autres de flashbacks peu inspirés (ou bien trop inspirés, tout dépend de l'acception que vous donnez à ce mot), de monologues internes chiants comme une partition pour triangle, de poncifs éculés ressuscités une fois de trop et exposés dans la vitrine d'une narration poussive pour une ultime humiliation...
Je suis sévère ? 
Bien entendu ! Parce que le polar n'est pas un genre anodin dont on devient soi-disant un maître en alignant quelques ingrédients connus de tous ! La paralittérature est aussi de la littérature, ça se respecte !
N'est pas Raymond Chandler qui veut... et si, dans ses bons jours, Brubaker fait la blague et est un ersatz tout à fait présentable des maîtres de ce genre, il livre ici un récit qui enfile les banalités comme autant de perles sur un collier (oui, aussi banales que cette expression, vous avez compris le principe !).


Venons-en maintenant aux illustrations des Phillips father & son.
La mise en couleur du fils (Jacob) n'a pas toujours mon soutien mais il faut admettre qu'elle colle à la thématique avec sa désaturation et ses teintes au nombre limité. Je préfèrerais mille fois que tout l'album ressemble à sa couverture mais le père Phillips est loin de laisser cette possibilité au fiston.
Parce que, cessons de refuser de le voir (n'est-ce pas, chers collègues d'autres pages ?) : Papa Sean a peut-être eu du courage d'accepter le défi de fournir 400 pages en un an... mais j'y vois plus de l'audace que du courage, pour ma part, voire de la prétention.
Sans déconner, vous pensez vraiment qu'une telle contrainte puisse se faire sans casse, au niveau graphique ? Déjà que Phillips n'est pas irréprochable dans la restitution des traits et des anatomies de ses personnages (oui, on a déjà abordé ce tabou ensemble), déjà qu'il use volontiers de raccourcis en simplifiant au maximum, en gommant des détails dès qu'on est selon lui assez loin du sujet... Là, en disposant de si peu de temps, je m'attendais à ce qu'il nous sorte plus encore de ses "Phillipseries"? Et ça n'a pas manqué ! Certaines cases sont juste drôles tant les personnages semblent être issus de memes d'internet où ils seraient surmontés d'un "Gnééé?" bien débile. Regardez-moi la face des deux hommes de main ci-contre à gauche, et osez me dire que c'est bien dessiné ! Regardez le bras droit du type aux cheveux longs et expliquez-moi de quel genre de problème morphologique il faut souffrir pour tenir un sac comme ça sur son épaule... C'est dégueulasse et ça se sent que c'est précipité ; ça sent le "Oh, et puis merde, pas le temps !". Et c'est vraiment triste dans un album qui va avoir une publicité conséquente et une armada de critiques prêts à le défendre sans véritablement se pencher dessus !

Mais bon, allez, admettons : une contrainte, ça éreinte. Je veux bien.
Mais si on n'avait que des dessins un peu moches, je ne dirais rien. Mais on a aussi un problème de logique nuisant à la lisibilité, par moments : regardez-moi ça l'enchaînement des cases ci-contre à droite... Je ne sais pas si vous vous êtes déjà bastonné avec quelqu'un au point de lui ruiner le nez façon tomate éclatée (et j'espère que non pour vous comme pour le gars d'en face) mais, dans ma mémoire, l'impact a lieu avant le recul... Du coup, ici, c'est moi ou on a bien un illogisme dans l'ordre des cases ? En lisant de gauche à droite puis de haut en bas (ce qui serait logique), on a en somme : "Aïe !", "Paf !". Mais euh... ce devrait être "Paf !", "Aïe!", non ? 
Ça vous semblera peut-être anecdotique mais, pour moi, ce genre d'idiotie est aussi visible dans un comic promis à une telle exposition que les tonnes de faux raccords dans Le Seigneur des Anneaux... Sauf que Le Seigneur des Anneaux souffre de cela en raison de la multitude de détails à l'écran et malgré une évidente envie de bien faire.
Reckless, par contre, souffre de cela en raison... soit d'une précipitation coupable, soit d'une incompétence crasse. Et c'est triste !

Je trouve cette fois le dessin aussi paresseux que le scénario. Cet instant classic qu'y voient d'autres critiques est au contraire, pour moi, pas loin de passer pour une œuvre alimentaire et, après avoir lu d'autres créations de ces deux hommes, c'est vraiment douloureux pour moi d'avoir à écrire ça.
Voilà. Faut-il s'offrir Reckless ? Non. Je ne pense pas. Nous verrons bien si les tomes 2 et 3 relèvent la barre, auquel cas ce tome 1 fera office de pâle introduction. Si la trilogie a ce niveau, par contre, permettez que je vous conseille de vous tourner vers d'autres ouvrages (Le fameux Pulp, si vous ne l'avez pas, par exemple !).



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le culot de tenter la trilogie en une seule année.
  • Certaines pages plus efficaces que d'autres, plus soignées que d'autres...
  • Ça me permet d'utiliser un Virgul que je n'avais jamais employé. Oui, c'est excessif... et alors ?
    Je n'aime pas qu'on se foute des lecteurs, voilà tout !

  • Scénario fadasse et pompé sur tous les clichés et les stéréotypes les plus sclérosés du genre.
  • Dessin très inconstant oscillant entre le semi-réalisme convaincant et la tentative de dessin par un élève en arts graphiques peu doué.