Criminal HS - Un été cruel
Par

1988. La pègre. Une famille de criminels. Le vice en héritage...


" Pourquoi est-ce que tu parles du tome 8 d'une série, Grizzly ? Tu n'as même pas présenté les autres, les gens vont être perdus.
- Ecoute, Jean-Kévin, les seuls paumés ici, c'est les personnages de ce comic. Les lecteurs de UMAC, ils vont piger ce que je leur raconterai sur ces vies de gangsters américains et ils pigeront que ce huitième tome est une sorte de hors-série... parce c'est pas des bourrins comme toi, espèce de débile mononeuroné.
- Hey, c'est pas cool !
- Tu l'as dit, le débile : c'est pas cool. La vie de gangster, c'est loin d'être cool... mais un des jobs du polar, c'est de nous en présenter quand même une vision romancée assez sexy. Et la série Criminal de Ed Brubaker et Sean Phillips s'efforce à faire ça tout au long de ses tomes. Sauf que pour le huitième, Un été cruel, elle revient sur la jeunesse de Leo, Ricky et Tracy, trois personnages récurrents de la saga. Du coup, ce tome 8, Jean-Kévin, c'est un peu comme un tome 0, tu vois ? C'est une préquelle, quoi, comme qu'ils disent, les amerloques.
- Oui, c'est un antépisode, quoi !
- T'as été élevé par des caribous ? Ça expliquerait pas mal de trucs... Mais ouais, t'as raison, les Québécois appellent aussi ça comme ça. Du coup, tu vois un peu en quoi c'est logique de le présenter à part, même si on n'a pas encore causé des autres albums ?
- Ben, vu que c'est le début chronologique, on peut commencer par lui, oui.
- La vache ! Tu m'impressionnes, gamin ! Ça remet en question toutes mes idées préconçues sur la transmission des tares ataviques de ta famille, si tu arrives de temps à autre à sortir un truc un peu malin du claque-merde que tes parents t'ont filé en guise de gueule.
- Je suppose que je dois te remercier pour l'espèce de compliment...
- Épargne-toi cette peine, j'ai juste dit ça pour faire une transition vers le sujet du bouquin : les transmissions au sein d'une famille de tous nos pires traits de caractère !
- Je me disais, aussi...
- Parce que, tu vois, s'il y a bien un truc qui le chipote, le Ed Brubaker, dans sa cafetière de scénariste, c'est à quel point les gosses, en répétant les erreurs de leurs vieux, peuvent impacter à leur tour la vie de leurs darons... Il décrit ça comme "des ondes entrant en collision" et putain, l'image est carrément bonne. Imagine que t'as deux cailloux dans ta main et que tu les jettes dans la flotte d'un lac à une seconde d'écart... ben les ondes du premier vont arriver là où tombera le deuxième et seront toutes troublées par les ondes du deuxième. C'est ça, une famille : en bien comme en mal, on s'influence tous, on interagit, on se court-circuite. Et quand tu causes de familles criminelles plus dysfonctionnelles que le cerveau de tes parents quand ils ont choisi ton blaze, ces interactions foutent évidemment un merdier pas possible parce que pour te faire respecter de ton daron, tu vas faire ce qu'il respecte le plus et porter tes couilles en allant, par exemple, faire un casse... sauf que, vu que c'est loin d'être légal, ça risque aussi de lui amener pas mal d'emmerdes, tu vois ?
- Ouais, c'est un peu comme une malédiction familiale, quoi : comme ce qui est bien vu dans la famille, c'est faire le mal, tu fais du mal pour bien faire mais... ben, ça reste du mal, quoi. Alors ça a des conséquences négatives...
- T'es sûr qu'on t'a pas remplacé par un modèle plus performant ? Parce que ouais, en effet, c'est pile poil ça. Eh ben ici, le gosse qui veut tout faire pour que papa le respecte, c'est le petit Rick Lawless. Il a eu l'idée de génie...
- C'est ironique ?
- Carrément, ouais ! Il a l'idée de génie, donc, de vouloir barboter un collier de diamant à un caïd que les gars du coin surnomment Mack Le Monstre. Il est gâteux et pédale dans la semoule comme un Tadej Pogacar sponsorisé par le couscous Dari, mais avant c'était un catcheur de renom qui a fait sa carrière en jouant le rôle du sale Amerloque sur les rings nippons. Il se fait qu'avant de revenir aux States, le mec a bien arnaqué un bijoutier local et est revenu au pays avec tellement de diams (non, pas la rappeuse, les trucs qui brillent vraiment) que tout ce que les environs comptent comme pègre locale lui a immédiatement voué un grand respect. Et Rick, lui, il n'a rien trouvé de mieux que voler un truc à cette légende. Au début, complétement à l'ouest, le vieux a cru que c'était son petit-fils qui venait lui dire coucou au beau milieu de la nuit entrant par la fenêtre... ben ouais, quoi de plus normal ? Puis ça a vite dégénéré et Rick a dû démolir le vieux avant d'empocher la caillasse.
- Ah merde !
- Ouais, il était en plein dedans.
- Il avait impressionné son père, au moins ?
- Bah, il a utilisé le fric de la revente des cailloux pour le faire libérer... c'était plutôt un bon point. Par contre, quand Teeg Lawless entrave ce que son fils a fait pour le faire sortir, il pige bien vite que ça annonce pour lui le début de la chienlit. Du coup, après avoir corrigé le gosse pour sa connerie, il a dû dealer avec les mauvais garçons du coin un moyen qu'on foute la paix au gamin. Et le moyen, c'était un remboursement ! Ils n'ont rien voulu entendre : Teeg devait forcer son fils à restituer les bijoux et à faire des excuses sincères à Mack (bon, logique !) mais devait aussi rembourser au fourgue ses cinq mille dollars et fournir vingt mille dollars de compensation en guise de dédommagement... Et ça, même si Teeg sait que c'est normal, que c'est la loi du milieu, qu'il doit assurer pour son chiard qui a merdé comme pas possible... ben, il sait aussi très bien que ça va le pousser à faire dans l'urgence un contrat ou l'autre vraiment risqué.
Comme je t'ai dit : le vieux était en taule, ça a impacté le gamin qui a fait une saloperie pour l'en sortir ; et du coup, une fois dehors, impacté par la saloperie en question, c'est au père de se replonger dans les plans tordus pour rattraper le coup. Sauf que, devine quoi...
- Ça ne fait qu'empirer ?
- Tout juste, Auguste ! Et donc ?
- Ben, ça va impacter le gamin ?
- Ouais, et ? 
- Ce qui finira ensuite par impacter encore Teeg.
- Eh voilà ! Pile poil ! T'as pigé. C'est la grande roue des emmerdes, le seul vrai mouvement perpétuel que je connaisse, mon gars !
- Et du coup, ça cause juste de ça ?
- Ouais. Et de tout ceux qui vont tourner autour : les potes du père et du fils, un ancien flic pas doué devenu enquêteur privé obsédé par la traque et forcément un peu minable, une bombe blonde sulfureuse croqueuse de diamants et forcément létale... tu vois le genre !
- Ben... le polar.
- Ouais, c'est ça : le genre polar, c'est carrément ça."


Ce n'est pas la première fois que je suis amené à parler du travail d'Ed Brubaker et des Phillips père et fils (le fiston s'occupe de la mise en couleurs des planches). J'avais carrément aimé Pulp pour son originalité évidente avec l'histoire de la fin de vie de ce cowboy dans une ville moderne qui ne ressemble plus aux plaines désertes de son jeune âge...
"C'était épuisait" ? Tu es sûr de ça, vieux ?
Mais ici, je cherche en vain cette fameuse originalité scénaristique. Attention, c'est bien narré, c'est efficace, Un été cruel mérite une bonne part de tout l'amour que l'écrasante majorité des critiques lui déversent par tonneaux entiers. Mais comme la liberté de ton est une des caractéristiques essentielles de UMAC, qu'il me soit permis de ne pas me joindre à la golden shower collective en émettant quelques réserves.
Si vous voulez un polar, foncez : vous l'avez. Et c'en est un plutôt bon. Narrée depuis le point de vue des criminels, l'histoire va jouer sur tous les ressorts habituels du genre : vous aurez droit à la défonce alcoolisée, à la violence, aux exécutions sommaires, à l'enquêteur loser, à la femme fatale, aux dialogues intérieurs en voix off, aux provocations, aux transgressions... mais paradoxalement, tout cela sera d'une grande gentillesse. Pourquoi ? Parce que ça ne bousculera jamais ni le genre ni ses habitués. Tous les ingrédients y sont, on secoue le shaker, on sert et bim : on a le cocktail ! C'est trop sage, trop attendu, trop convenu. Certains voient dans cette narration une preuve du génie de Brubaker ; je leur conseillerais de revenir à Pulp qui, en trois fois moins de pages, parvient à être trois fois plus novateur et surprenant.

Il faut ajouter à ça les fameuses éloges sur le dessin de Phillips. Et oui, c'est indéniable : dans son style, il maîtrise ces gueules de criminels et leur apathie de façade. Il parvient à restituer leurs émotions sans les faire grimacer, parfois de façon quasi imperceptible mais, du coup, parfaitement crédible... Oui, mais le gars arrive aussi à nous pondre des visages un peu trahis dans certaines cases, ressemblant moins à leur personnage que les autres. Certaines cases semblent parfois avoir été dessinées dans l'urgence, certaines proportions sont parfois un peu limite... Tout n'est pas parfait. On sent l'application dans certaines pleines pages, souvent consacrées à des portraits accompagnés de soliloques ; mais on sent aussi le relâchement et la perte drastique de détails dès que les cases deviennent plus petites.

Reste la mise en couleurs... Elle n'est pas figurative mais essentiellement expressive. C'est un langage à elle seule. L'exercice me plaît et est lui aussi encensé par la plupart des chroniqueurs de BD. Mais force est de constater que lorsque je montre le comic à mon entourage, c'est la colorisation qui décourage la majorité de mes proches à lire Un été cruel. Un comble pour une BD de 300 pages en cette époque où si peu de gens lisent qu'on serait en droit de supposer que le seul nombre de pages pourraient être top 1 des raisons pour ne pas dévorer une œuvre ! Mais non : j'ai entendu des tas d'arguments liés à sa colorisation pour rejeter ce gros album, comme "c'est ringard, ces couleurs, on croirait voir un vieux comic des années 80" et même "ça me rappelle les cases de vieux Lucky Luke avec leurs personnages en une seule couleur"...

Pour ma part, au-delà du travail initial des auteurs, je m'interroge sur le soin apporté à son adaptation pour les francophones. Sans être très concentré sur le sujet, j'ai repéré une erreur orthographique très pardonnable mais présente, une erreur de distraction (voir image plus haut) et... la plus bête erreur de mise en texte que l'on puisse imaginer : un texte qui sort de son bandeau, rien que ça (voir image ci-contre) ! C'est d'autant plus étonnant que le travail de Delcourt m'avait jusque là toujours semblé impeccable.

En conclusion, nous avons là un album de 300 pages tout à fait honnête et plaisant à lire mais qui, malgré sa réputation de "comic incontournable", ne sera pas celui que je recommanderai avec le plus de force à qui voudrait faire connaissance avec ce trio d'auteurs. Une fois de plus, si vous êtes novices, préférez-lui Pulp. 
Mais si vous êtes un habitué de Criminal, ne boudez pas votre plaisir et venez voir un Teeg amoureux et heureux (ça ne dure que quelques pages mais c'est assez rare pour être intrigant), venez aussi voir comment il est mort ; venez voir ce qui a construit ces rapports complexes entre ces personnages que vous aimez détester autant que vous détestez les aimer (de réactions impulsives en décisions incohérentes, de mauvais choix en mauvais coups, il forgent leur avenir dans cet album).


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un polar conventionnel qui coche toutes les cases.
  • Des personnages avec leurs hésitations, leurs incohérences, leurs errances...
  • Un dessin efficace.
  • Une mise en couleurs expressive.
  • Un comic déjà quasiment culte.
  • Un polar un peu trop prévisible, à vouloir cocher toutes les cases.
  • Des personnages tellement habitués à faire n'importe quoi que l'on peut avoir du mal à s'y attacher.
  • Un dessin à la qualité irrégulière.
  • Une mise en couleurs qui peut rebuter ceux qui trouveraient ça vieillot...
  • Un comic qui souffre peut-être de la trop grande attente suscitée par son statut de "chef-d'œuvre incontournable" survendu un peu partout...