Légende
Publié le
24.3.25
Par
Vance
Légende de David Gemmell est un roman plein de paradoxes qui a séduit des milliers de lecteurs (il fut un incontestable best-seller et lança la carrière naissante de l'auteur) et a permis à un éditeur français de s'extirper du tout-venant de la littérature de l'imaginaire hexagonale (ainsi que le rappelle la seconde postface de l'édition qui nous intéresse, celle du quarantième anniversaire). C'est un peu comme pour Harry Potter : les livres sont critiquables, ni originaux ni bien écrits, mais leur succès n'est pas discutable et ils ont surtout séduit ou convaincu de nombreux réfractaires à la lecture - voire à la fantasy.
Pour les quarante ans de l'édition, Bragelonne a vu grand et propose aux lecteurs qui apprécient l'objet livre (et qui en ont les moyens) un ouvrage doté de ce qui se fait de mieux : un grand format, une couverture cartonnée et en relief rehaussée d'un bandeau et de dorures, un dos toilé, des pages dans un papier de qualité découpé au laser afin que les tranches dessinent un motif (c'est vraiment superbe), une police d'écriture spécifique qui s'avère particulièrement aisée à lire, une mise en page aérée avec des têtes de chapitres illustrées et de nombreux suppléments. Ces derniers vont du passable (la carte du monde est assez peu lisible et aurait gagné à présenter une sorte de zoom sur la portion géographique qui occupe l'essentiel du livre) à l'excellent (des doubles pages de croquis représentant les armes ou les personnages caractéristiques, un arbre généalogique qui en dit long et poussera sans doute les complétistes à rechercher les ouvrages racontant le passé ou le futur des héros de l'histoire et les postfaces pleines de détails croustillants). On en apprendra ainsi davantage sur le lien très fort entre les éditions Bragelonne et ce titre : les deux sont, à jamais, intimement liés au point que c'est un des responsables éditoriaux qui s'était chargé de la traduction (à une époque où la maison d'édition ne disposait pas des fonds nécessaires pour engager quelqu'un d'autre), traduction saluée par l'auteur lui-même qui l'a trouvée meilleure que la version originale !
D'ailleurs, Gemmell n'en est absolument pas dupe : sa postface à lui montre fidèlement le regard à la fois sévère et attendri sur ce texte (dans des termes qui rappellent ceux que Stephen King écrivait lorsqu'il évoquait le premier récit de son Cycle de la Tour sombre) rédigé à une époque où il ne savait pas encore si le cancer dont il souffrait finirait par l'emporter. Il n'était pas encore écrivain et c'est sur les conseils de sa femme qu'il accepta de tromper son ennui, sa longue attente des résultats d'analyse et sa frustration en se mettant à la rédaction de cette épopée. Le succès suivit, une longue carrière débuta, emplie de sagas toutes plus vrombissantes et énergiques les unes que les autres, mais il lui était impossible d'oublier le manuscrit qui fut à son origine. Peu de temps avant sa mort (en 2006, des suites de complications post-opératoires), il disait encore combien il aimait ce roman imparfait et surtout combien il avait aimé l'écrire.
Le synopsis du premier jet (qui fut ensuite mis de côté pendant de longues années jusqu'à ce qu'il soit ressorti des tiroirs, remanié et doté d'une fin satisfaisante) était transparent : Dros Delnoch est une forteresse, le dernier bastion d'un royaume envahi par des hordes barbares, point nodal du basculement d'une ère, point focal des attentions de tous les êtres vivants dans ces contrées. Les myriades qui s'approchent implacablement du fort feront face à une poignée de volontaires, preux chevaliers ou paysans désabusés, légionnaires aguerris ou officiers idéalistes, dont la charge est de tenir coûte que coûte, alors même que leur sort est scellé : la question n'est pas de savoir si Dros Delnoch tombera, mais quand. L'inéluctabilité de la chute hante tous les esprits.
C'est donc un combat perdu d'avance, totalement déséquilibré, qui ne peut donner lieu qu'à des actes de bravoure aussi insensés qu'inutiles, en dehors d'inscrire pour l'éternité dans la légende le nom des vaillants défenseurs qui doivent périr en ce lieu. Une légende qui s'écrira chaque heure que tiendront les murs sous les coups de boutoir d'une armée à laquelle personne n'a résisté. Ce n'est pas pour rien que les principes qui régissent cette histoire sont les mêmes que ceux de l'Alamo ou de l'Iliade : ces deux récits, l'un historique, l'autre mythique, ont fortement inspiré l'auteur (au point qu'il consacra un cycle de romans - malheureusement inachevé - au siège de Troie).
Pour les jeunes garçons en quête de frissons épiques et de figures héroïques, il y avait de quoi alimenter leurs fantasmes de lecteurs avides. Tant l'Histoire que les contes regorgent de ces défenseurs de l'impensable, souvent anonymes, dont le courage et la foi inébranlables ont tenu bon face à la puissance brute et aveugle des armées d'oppresseurs. Ces exploits - parfois fabriqués - ont, de tous temps, nourri les mythes et engendré des vocations.
Cependant, la foi comme le courage ne suffisent généralement jamais : les probabilités étant ce qu'elles sont, la force du plus grand nombre finit par l'emporter. À moins que le temps soit l'allié des défenseurs, qui doivent s'arc-bouter dans l'attente de renforts providentiels : la somptueuse bataille du Gouffre de Helm dans Les Deux Tours ne raconte pas autre chose. Et quand l'espoir s'amenuise, qu'est-ce qui peut bien pousser ces hommes à continuer la lutte, dont ils savent qu'elle est vaine ? Peut-être alors un symbole, l'exemple vivant de la victoire d'une poignée contre la multitude.
C'est ce que raconte précisément Légende dans sa version définitive : oui, Dros Delnoch, dernier bastion de l'empire Drenaï, est la cible désignée d'Ulrik, seigneur de guerre des Nadirs dont il a unifié les tribus et qui dispose à présent d'une force d'un demi-million de soldats. Les derniers espoirs de paix se sont envolés mais le comte de Dros Delnoch décide alors de tenter un ultime pari, un gambit improbable : non seulement il envoie des messagers contacter les Trente, des prêtres-guerriers dont la magie pourrait être un atout non négligeable, mais également implorer l'aide de Druss. Car Druss, surnommé Marche-Mort par les Nadirs, est une légende vivante : ses innombrables exploits militaires, sa férocité, sa pugnacité et une inégalable expérience lui ont permis de survivre aux conditions les plus précaires. Il est d'ailleurs devenu un mythe grâce à un siège précédent, tout aussi disproportionné. Sa seule présence ferait frémir les ennemis et redonnerait l'espoir qui manque cruellement à la garnison qui sait qu'elle ne tiendra jamais les trois mois nécessaires aux généraux drenaïs pour rassembler et entraîner une armée capable de faire face aux envahisseurs des steppes.
Oui, si Druss accepte, le vent pourrait tourner. Pourquoi pas, après tout ? N'a-t-il pas déjà survécu à pareille folie ? Druss est un monument, un guerrier invincible : sa hache Snaga a tranché la vie de centaines d'adversaires malchanceux ou présomptueux et ses connaissances tactiques pourraient changer la donne.
Sauf que... Druss a 60 ans. Certes, il en impose encore, et les escarmouches qui égayent son périple jusqu'à la forteresse qu'il connaît bien démontrent combien il est encore vif, puissant et impitoyable. Néanmoins, l'âge ne l'a pas aidé et sa formidable résistance risque fort de céder face aux ravages du temps. C'est essentiellement son pouvoir de récupération qui lui fait défaut : comme disait Indy dans Les Aventuriers de l'Arche perdue : "Ce n'est pas l'âge, c'est le kilométrage !" Son corps couturé de cicatrices arrive en bout de course, et ses articulations lui rappellent constamment qu'il n'a plus vingt ans. N'empêche : sa seule présence revigore les esprits des soldats en garnison et illumine ceux des fiers légionnaires, cavaliers expérimentés qui avaient besoin d'un vrai leader. Druss va reprendre en main l'organisation militaire de la forteresse et faire en sorte que ces paysans, artisans, forgerons ou soldats plus ou moins valeureux soient prêts pour le jour J : la Légende se mue en adjudant, féroce et intransigeant, et chaque homme de le maudire lorsque survient le crépuscule et les quelques maigres heures de repos qu'il leur accorde. Druss a décidé de son sort et fera en sorte que ceux qui l'accompagneront soient les meilleurs parmi les meilleurs. L'entraînement s'avère d'une exigence inouïe, au point que même les officiers n'en peuvent plus.
Mais Druss n'a que faire des plaintes qui remontent : il a sur les bras la gestion des hommes de cette forteresse et de ses murs, stratégiquement indéfendables avec le maigre contingent dont il dispose. Outre ce fait, le comte se meurt, un traître rôde dans Dros Delnoch et les notables de la ville exigent que des pourparlers soient entrepris avec l'ennemi. Sur ces néfastes entrefaites, arrive Rek aux portes de la ville.
Ce fougueux jeune homme est un solitaire vivotant de petites rapines, qui s'est acoquiné avec des bandits locaux. Au départ, les rumeurs de la guerre ne le dérangeaient pas. Comme beaucoup, il s'apprêtait juste à partir vers le Sud rechercher une tranquillité éphémère - mais le destin l'a rattrapé, sous les traits de Virae, fille du comte, à laquelle il va (malgré lui) sauver la vie. Rek (ou Regnak, de son vrai nom) n'est pas à proprement parler un héros : sans être un pleutre, il préfère éviter les confrontations et choisir la voie la plus sûre. Il n'a foi en rien et n'a confiance qu'en de très rares personnes, lesquelles ont veillé à ce qu'il s'en sorte sans trop de mal car il est indiscipliné, étourdi et manque de maturité. La prudence et une certaine malice lui ont permis jusque-là de s'en sortir, mais se retrouver avec la fille du comte c'est aller au devant de gros ennuis. Normalement, il aurait fui à la première occasion. Sauf que... il tombe amoureux. Et sa guerre à elle, farouche guerrière, indépendante et autoritaire, devient sa guerre à lui. Bien qu'il lui en coûte, il accepte de l'accompagner au siège de Dros Delnoch et de faire sienne la funeste destinée de sa compagne. Entre-temps, nous apprendrons qu'il dissimule des secrets qui seront bien utiles à leur improbable survie...
Si Druss propage une aura de fascination propre aux héros de jadis, solides, implacables et fidèles à leurs principes, sorte de Conan le Barbare mêlé de William Wallace (deux influences avouées pour le camper, bien qu'il ait également adopté les caractéristiques du beau-père de Gemmell), Rek est davantage calqué sur l'auteur, prototype des personnages qu'il dépeindra de plus en plus, dotés de nombreux défauts mais capables d'actes de bravoure d'autant plus admirables qu'ils ne disposent pas des facultés d'un surhomme. La relation de confiance qui s'installera entre Rek et Druss semble traduire le passage générationnel dans la littérature de genre : les héros ne sont plus depuis les années 70 ces brutes inamovibles que décrivait Robert Howard, mais des êtres sensibles, parfois fragiles, qui s'interrogent sur le sens de leurs actions et sont parfois dotés de défauts voire de handicaps. Prenez Serbitar, le mystérieux commandant et Voix des Trente (ces espèces de Templiers surpuissants) : un albinos souffreteux qui a dû avoir recours à des potions pour survivre, tout à fait l'image d'un Elric de Melnibonè ! On pourrait en dire autant du Gan (commandant) Orrin, chef de la garnison nommé par son oncle (qui est le chef élu de l'empire) mais détesté par tout le monde : on le dit planqué, les légionnaires le prennent pour un incapable et il se montre bien trop cauteleux dans ses choix stratégiques. Il s'avèrera pourtant un atout de poids dans le conflit qui s'annonce.
Le charme du roman est aussi patent que multiple. Une fois qu'on est passé outre les facilités d'écriture, les redondances ou les lourdeurs du style, l'on s'aperçoit qu'on se prend au jeu, à cette lente montée en tension, à cette galerie de personnages disparates pour lesquels l'auteur a les yeux de Chimène (il prend le temps de détailler des petits moments entre eux, des dialogues qui enrichissent ces personnages de papier bien davantage que les actions d'éclat dont ils feront preuve sur le champ de bataille) et, une fois que le premier assaut est donné, on ne lâche plus l'ouvrage. Les chapitres sont suffisamment courts et intenses pour procurer chaque fois un crescendo dans l'excitation, avec force mystères et découvertes qui feront pencher la balance : comme les défenseurs, il est des moments où l'on se prend à rêver. Et s'ils résistaient ? Et si les Nadirs finissaient par abandonner ? Et puis non, tout retombe car Ulrik se trouve à la tête d'une horde innombrable qui peut se permettre de perdre plusieurs centaines de milliers d'hommes : le dernier fort de l'empire tombera, c'est une certitude. À moins d'un miracle... Et les chapitres s'enchaînent, les cadavres s'empilent, les assaillants créent des brèches et les défenseurs, de moins en moins nombreux, reculent, reculent, repoussant autant que possible l'inexorable fin qui les attend.
Pour les quarante ans de l'édition, Bragelonne a vu grand et propose aux lecteurs qui apprécient l'objet livre (et qui en ont les moyens) un ouvrage doté de ce qui se fait de mieux : un grand format, une couverture cartonnée et en relief rehaussée d'un bandeau et de dorures, un dos toilé, des pages dans un papier de qualité découpé au laser afin que les tranches dessinent un motif (c'est vraiment superbe), une police d'écriture spécifique qui s'avère particulièrement aisée à lire, une mise en page aérée avec des têtes de chapitres illustrées et de nombreux suppléments. Ces derniers vont du passable (la carte du monde est assez peu lisible et aurait gagné à présenter une sorte de zoom sur la portion géographique qui occupe l'essentiel du livre) à l'excellent (des doubles pages de croquis représentant les armes ou les personnages caractéristiques, un arbre généalogique qui en dit long et poussera sans doute les complétistes à rechercher les ouvrages racontant le passé ou le futur des héros de l'histoire et les postfaces pleines de détails croustillants). On en apprendra ainsi davantage sur le lien très fort entre les éditions Bragelonne et ce titre : les deux sont, à jamais, intimement liés au point que c'est un des responsables éditoriaux qui s'était chargé de la traduction (à une époque où la maison d'édition ne disposait pas des fonds nécessaires pour engager quelqu'un d'autre), traduction saluée par l'auteur lui-même qui l'a trouvée meilleure que la version originale !
Avoir en mains un objet aussi amoureusement conçu (quasiment aucune coquille relevée, c'est assez remarquable) est la garantie d'une expérience de lecture de haut niveau. Une fois achevé, l'ouvrage ornera n'importe quelle étagère de bibliothèque avec une rare élégance et l'on n'oubliera pas de sitôt la vaillance de ceux qui ont participé au siège de Dros Delnoch.
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