La Boucle Temporelle Ultime ?
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Un excellent film nous donne l'occasion d'aborder le passionnant sujet du paradoxe temporel, ici poussé dans ses dernières limites.

C'est une nouvelle, parue en 1959, qui est à la base du récit qui nous intéresse aujourd'hui. All you zombies, écrit pas Robert Heinlein, s'intéresse en effet au voyage dans le temps et aux possibles paradoxes qu'il peut engendrer. En 2014, les frères Spierig donnent leur interprétation de cette histoire avec Predestination, un film qui va sortir... directement en DVD. Piètre destin pour un long-métrage qui n'est pas sans défauts mais s'avère tout de même touchant et très agréable à suivre.

Étrange tout de même que certaines pépites ne passent pas du tout par la case cinéma. L'on avait déjà pu le constater avec Defendor, l'on peut dénicher de pures merveilles dans les "direct-to-DVD". Non seulement Predestination en fait partie, mais ce film nous permet de corriger certaines idées reçues sur ce qui peut nous sembler "logique" ou pas.

Voyons le début de l'histoire, sans spoilers.
Jane est un bébé abandonné près d'un orphelinat. En grandissant, la jeune fille, gauche et dotée d'un visage ingrat, fait l'objet de railleries et se retrouve isolée. Néanmoins, sa force physique, son intelligence au-dessus de la moyenne et son caractère bien trempé lui permettent de surmonter les épreuves de ses jeunes années. Un beau jour, remarquée grâce à ses capacités exceptionnelles, elle passe des tests dans une agence spatiale. Cette dernière recrute en effet des jeunes femmes pour satisfaire certains "besoins" des astronautes restant longtemps en mission. Malheureusement, après une bagarre, Jane, pourtant bien partie pour réaliser son rêve de s'envoler pour l'espace, est disqualifiée.
Contrainte de prendre un emploi peu satisfaisant, elle semble se résigner à sa solitude lorsqu'elle fait la rencontre d'un beau jeune homme qui, enfin, s'intéresse à elle. En la mettant enceinte puis en disparaissant sans laisser de traces, le bel inconnu va briser le cœur de Jane...


Attention, si vous n'avez ni lu la nouvelle ni vu le film, à partir de maintenant, ce qui suit dévoilera l'intrigue dans son intégralité. Si le pitch vous donne envie d'aller plus loin, je vous conseille de voir plutôt le film, bien plus abouti.

Passons maintenant aux choses sérieuses !
Alors, il est rare que j'en vienne à conseiller un film plutôt que le roman ou la nouvelle dont il est tiré, en général parce que la version filmé d'un récit est souvent moins riche ou passe sous silence certains pans importants du récit. Ici, c'est très différent, la nouvelle d'Heinlein étant totalement dénuée d'émotion (et bien trop courte pour une telle histoire), Predestination est le meilleur choix possible.
Par contre, l'un des défauts du film concerne son côté prévisible.

En fait, All you zombies aurait pu, aurait dû, devenir un roman, seul moyen de masquer certains éléments importants qui sont trop téléphonés sur écran. Car le sujet est bouleversant et contient un paradoxe fascinant et un drame humain absolument terrifiant.
Vous connaissez certainement le fameux paradoxe du grand-père ? Si je remonte le temps et que je bute mon papy, comment suis-je né pour pouvoir le buter ? Eh bien ce n'est vraiment rien à côté de l'idée d'Heinlein, magnifiée par les Spierig.


Penchons-nous tout d'abord sur les manières de régler ces fameux paradoxes en apparence insolubles. Il existe deux grandes "écoles", celle des lignes temporelles et celle des boucles acausales. Le système de lignes est relativement simple à comprendre. Si je remonte le temps et que je tue Staline bébé (ou Calogero, j'hésite), je ne change rien à ma propre ligne temporelle, j'en crée une nouvelle dans laquelle Staline n'existera pas. Chaque changement, même minime, entraîne un nouvel univers parallèle. Cette hypothèse n'est pas seulement qu'un délire d'auteur, dès 1957, le physicien américain Hugh Everett évoque la possibilité de l'existence d'univers parallèles, ce qui résoudrait certains problèmes liés à la mécanique quantique et soulevés à l'époque par Einstein, Podolsky et Rosen (sous le nom de paradoxe EPR) [1].

La deuxième manière de résoudre les paradoxes temporels, celle qui nous intéresse ici, est constituée de boucles. Elle est un peu plus difficile à imaginer (pas à comprendre, juste à imaginer comme étant possible).
Cette fois, il n'y a donc qu'une réalité, il faut donc expliquer tout ce qui s'y passe sans avoir recours à d'autres lignes. Imaginons que j'aille dans le passé pour sauver l'inventeur de la machine à remonter le temps, destiné autrement à se faire écraser par un bus. Sans moi, il ne peut inventer la machine et je ne peux aller le sauver. Mais puisqu'il n'a encore rien inventé quand le bus est censé le percuter, comment puis-je débouler pour le sauver ?
Eh bien grâce à une boucle acausale. Dans cette hypothèse, tous les éléments sont liés, les causes et les effets se confondent, il n'y a pas de présent car tout se déroule de tout temps, ou plutôt en dehors du temps. Là encore, ça peut sembler tiré par les cheveux, mais l'aspect relatif et fluctuant du temps permet ce genre de pirouettes. Certains parlent parfois de "rétro-causalité", mais mettre simplement le principe de causalité de côté me semble une meilleure approche.


Revenons maintenant au film et à l'incroyable idée qui le sous-tend.
La pauvre Jane, que nous avions laissée enceinte il y a quelques paragraphes, va accoucher. A cette occasion, les médecins lui apprennent qu'elle est née avec deux appareils génitaux et qu'ils ont réussi à la reconstruire en faisant d'elle un homme. Coup dur pour la jeune femme, avec en plus une annonce faite par un médecin qui a la délicatesse et le tact de Joey Starr.
Elle n'est pas au bout de ses peines car peu de temps après, son bébé est enlevé par un inconnu.
Ah ben, orpheline, mère célibataire (dans les années 60, c'était très mal vu), transsexuel, puis victime d'un enlèvement d'enfant, faut avouer que la miss traverse ce que l'on pourrait appeler une mauvaise passe. Le genre à acheter un billet pour le Hindenburg ou le Titanic.
Bref, plusieurs années passent et Jane se retrouve dans un bar, à dévoiler son histoire au gentil barman local. Ce dernier se révèle être en fait une sorte de flic travaillant pour une agence temporelle. Pour tenter de la recruter, il promet de lui livrer le type qui la mise enceinte et qu'elle hait tout particulièrement (ayant eu une enfance sans parents, elle s'était promis de donner à ses futurs enfants une famille modèle). Arrivée dans le passé, là où elle rencontre le fameux malotru, elle se rend compte que... c'est elle. Ou plutôt, lui (puisque c'est devenu un homme suite à son accouchement). C'est lui qui se rencontre, en homme, et se met enceinte.
Ah, déjà, ça déboite un peu. Mais c'est pas fini. Le barman, c'est lui aussi, des années plus tard. Et le bébé, c'est également lui/elle. Le barman kidnappant le bébé pour aller le déposer en 1945, près d'un orphelinat. Ce qui permet à la petite Jane d'évoluer jusqu'à avoir envie de virées spatiales, etc.
Je vous laisse digérer ça et on tente d'analyser le binz. ;o)


Bon, l'une des grosses critiques faites (un peu rapidement) au film, c'est qu'il n'est pas "logique". Et c'est vrai, il ne suit pas notre logique humaine, tout comme 99% de l'univers.
Est-il logique qu'un neutron puisse être à deux endroits à la fois ? Est-il logique que le temps soit relatif et non pas absolu ? Est-il logique que la vitesse d'éloignement des galaxies augmente comme on l'a découvert il y a quelques années ? Non, rien de tout cela ne l'est. Et pas la peine d'aller si loin pour toucher du doigt la réalité très fantasque de notre univers, si vous avez déjà mangé des œufs, alors vous êtes en plein paradoxe. Connu, certes, mais trop souvent minimisé.
En effet, pour faire un œuf, il faut une poule. Mais pour faire une poule, il faut un œuf. Si je suis logique, j'en tire la conclusion que les omelettes n'existent pas. Pourtant, il m'est arrivé d'en goûter. Des plus ou moins bonnes, mais toutes à base d'œufs illogiques et paradoxaux.

Laissons un peu tranquille les volailles et revenons sur ce principe d'acausalité. Les causes et les effets sont des créations humaines très pratiques à notre échelle mais qui n'ont aucunement valeur d'absolus. L'existence même de l'univers, que son explication soit un Big Bang ou un facétieux Wotan, reste acausale, car au bout du bout, il y aura toujours une explication qui ne pourra s'expliquer que par elle-même. Et si le Big Bang est créé par une percussion de branes, qu'est-ce qui crée les branes, etc. C'est sans fin.
Si vous avez un jugement critique sévère sur Predestination parce que vous pensez qu'il est impossible de s'enfanter soi-même, alors vous n'avez rien à faire là. Pas sur ce site, mais dans cet univers. Car il est tout aussi radicalement acausal que Jane/John. Et si ce monde existe, avec son lot d'omelettes et de montres folles, alors l'existence fictionnelle de ce personnage ne pose absolument aucun problème.


Ce que les scénaristes (les mêmes frangins qui sont à la réalisation) ont réussi à aborder ici, ce n'est pas tant le paradoxe en lui-même que son horreur à échelle humaine. Comme on l'a déjà dit, le film contient des scènes un peu téléphonées, où le spectateur avisé n'aura guère de mal à comprendre que si l'on ne voit pas un personnage, c'est qu'il est forcément important, et donc, avec ce thème, qu'il est un double du personnage principal. Mais regarde-t-on un film seulement pour être surpris par sa révélation finale ?
Predestination n'est pas surprenant, je l'accorde bien volontiers, mais ce film est bigrement intelligent et émouvant. Le personnage de Jane est patiemment construit et ce qui lui arrive n'en est que plus épouvantable. Et puis, quelle incroyable manière de nous interroger sur ce que nous sommes, sur l'importance de nos géniteurs, sur nos failles aussi ?

Le personnage principal de ce récit est son propre père, sa propre mère et son propre fils.
C'est à la fois... fou, merveilleux et tragique. Les interprétations que donnent les frères Spierig de la nouvelle de Heinlein sont multiples. L'on peut se triturer les méninges avec le paradoxe temporel et l'apparente linéarité du temps, mais l'on peut tout aussi bien tomber dans le versant humain du récit et goûter à la profonde solitude de l'héroïne, qui n'est brisée que par... elle-même.
Les derniers mots de la nouvelle sont d'ailleurs à ce sujet explicites : "Vous n'êtes pas vraiment là. Il n'y a personne d'autre que moi, Jane, toute seule dans le noir. Vous me manquez terriblement."
Rien de plus cruellement vrai car, pour chacun de nous, le film se déroule de notre point de vue, les autres ne sont que des figurants.
Nous sommes autocontenus, autocentrés, seuls, prisonniers d'une psyché qui donne accès à la conscience mais invente dans un même élan les premières barrières et les limites d'un Moi aussi violent que pathétique. Nous sommes seuls parmi la multitude. Et cette métaphore qu'est Predestination est sans doute l'une des plus exactes et subtiles.

Une sortie directement en vidéo ? Putain, Predestination devrait être projeté dans les écoles !
C'est une leçon de science et une leçon d'humanité.
C'est aussi une belle histoire.
Dure, oui, mais sans doute plus douce que la glaciale absurdité du réel.


[1] La NASA essaie toujours actuellement de prouver l'existence d'univers parallèles, notamment grâce au spectromètre magnétique Alpha-2, installé dans la Station Spatiale Internationale.