L'Appel de Cthulhu
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Avant la sortie de l'édition collector, retour sur l'adaptation illustrée de L'Appel de Cthulhu éditée par Bragelonne.

Tout d'abord, avant de nous intéresser à cette adaptation particulière, il n'est sans doute pas inutile de revenir sur cette nouvelle de H.P. Lovecraft, qui deviendra l'une des pierres fondatrices du mythe qu'il a inventé et sera même popularisée par le célèbre jeu de rôles qui porte son nom. Écrite dès 1926 et publiée en 1928, cette nouvelle raconte la découverte d'un culte ancien par un anthropologue héritant des biens de son oncle. Après une enquête et diverses rencontres, le brave homme est obligé, non sans effroi, d'admettre l'existence d'épouvantables et gigantesques entités venues des profondeurs de l'espace.
D'un point de vue pratique, le récit est basé sur des éléments épars, comme des coupures de presse, des notes, des carnets, etc. C'est donc peu à peu que le narrateur assemble les éléments du puzzle qui lui dévoile une menace aussi antédiluvienne que sinistre.

Sur le fond, rien de spécial, il s'agit d'un récit d'épouvante plutôt classique, basée sur la peur de l'inconnu et des "choses" cachées, vivant dans les ténèbres. Sur la forme, il y a déjà plus de choses à dire, le texte étant, de l'aveu même de l'auteur, plutôt moyen.
En réalité, la nouvelle souffre surtout du style de Lovecraft. L'auteur a en effet une particularité : il ne développe jamais ses personnages. Ceux-ci sont parfaitement interchangeables et sans âme. Ainsi, contrairement à un Stephen King qui, lui, se sert de ses personnages comme de vecteurs d'émotion, en les installant minutieusement, en les dotant d'un passé, d'un caractère, d'une "épaisseur", ceux de Lovecraft ne sont que des témoins d'événements les dépassant et n'ayant que très peu d'impact sur une vie personnelle dont ils semblent dépourvus. Le personnage lovecraftien raconte, témoigne, décrit, mais il ne vit rien.

Forcément, cela rend l'histoire moins intense (cf. cet article sur la peur dans les romans). D'autant que Lovecraft a aussi la manie de se répéter et d'utiliser des descriptions qui certes sont chargées d'adjectifs et de superlatifs, mais qui demeurent parfois dans un flou poétique qui nuit à l'immersion du lecteur, voire à la compréhension des différents éléments présentés dans l'intrigue. Tout est toujours "incommensurable" ou "vertigineux". L'on va ainsi découvrir des "blocs de pierre imprégnés d'horreur larvée", "quelque chose d'affreusement étranger à l'humanité, qui évoquait des cycles de vie immémoriaux et impies", "une indescriptible horde d'humains monstrueux", "d'horribles légendes", "des ombres immenses et répugnantes", "une géométrie faussée", "une statue malsaine", ou encore "des hiéroglyphes repoussants". Bien entendu, le choix d'un tel lexique contribue à installer une atmosphère inquiétante, mais difficile de savoir ce qu'est exactement une ombre "répugnante" ou des hiéroglyphes "repoussants". Lovecraft, assez maladroitement, impose la conclusion d'une démonstration au lecteur au lieu de justement démontrer en quoi ce qu'il décrit est aussi horrible et monstrueux.



Tout cela a deux conséquences. D'une part, L'Appel de Cthulhu, malgré les horreurs qui parsèment le récit, reste assez froid et peu générateur d'émotion. Difficile en effet de frissonner réellement lors de ces lourdes descriptions d'événements rapportés, et donc déjà "terminés". D'autant que le manque de personnages "habités" et l'aspect vague de l'ensemble des éléments fantastiques n'aident pas.
D'autre part, il est très difficile de se représenter, et donc a fortiori d'illustrer, les monstres ou paysages cyclopéens que Lovecraft dépeint. Rappelons que selon l'auteur, la seule vision d'une entité ou d'une géométrie monstrueuse peut faire perdre la raison ou même tuer un homme normal. 
Dans cette adaptation, grand format et plutôt luxueuse, c'est donc le défi principal que doit relever François Baranger. Ce dernier, dans un style sombre, minutieux, à la précision parfois photographique, va notamment représenter de fort belle manière les flots déchaînés, une R'lyeh menaçante ou un Cthulhu gigantesque. 

Mieux encore, le côté "glacé" et parfois "flou" des descriptions de Lovecraft est lui aussi rendu, pour le meilleur et pour le pire. Certes les dessins sont fort beaux et contribuent à renforcer l'ambiance et l'aura de mystère qui englobe le récit, mais là encore, l'on va demeurer dans l'évocation plus que la démonstration parfaite. Tout ou presque est nimbé d'ombre, d'écume, de brume et de fumée, jetant ainsi un voile pudique sur ce que l'on nous décrit pourtant comme épouvantable et repoussant. Bien sûr, l'on est tout de même bien au-dessus de l'adaptation, par exemple, des Montagnes Hallucinées par Culbard, qui employait un style naïf et plat qui passait complètement à côté de l'ambition lovecraftienne, mais l'on demeure en dessous d'un Neonomicon, œuvre-hommage dans laquelle Moore insufflait de l'humanité et de l'émotion, tandis que le crayon de Burrows parvenait enfin à rendre visuellement ce côté dérangeant et défiant la raison. 

Au final, voilà une très belle édition dotée d'illustrations ambitieuses, mais dont l'effet est limité par un flou artistique qui va à l'encontre de l'aspect répugnant et de la folie qui devraient imprégner l'univers des Grands Anciens. 
Notons qu'une édition collector, baptisée Édition R'lyeh, est prévue pour octobre. La pagination annoncée est bien supérieure (112 planches eu lieu de 64), l'on peut donc sans doute parier sur des illustrations supplémentaires ou, tout au moins, quelques crayonnés. 




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une belle présentation.
  • Des illustrations soignées et jolies.
  • Une traduction de qualité.
  • Une nouvelle mythique !


  • Le style Lovecraft, très limité.
  • Un manque évident d'émotion, expliqué par l'absence de vecteurs, donc de personnages "épais" et incarnés.
  • Des dessins très beaux mais qui, finalement, échouent à rendre l'aspect monstrueux, inhumain et immémorial du mythe.