Natalie & Léon
Par

— La vie, c'est comme ça tout le temps ou seulement quand on est petit ?
— C'est comme ça tout le temps.




Récemment, Natalie Portman a fait des déclarations quelque peu critiques envers le film Léon qui a lancé sa carrière en 1994.
Alors, dans ce qu’elle dit, il y a des éléments qui sont problématiques mais il y a aussi, pour une fois, des choses sensées. Ce qui est suffisamment rare, de la part d’une actrice, américaine de surcroit, pour être souligné.

On tape suffisamment sur les dindes décérébrées (cf. cet article) pour, de temps en temps, nous permettre de reconnaître que tout n’est pas à jeter dans les discours tendant à remettre en question les œuvres du passé.
Mais commençons par voir un peu ce que Natalie Portman a dit. En gros, elle pense que Léon contient des aspects malaisants à cause de la sexualisation de son personnage. Elle reconnaît aussi qu’elle doit beaucoup à cette œuvre de Luc Besson, ce qui est à porter à son crédit. 

Nous allons donc essayer de comprendre ce qui se cache derrière se terme « malaisant » ; pourquoi c’est une critique en général inacceptable mais qui, ici, peut se comprendre au vu du contexte. Eh oui, c’est toujours le contexte qui prime, sans ça, on est condamné à des lieux communs et des positions de principe absolues qui ne marchent absolument pas dans la réalité.

Commençons donc par voir pourquoi une telle critique n’est pas recevable.
Léon est un film dur, âpre, émouvant aussi, qui raconte une histoire d’amitié entre deux êtres abîmés par la vie. D’une part un tueur à gage un peu simplet, d’autre part une fillette qui se retrouve seule au monde après avoir vu ses parents (pas très recommandables), sa sœur et son petit frère (qu’elle aimait sincèrement) se faire assassiner. 
C’est de base une histoire qui doit susciter un malaise. 
Si voir dans quoi vit cette gamine et à quoi elle doit faire face ne provoque pas de malaise chez vous, c’est que vous êtes probablement un psychopathe. Donc, c’est fait exprès. Parce que tous les récits ne peuvent pas être juste des histoires aseptisées dégoulinantes de sucreries et de bisous.

Mais est-ce légitime de raconter de telles horreurs ?
Ben… oui. D’une part on en a besoin pour se construire, d’autre part cela permet d’expérimenter des événements extrêmes sans pour autant en subir les conséquences. Penchez-vous sur le Petit Poucet ou Hansel et Gretel, ce sont des contes parfaitement malaisants (on y découvre tout de même des parents abandonnant leurs enfants ou des pratiques anthropophages), et ces contes ont pourtant bercé l’enfance de bien des gamins en Occident. Outre les frissons « sécurisés », ils permettent aussi de délivrer une morale ou, tout au moins, des pistes de réflexion permettant à un jeune esprit de se blinder contre de possibles aléas de la vie.
Et plus important encore, dans toute tragédie, l’on teste votre humanité. Un drame est censé vous faire éprouver non de la peur mais de l’empathie. Et l’empathie, c’est la base du comportement civilisé et un élément crucial dans la survie de l’espèce. Je ne me comporte pas comme un barbare parce que je suis capable de me mettre à la place d’autrui, et donc de m’imaginer sa souffrance à travers des scénarios que je vais désapprouver (sauf si, bien entendu, j’ai une bonne raison d’en vouloir à quelqu’un).

Au-delà de ça, l’on pourrait même revendiquer la simple liberté artistique de l’auteur. Tant que l’on reste dans les limites de la loi (il est interdit par exemple de représenter un mineur dans des scènes pornographiques, ce que certains éditeurs semblent ignorer, cf. cet article), tout est possible.
Cela va même au-delà de « c’est possible », c’est même nécessaire. Une histoire, sans problème à résoudre, sans menace à affronter, sans dilemme permettant de faire en sorte que le héros puisse se dépasser et évoluer, n’est pas vraiment une histoire.
On ne peut donc pas reprocher à un récit d’être malaisant si c’est son but intrinsèque. 
Il y a des scènes très dures et touchantes dans Stand by Me par exemple. Et c’est ce qui en fait une bonne nouvelle (et un bon film). La Vie est Belle, de Roberto Benigni, confronte un enfant à la pire horreur qui soit (la guerre et les camps), et pourtant, c’est aussi un film beau, tendre, poétique même. 
On a besoin, en fiction, de la saleté, du malaise, de la noirceur et des pires merdes. Parce que sans cela, le héros et son parcours ne peuvent accéder au lyrisme. 

Bien entendu, chacun regarde et lit ce qu’il souhaite, ce qu’il aime. Je connais des gens qui ne supportent pas qu’une histoire ne se termine pas « bien » [1], et c’est leur droit. Tout comme il est aussi du droit des auteurs et lecteurs d’écrire et lire des récits qui sont d’une approche plus rugueuse. 
Pour prendre une métaphore simple, on ne reprochera à personne de ne boire que de l’eau et du lait, mais une limonade, une bière ou un whisky, ça peut avoir son charme. 

Donc, non, dire d’une œuvre qu’elle est « malaisante » (quand elle est clairement basée sur des situations et personnages dramatiques) n’est pas une critique recevable.
MAIS, de la part de Natalie Portman, ça peut s’entendre, et l’on va également voir pourquoi.

Tout d’abord, il faut bien comprendre que lors de la sortie de Léon, la jeune actrice qui interprète Mathilda a à peine 13 ans. C’est une très jeune adolescente qui va être propulsée sur la scène internationale, sous le regard de millions de gens. J’ignore si elle a ou non été bien entourée, mais même en l’étant, on ne ressort pas indemne de ça. 
Pour preuve, elle-même raconte une anecdote édifiante. Alors qu’un jour elle se précipite sur un courrier de fan (le premier selon elle, mais même si c’était le centième, l’impact reste identique), elle lit alors les propos abjects d’un homme qui lui dit qu’il a pour fantasme de… la violer.
Ça doit marquer un peu quand on est une gamine de 13 ans. Et par « un peu », vous aurez compris que je veux dire « beaucoup ». Ça marquerait même un adulte, donc une enfant…
Du coup, comme Natalie Portman l’explique, elle s’est construite dans l’angoisse d’être objetisée et de servir de fantasme à des tarés qui pouvaient lui faire n’importe quoi. Tous les hommes ne se comportent pas comme des merdes, bien entendu, mais même si c’est 1 % des mecs, sur plusieurs millions, ça commence à faire du monde. Ça fait même bien trop de monde pour se sentir en sécurité. 
Et cette peur, viscérale, lourde, quotidienne, Portman l’a associée (à raison) au film Léon. Non parce que le film est mauvais ou problématique, mais parce que certains spectateurs sont des fils de pute qui envoient des menaces de viol à des gamines. 

Or, si l’on prend ça en compte (et il me semble que ce n’est pas idiot de le faire), l’on peut parfaitement comprendre les réserves de Natalie Portman sur ce film qui est associé, dans son esprit, à des menaces de psychopathes et à une découverte de la sexualité qui a été freinée par la crainte de l’image qu’elle pouvait renvoyer à l’écran. 
En fait, pour quelqu’un qui a dû gérer une telle situation à un si jeune âge, elle a plutôt un recul assez ahurissant et des propos très modérés (rappelons qu’elle ne condamne ni Besson ni le film, et qu’elle rappelle que cette œuvre a lancé sa carrière).

Au regard de ce qu’elle a vécu, le fait qu’elle émette des réserves sur ce film (que personnellement j'apprécie, je pense même que c’est, de loin, le meilleur Besson), surtout des réserves modérées et raisonnables, me paraît parfaitement légitime. Et du coup, ça fait du bien, putain, dans ce monde de wokistes hystériques, de se rendre compte que des personnalités peuvent encore s’exprimer avec un minimum de nuances et livrer leur opinion sans en faire une généralité ou un brûlot absurde. 

Par contre, il ne faut pas pour autant oublier que les auteurs ont le droit au malaise, à l'erreur, à la provocation, au mensonge et même à la médiocrité. Parce que les auteurs ne vous doivent rien. Certains sont médiocres et incapables de construire un récit qui tiennent la route, d'autres sont brillants et créent des chefs-d'œuvre, beaucoup tâtonnent et naviguent dans un entre-deux aussi flou que confortable, mais aucun, même le pire, n'a de compte à rendre à celui qui le lit. Même (surtout !) quand il bouscule, surprend, expérimente et dérange (encore une fois, dans les limites de la loi). Parce que c'est ça son rôle, sa raison d'être, sa mission. 
Alors oui, une petite fille plongée trop tôt sous les projecteurs hollywoodiens a le droit de se plaindre et d'émettre des réserves sur un film qui l'a touchée personnellement et a grandement modifié sa vie. Cela ne justifie en rien la longue litanie des pleurnicheurs qui se sentent offensés ou traumatisés par quelque chose qui n'existe pas. On ne peut pas tordre la fiction selon les besoins, diktats et délires de chacun. Alors, à moins d'avoir reçu des menaces de viol à cause d'une fiction quand vous étiez enfant, prenez vos blessures imaginaires, faites-en un beau paquet, enterrez ça dans votre putain de subconscient, là où toutes vos larmes de pacotille auraient dû finir, et ne rendez pas les auteurs (même les mauvais) responsables de votre état misérable et de votre manque de résilience. Si vous êtes détruit par des mots, de l'imaginaire, des choses qui n'existent pas, alors c'est vous le problème. 


Apprends à écrire tes blessures dans la sable et à graver tes joies dans la pierre.
Lao Tseu




[1] Ils sous-entendent alors que ça doit se terminer par une « happy end », alors que pour moi, « une histoire qui se termine bien » signifie plutôt « une histoire qui a une fin logique et émotionnellement forte ».