Sens Interdit
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Suite à mon article sur Goldorak, j’ai eu droit à quelques réactions épidermiques concernant le sens de lecture des manga adaptés en français. Je vais donc me fendre d’un dernier billet sur le sujet, parce que, honnêtement, je pense que même un fan acharné de la BD nippone peut comprendre l’essentiel de l’absurdité d’un tel choix.

Je tiens à commencer par préciser que, au sein de UMAC, nous n’avons pas tous la même approche concernant le sens de lecture des adaptations. Certains s’en accommodent fort bien. Peut-être parce que, étant dessinateurs, ils accordent une importance supérieure aux dessins. Ou peut-être aussi parce qu'ils n'en ont pas grand-chose à carrer en réalité. ;o)
Cependant il ne s’agit pas d’un choix ou d’un débat, mais d’une convention, de simple bon sens.

Un manga se lit, en VO, de droite à gauche tout simplement parce que c’est le sens de lecture du japonais. À partir du moment où l’on adapte une BD en français, elle doit se lire dans le sens de lecture de la langue choisie, donc de gauche à droite dans ce cas.
L’inversion volontaire du sens de lecture (que les éditeurs ont réussi, avec génie et cynisme, à faire passer pour un « respect de l’œuvre » auprès des masses) est en fait une facilité éditoriale, un moyen de faire plus vite et moins cher.

Lorsque l’on inverse les cases d’une BD, rares sont les véritables problèmes qui surviennent. Si vraiment un aspect graphique ne peut supporter cette inversion, alors c’est là que doivent intervenir un graphiste et l'indispensable travail d'adaptation. Pratique courante, même de nos jours, et même sur des comics (qui pourtant ne souffrent évidemment pas de ce problème de sens de lecture).

Inverser le sens de lecture d’une langue, pour régler un éventuel problème graphique, est complètement disproportionné. La fausse « solution » cause bien plus de problèmes qu’elle n’est censée en résoudre.
D’autant que, désorienter le lecteur, jouer sur le sens de lecture, le lettrage, est une pratique artistique efficace en BD, mais seulement lorsqu’elle est voulue par les auteurs, pas lorsqu’elle découle d’une économie de travail travestie en mode snobinarde (cette paresse éditoriale, soutenue par l'approbation hypnagogique de la masse, entraîne bien un absurde effet de mode : la publication de certaines œuvres purement européennes, comme Lanfeust Quest, dans le sens de lecture japonais).

David Mack par exemple, dans Echo, trouble nos réflexes de lecteur et nous désoriente en tentant de rendre compte de l’handicap évident d’un personnage sourd.
Cette déstructuration est volontaire, mais si elle devient la norme, elle n’a plus aucun impact. Mieux encore. Prenons le cas où un auteur japonais tente justement de désorienter son lectorat sur quelques pages, un peu comme Mack dans l’exemple précédent, en inversant et triturant le texte : l’adaptation française se retrouvera alors dans le bon sens de lecture au moment où le lecteur doit ressentir une gêne…

Une adaptation, d’un support à un autre (roman, série TV, BD, film...) ou d’une langue à une autre, est forcément différente de l’œuvre originale, pour des questions pratiques, économiques, linguistiques, etc. On ne peut pas « respecter » une œuvre en l’adaptant. Au contraire, on la dénature forcément un peu. Par contre, on peut faire preuve de logique et opter pour ce qui « trahit » le moins la volonté de l’auteur. Or, quand un auteur japonais écrit dans le sens de lecture japonais, il ne souhaite pas désarçonner son lectorat ou utiliser un procédé spécifique. Il est donc naturel que, tout comme les expressions ou références culturelles sont adaptées dans le texte (et non seulement « traduites »), le sens de lecture le soit également.

Bien des premiers manga à avoir été adaptés en France (Akira, Dragon Ball, Gunnm…) l’étaient dans le sens de lecture occidental, ce qui n’a jamais gêné la compréhension de l’œuvre ni sa cohérence visuelle.
Mais, encore une fois, si une gêne survenait, la logique imposerait l’adaptation graphique, pas l’inversion du sens de lecture d’un livre traduit en français.
La solution qui consiste à dénaturer une BD, en faisant fi du sens de lecture de la langue imprimée (et de la logique qu’elle impose par convention), est tout sauf une solution. Cela revient à couper une jambe lorsque l’on s’est fait une entorse. C’est une stupidité sans nom.

Par contre, j’avoue que je suis vraiment admiratif des éditeurs de manga, qui en quelques années ont réussi à faire passer chez leurs lecteurs l’idée que leur manque de travail et d’implication provenait d’un respect naturel pour les œuvres qu’ils publient.
Chi, très heureux d'être publié en français dans le
sens de lecture... français. Même les chats sont
parfois plus sensés que certains humains. 
C’est un peu comme si on vous servait un poisson non vidé dans un restaurant, sous prétexte de « respecter le produit ». Le produit, quand on le respecte, on le travaille. Personne ne sera content de trouver des boyaux dans son assiette. Enfin, a priori personne si ce n'est quelques ganaches.

Milgram a parlé, lors d’expériences d’obéissance à une autorité respectée par le sujet, d’état agentique. L’individu, « simple » agent d’une autorité sur laquelle il décharge inconsciemment sa propre responsabilité, peut tout accepter. Même des violences qu’il refuserait en temps normal, même la violation du simple bon sens.
Dans le cas de ces lecteurs, pressés de défendre les maîtres qui leur fournissent leur ration de bidoche, agissant en meutes ricanantes et mordantes, il s’agit presque du même procédé : « puisque c’est la norme actuelle, alors la norme est bonne ! »
Les questions évidentes sont considérées comme superficielles et ceux qui les posent sont raillés.

Pire encore, l’état agentique ne permet aucun retour en arrière. Dans le cas des expériences de Milgram, cela veut dire que si l’on accepte une « petite » violence ou une violence « moyenne » à l’égard d’un individu, on acceptera d’autant plus facilement la plus haute forme de violence, tout simplement parce qu’arrêter de se conformer à l’état agentique serait admettre que l’on a eu tort, dès le départ.
Il est toujours plus confortable d’accepter une plus grande intensité dans ce qui est considéré comme « vrai » plutôt que de se confronter à une possible erreur de l’autorité, et donc à une remise en cause de sa propre obéissance.

C’est sans doute aller un peu loin, mais les phénomènes de meutes issus du net font tout de même penser à cet état où l’individu cesse de penser et n’agit qu’en fonction d’un contexte qui semble le protéger et le décérébrer. Et les « violences » imposées aux œuvres, par le biais d'idées malsaines présentées comme des évidences, passent ainsi très bien, en douceur et dans l'enthousiasme général, même si elles ne reposent sur rien d'autre qu'une confiance naïve dans le melliflu discours d'un éditeur trop heureux d'un tel manque de recul.

Alors, oui, on peut lire un livre à l'envers, ça n'a rien d'un exploit. Je suppose qu'on peut même lire un livre en sautillant sur une jambe ou avec une carotte dans le cul, ceci dit, même si ça devient la norme, je n'irai pas me risquer à l'essayer. Non que je n'aime pas les carottes, mais je préfère les ingurgiter par un autre orifice.



La plupart des hommes sont incapables de se former une opinion personnelle mais le groupe social auquel ils appartiennent leur en fournit de toutes faites.
Gustave Le Bon

La foule croit qu’elle sait et comprend tout, et plus elle est sotte, plus ses horizons lui semblent vastes.
Anton Tchekhov