Feu & Sang de George R. R. Martin
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300 ans avant le début de A Song of Ice and Fire (la saga littéraire adaptée en série TV sous le nom de Game of Thrones) commençait la conquête de Westeros, le continent occidental où se déroule l'essentiel de l'action : Aegon Targaryen, un dragonnier issu d'une des plus puissantes familles de Valyria, revenu sur ses terres natales (Peyredragon), décide d'unifier sous sa bannière (et à coup de flammes pour les plus récalcitrants) les sept royaumes dont les luttes intestines pourrissent la vie des Ouestriens. Dire que ce fut une partie de plaisir, c'est refuser de comprendre le sens des deux noms du titre... 

Abandonnant la plume alerte du romancier, George R. R. Martin rédige ici un texte à la manière d'une chronique, ponctué savamment de tournures compassées et désuètes qui lui confèrent un ton à la fois docte et piquant. Point de héros et d'aventures, mais une succession de faits narrés avec précision et une certaine ironie, illustrant par une alternance de points de vue (en fonction des sources mentionnées) le caractère des protagonistes et l'ambiance de l'époque à laquelle les événements se sont produits. Il se targue d'ailleurs de n'être que le scribe retranscrivant les archives de "l'Archimestre Gyldayn de la Citadelle de Villevieille", conférant ainsi à l'ensemble un statut bien différent des contes et autres aventures et une forme de légitimité historique directement inspirée des ouvrages de Tolkien.

En dehors de satisfaire la curiosité des amateurs du monde développé par Martin, ce livre procure un plaisir évident, presque une jubilation, lorsque le lecteur détecte les prémisses  des conflits, liaisons, trahisons et autres occurrences de l'époque de Daenerys et Jon Snow, ainsi que l'apport d'un nouvel éclairage sur les circonstances de telle quête ou la géopolitique des guerres des Sept Couronnes. On n'en saura pas davantage sur la catastrophe ayant ravagé Valyria mais une anecdote particulièrement sordide nous révélera certains des terribles mystères hantant ces lieux maudits, siège d'un empire qui se croyait millénaire.
De même, pour ceux disposant d'une ou de plusieurs cartes des terres connues (cf. cet article), la joie de naviguer vers les horizons lointains aux noms enchanteurs contribuera à densifier le contexte dans lequel évoluent nos héros : si l'Orient lointain conserve son voile énigmatique, on apprend qu'une navigatrice a tenté de naviguer vers l'ouest de Westeros, dans des eaux jamais explorées ; hormis quelques folles rumeurs, on ne sait ce qu'il est advenu de son expédition, ni si elle a réussi à atteindre Asshaï en suivant la thèse de la circum-navigation, à moins que, telle une Erik le Rouge ou un Christophe Colomb, elle n'ait découvert un autre continent, vierge de toute civilisation ?


Toutefois, l'essentiel réside dans les tribulations des Targaryen, de la conquête plus malaisée que prévue d'Aegon à ses successeurs directs, l'un trop affable et fragile pour gouverner correctement ces innombrables fiefs mal dégrossis, l'autre trop cruel et dévoyé pour se faire respecter par ses vassaux. Comme dans Le Seigneur des Anneaux, les hauts faits d'armes laissent des traces indélébiles, comme les sournoises Guerres de Dorne et ce peuple d'insoumis pratiquant la guérilla et la politique de la terre (littéralement) brûlée, ou ces batailles rangées dans lesquelles des dizaines de milliers de vaillants chevaliers périrent sous les langues de feu des redoutables dragons. Mais à l'instar des chroniques médiévales de notre Terre à nous, nombre de disputes furent réglées à coups de mariages arrangés, souvent très précocement, entre les héritiers des familles les plus puissantes. Mieux, dans le dernier tiers du volume, sous les règnes des bienveillants Jaehaerys et Alysanne, des routes royales ont été créées, King's Landing/Port Réal a été assaini (il n'était qu'un petit fortin de bois entouré de cabanes à l'époque d'Aegon le Conquérant) et surtout les lois ont été homogénéisées sur tout le territoire et dûment codifiées, tandis que certaines coutumes ancestrales (comme la prima noctae mentionnée dans Braveheart - le droit pour un seigneur de déflorer toute jeune mariée de son fief) devenaient non seulement obsolètes de facto, mais aussi et surtout interdites et criminelles. On comprend ainsi que la vision partagée tant par Robert Baratheon (dont la famille n'a rien d'ancestral puisque son aïeul s'est fait justement connaître à l'époque de la conquête et pas avant) que par les Lannister sur les Targaryen était fortement biaisé par les exactions du roi fou ; Aegon et ses héritiers ont fait de Westeros un continent prospère et vaguement unifié, apportant au petit peuple un confort de vie jamais connu auparavant (grâce à la multiplication des voies de circulation, à l'apaisement politique et à la suppression de nombreuses taxes injustes) et offrant des perspectives radieuses face à un Essos fragmenté entre cités libres, certes riches, mais s'épuisant dans des conflits fratricides. 
L'unification des couronnes apporte à la quête actuelle de Daenerys une légitimité supplémentaire tout en réduisant son statut unique : non, elle n'est pas la première femme à entreprendre cette mission, mais l'héritière de souverains parfois terribles mais souvent éclairés, puisant dans leur "sang de dragon" la force nécessaire à l'accomplissement de leurs visions.

L'édition française, malgré une très jolie couverture écaillée nous rappelant le rôle essentiel des dragons dans la chronique, souffre de deux choix commerciaux discutables : être divisée en deux parties et ne disposer d'aucune des illustrations présentes dans l'édition originale. Fort dommage, d'autant qu'au moins une carte détaillée ne serait pas du tout du luxe pour mieux se plonger dans le contexte de l'époque [1]. La traduction de Patrick Marcel fait le job, comme on dit, ne semant que fort peu de coquilles ; ceci étant, on pourra légitimement questionner la pertinence de certains choix de traduction, certains lieux et patronymes étant remplacés par leur équivalent en vieux français, d'autres étant simplement conservés tels quels.

Captivant.


[1] Outre le set de cartes évoqué dans cet article, nous vous conseillons également cet ouvrage, largement illustré et revenant également sur l'histoire de Westeros et Essos.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un véritable page turner, riche en anecdotes, hauts faits et personnages fascinants.
  • Un style désuet non dénué d'humour voire d'ironie.
  • Un éclairage passionnant sur les origines des événements en cours dans la saga (à l'heure où s'écrivent ces lignes, la série TV a entamé sa saison 8).
  • Un perpétuel souci de véracité malgré l'omniprésence des éléments fantastiques que sont les dragons, la sorcellerie n'étant que vaguement envisagée et réduite à des rumeurs non vérifiées.
  • Une exploration sans complaisance d'un monde médiéval patriarcal, cherchant désespérément à évoluer sans pour autant renier d'antiques valeurs et coutumes, où les femmes, mêmes issues de puissantes familles, sont exploitées, vendues, humiliées et uniquement considérées comme génitrices putatives d'héritiers (mâles bien entendu). 

  • Un choix de narration qui prend du recul quant aux événements racontés et empêche le processus d'identification.
  • La partition en deux tomes et l'absence cruelle d'illustrations (pourtant existantes) : un choix éditorial douteux.