Hatred : autopsie d'une polémique
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La sortie du jeu Hatred a engendré à l'époque une vive polémique, des condamnations de principe en masse et quelques boycotts.
Tentons de revenir à froid sur ce jeu qui pose d'intéressantes questions quant à notre rapport à la fiction et aux univers ludiques.

Hatred est un jeu PC que vous ne trouverez pas dans les rayons de votre supermarché local. Sorti sur la plateforme steam à un prix relativement modique (16 euros), le titre en a été retiré pendant un temps avant d'être remis en vente. Il faut dire que son concept est particulièrement trash, violent et foncièrement non politiquement correct. La polémique avait d'ailleurs commencé bien avant sa sortie grâce à d'habiles trailers qui ont parfaitement rempli leur rôle (le but étant bien entendu de faire connaître le titre).
Voyons donc en quoi il consiste. Il s'agit d'un shoot'em up en vue isométrique qui vous permet d'incarner un sociopathe qui se lance dans une "croisade génocidaire" et dont le but va être de flinguer un maximum d'innocents en attendant de se faire lui-même dégommer par les forces de l'ordre.

Le jeu en lui-même est plutôt bien réalisé, avec des décors que l'on peut détruire, une ambiance visuelle bien pensée (des niveaux de gris agrémentés de couleurs lors de scènes particulières : explosions, gyrophares...) et quelques idées malsaines (le personnage fait le plein de points de vie lorsqu'il achève un blessé, par exemple en l'égorgeant ou en le terminant à grands coups de tatane dans la gueule). Il reste néanmoins assez répétitif et, une fois la découverte passée, ne s'avère pas si subversif que ça (il ne contient aucun message).
Bien entendu, il est tout de même différent sur le fond d'un GTA qui, même s'il permet de buter des passants, n'en fait pas pour autant le but central du jeu. C'est ce culte apparent de la violence gratuite qui a donc généré de nombreuses réactions houleuses et, souvent, exagérées.


Certains journaux ont parlé par exemple de "simulateur de meurtres de masse". Il s'agit là de mauvaise foi ou de méconnaissance, car un "simulateur", ce n'est pas franchement ça. Un titre comme Microsoft Flight Simulator peut être à juste titre qualifié de simulateur, car il enseigne, au moins en théorie, les bases réelles du pilotage et peut aider les véritables apprentis pilotes. Mais jouer à Call of Duty ne fera de personne un sniper ni même un simple soldat. Hatred n'est en rien "réaliste" dans le sens où il ne repose (fort heureusement) sur rien de concret ou reproductible. Il suffit d'y jouer cinq minutes pour se rendre compte qu'il s'agit de tout sauf d'une simulation (cf. cet article sur la manière tronquée d'appréhender les jeux).

D'autres ont cru bon d'attaquer les développeurs sur leur supposée idéologie politique (déduite à partir... d'un like sur facebook, hum, c'est dire l'enquête poussée). Nous allons mettre de côté cet aspect qui n'a pas lieu d'être puisque, même si cette idéologie était réelle, elle n'apparait pas dans le jeu qui n'est en rien politique. L'on juge le travail de ces gens, pas leur vie ou leurs opinions.
Reste donc l'objection principale que l'on retrouve chez ceux qui condamnent ce jeu : il est immoral, immonde même, car il implique de s'amuser du fait de massacrer des gens.
La formulation est déjà fausse, il peut éventuellement être jugé immoral, mais il implique de s'amuser du fait de faire semblant de massacrer des gens, c'est tout de même très différent. Et c'est ce qui nous amène au plus intéressant : la fiction, l'art et les créations ludiques doivent-elles être limitées par un code moral issu du réel ?

D'emblée, l'on aurait tendance à penser que oui. On ne peut pas tout permettre au nom de la liberté artistique (et/ou ludique) et même les plus tolérants auront leur "limite" au-delà de laquelle ils seront choqués, dégoutés, etc.
Mais, si l'on admet la notion d'interdit, voire de morale injectée dans la fiction, qui va en fixer le cadre ? L'état, les tribunaux, les associations, les éditeurs eux-mêmes ? Et en se basant sur quel code moral ? Tout de suite, l'on se rend compte que l'idée de censure n'est pas simple à manipuler. Surtout que la perception de ce qui est ou non admissible évolue aussi avec la société. Rappelons-nous qu'il y a seulement quelques décennies, certains s'indignaient du contenu des comics à cause de leurs... couleurs "violentes". Un rouge trop vif ou un bleu trop profond étaient supposés avoir un effet négatif sur nos gamins. Cela nous paraît ridicule aujourd'hui (enfin, j'espère), mais à une époque, cela a suscité de réelles inquiétudes.

Vous allez me dire qu'entre un jaune même criard et une nana dont on explose la tête avec un fusil à pompe, il y a une légère différence. C'est entendu, mais si l'on évacue la violence de la fiction ou du domaine vidéo-ludique, on va tout de même pas mal vider les rayons. Dès les premiers pas des jeux vidéo, il a été question de flinguer des ennemis. Bien souvent il ne s'agissait que de machins pixelisés qui disparaissaient de l'écran sans effusion de sang (cf. Who dares wins II par exemple), mais au fond c'est identique, il faut nettoyer une zone pour passer au tableau suivant. Les progrès techniques ont simplement rendu les cibles plus réalistes.
D'ailleurs, l'on ne s'émeut pas forcément toujours à cause du réalisme mais plutôt du scénario, de ce qu'il implique. S'il s'agissait de tuer des salauds, Hatred n'aurait pas fait parler de lui. C'est donc bien sa morale intrinsèque qui lui est reprochée. Ou plutôt son absence.


Tout d'abord, ce jeu est destiné à un public adulte (il a reçu la classification "Adults Only" par l'Entertainment Software Rating Board, qui est un peu aux jeux vidéo ce que fut le Comics Code Authority pour les BD américaines). Il n'est donc pas question de le refiler à votre neveu de huit ans pour Noël. D'ailleurs, les parents à peu près sensés n'ont pas besoin d'un organisme pour leur dire qu'un jeu graphiquement réaliste où le but est de flinguer tout le monde n'est pas très approprié pour un enfant.
Une éventuelle censure ne viserait donc pas ici à protéger un public juvénile puisqu'il est seulement question d'adultes.

Continuons à décortiquer le truc. S'il s'agit d'interdire ce genre de jeux destinés aux adultes, c'est que l'on suppose qu'ils auront un effet néfaste sur eux. Or cela, je n'y crois pas. Un roman, un film, un jeu ne feront pas d'un benêt un génie ni d'un type paisible un criminel. Les cons n'ont pas besoin d'aide pour l'être.
Par contre, peut-être que quelqu'un de déséquilibré à la base s'intéressera éventuellement à des jeux violents, mais les jeux ne sont pas à l'origine de son problème et encore moins un vecteur de passage à l'acte. Une démarche suicidaire vient d'un mal-être bien plus profond, se construit souvent sur des années et nécessite la conjonction de plusieurs paramètres (cf. cet article, notamment l'explication sur l'acronyme JACC).
En partant de ce constat, l'on est obligé d'admettre qu'une censure ne serait donc destinée qu'à satisfaire un besoin de morale et de politiquement correct qui, à mon sens, n'a rien à faire dans la fiction. Pire, qui serait une porte ouverte à tous les excès.

La crainte, puis son évidente suite logique, la tentation d'interdire, ont frappé tous les domaines de la pop culture au fil du temps : romans, BD, jeux de rôle, heavy metal... (nous en avions même tiré un test quelque peu ironique). Il s'agit toujours d'une crispation devant non pas forcément le franchissement d'un interdit (même les JdR les plus originaux et hors des sentiers battus, comme Paranoïa, n'ont rien de malsains) mais une manière nouvelle de présenter les choses (Matrix a été accusé de faire l'apologie de la violence, voire même d'avoir inspiré la tuerie de Columbine), de s'amuser, de raconter ou de faire de la musique (Iron Maiden a été soupçonné pendant longtemps de satanisme alors que les textes du groupe figurent parmi les plus travaillés et riches du metal, cf. ce dossier, et je ne parle même pas des légendes sur Marilyn Manson).
Bon, pour le coup, Hatred verse tout de même volontairement dans le côté sombre et la provocation. Et après ?


Si l'on se dit que les jeux vidéo destinés aux adultes doivent être contrôlés, alors les films et les romans aussi. Ici il s'agit d'un taré qui bute tout ce qui bouge, mais où mettre la frontière entre l'acceptable et l'interdit ? Est-ce qu'incarner un mafieux est possible et moralement correct ? Ou un soldat ? Un pilote de bombardier ? Doit-on laisser la possibilité de prendre n'importe quel camp dans les wargames ? (cf. ce dossier, en sachant que l'un des grands plaisirs des amateurs de ce genre de jeux réside dans le fait de prendre les "perdants" et de tenter d'inverser le cours de l'Histoire). Peut-on faire d'un tueur en série le héros d'une série TV ? A-t-on le droit de parler de fantasmes morbides dans un roman ?
On le voit, une seule censure entraîne un lot de questions et des dangers bien supérieurs à ceux prétendument véhiculés par Hatred.  Et pour une mauvaise influence imaginaire, nous perdrions alors bien des œuvres qui sont autant de sources de plaisir mais aussi de réflexion.

Comprenons-nous bien, je ne pense pas un seul instant que les créateurs de Hatred aient voulu faire "réfléchir" les joueurs ou effectuer une démarche "artistique". À mon humble avis (mais je peux me tromper sur leurs intentions), ils sont simplement très futés et se sont dit qu'un "bad buzz" pouvait leur permettre de rentrer dans la lumière et de gagner un peu de pognon, ce qui a d'ailleurs été le cas.
Ceci dit, même involontairement, leur démarche a un réel impact positif sur les joueurs et certains médias qui vont s'interroger sur la démarche ludique, les interdits sociétaux, ce qu'implique techniquement une censure ou simplement leurs propres penchants.

Pour ma part, Hatred, me conforte dans mon opinion que la fiction ne doit, mais surtout ne peut, être limitée. Elle permet bien des choses, que ce soit une supposée catharsis ou un pur divertissement, mais elle ne rend pas les gens fous. Ou méchants. Ou stupides. (L'inverse est d'ailleurs vrai. Les jeux éducatifs, pourtant légion, et les romans, films et BD gentillets ne rendent pas l'Homme meilleur.)
Mais il est bien plus facile de dénoncer un constat ou un effet secondaire fictionnel que de se pencher sur les causes de comportements bien réels et les échecs amers d'une société à la dérive qui, pour compenser son délitement, tente d'imposer à la fiction une image idéale dont elle est loin de pouvoir se réclamer dans la vraie vie.
N'oublions pas non plus que la censure tue à deux niveaux : ce qu'elle interdit directement et ce dont elle empêche la réalisation par la seule crainte qu'elle inspire (éditeurs et investisseurs craignant légitimement de dépenser temps et argent dans ce qui pourrait être tout bonnement interdit ou limité). L'accepter, ce n'est pas seulement condamner des œuvres dont on a connaissance, mais condamner une partie des œuvres en devenir. Rien que pour cela Hatred mérite d'exister, à son niveau, très limité mais essentiel, non pour ce que le jeu défend ou propose mais pour ce que son absence annoncerait comme dérives.

Pas question pour autant de beugler qu'il est interdit d'interdire. Bien des choses sont interdites à juste titre dans la réalité, où les larmes, le sang et les balles sont réels, mais nous commettrions une erreur en entretenant à l'égard de la fiction, même médiocre, même sans but, une rancune ou une crainte qu'elle ne mérite pas.

Il faut jouer pour devenir sérieux.
Aristote