Atlas des reflets célestes : l'art du voyage immobile
Publié le
28.8.15
Par
Vance
Atlas des reflets célestes fait partie de ces livres qui, malgré la présentation de l'éditeur, le résumé de 4e de couverture ou l'avertissement de la préface d'Alberto Manguel, finissent par vous interloquer, vous surprendre, vous charmer et vous faire rêver. Quelle que soit l'oeuvre artistique présentée, parvenir à engendrer ces réactions est signe d'une réussite presque absolue. Presque parce que, de par sa nature même, sa narration particulière et sa présentation, le livre aura peut-être du mal à passionner. Mais quel pouvoir de séduction dans ces phrases, quelle richesse de l'Imaginaire entrevu !
Ce quatrième roman (car c'en est un) du serbe Goran Petrovic sera peut-être plus aisément abordé par les lecteurs réguliers, les bibliophiles avides de nouveauté ou d'exotisme, les clients de chaque Goncourt ou Renaudot ou les piliers des librairies mainstream. Pour quelqu'un comme moi qui préfère de loin la littérature de genre, l'ouvrage est assurément étonnant. Mais dans le bon sens.
L'étonnement émane d'abord de la lecture de la préface, dans laquelle l'écrivain franco-argentino-canadien, lauréat de nombreux prix et distinctions, dit non seulement son admiration pour le texte à suivre de son homologue serbe, mais choisit d'insister sur la nature de l'ouvrage, cette manière particulière de présenter des planches (on est plus près du traité d'histoire naturelle ou du catalogue d'exposition que du répertoire cartographiques comme le suggère le titre) en choisissant la description littéraire de l'œuvre d'art représentée (photo, triptyque, statue, miroir, miniature, toile, monument, etc.) plutôt que son image : ainsi, plutôt que de nous montrer, par exemple, une photo de ce portail de marbre au visage d'ange sculpté, on aura droit à un encadré contenant un texte inspiré par l'œuvre elle-même, suivi d'un cartouche contenant toutes les caractéristiques (titre, auteur, dimensions, dates et propriétaire ou lieu d'exposition). 52 planches forment ainsi le squelette de cet Atlas à nul autre pareil.
Heureusement, pour le lecteur lambda, habitué aux récits plutôt qu'à une liste d'éléments apparemment sans lien entre eux, les planches sont séparées par des petits paragraphes dans lesquels nous faisons la connaissance de huit individus logeant dans une maison sise dans un quartier tranquille. Construite comme une série de tranches de vie, l'histoire que le narrateur nous rapporte à la première personne (presque toujours du pluriel, car il ne nous est jamais donné la possibilité de déterminer lequel des personnages cités il incarne) nous dévoile les petites manies de chacun de ces hommes et femmes, leurs envies, leurs craintes, leurs passe-temps et, surtout, leurs rêves. Et c'est dans ces petits sketches, écrits avec une élégance presque surannée et une méticulosité confinant à la maniaquerie, le long de ces phrases-gigognes alignant les compléments et transformant chaque récit en recette de cuisine illusoire, qu'on ira de bizarreries en songeries, basculant avec une infinie délicatesse entre les réalités, accélérant ou ralentissant le temps, figeant les ombres et modelant la lumière.
Il y a de la magie dans cet Atlas étrange, une magie puisant dans nos mémoires, nos traditions et chaque élément de notre culture, mais sans ces constants coups de coude et clins d'œil appuyés des auteurs et réalisateurs contemporains : oui, on trouvera des références, de Borges à Vian pour les plus parlantes, mais on y trouvera aussi le surréalisme d'André Breton, la féérie de Tolkien et même un peu du Lovecraft des Contrées du rêve (j'ai parfois eu des réminiscences des Chats d'Ulthar). Ce qui est frappant, c'est que nonobstant le fait de citer sans vergogne Umberto Eco, Salman Rushdie ou Dante, l'auteur insère des références plus obscures et parfois totalement fantaisistes, brodant une trame où réalité et fiction s'entremêlent inextricablement, créant comme pour un manuel de jeu de rôles des lieux, des bibliothèques et des musées imaginaires.
Il y a de la magie dans cet Atlas étrange, une magie puisant dans nos mémoires, nos traditions et chaque élément de notre culture, mais sans ces constants coups de coude et clins d'œil appuyés des auteurs et réalisateurs contemporains : oui, on trouvera des références, de Borges à Vian pour les plus parlantes, mais on y trouvera aussi le surréalisme d'André Breton, la féérie de Tolkien et même un peu du Lovecraft des Contrées du rêve (j'ai parfois eu des réminiscences des Chats d'Ulthar). Ce qui est frappant, c'est que nonobstant le fait de citer sans vergogne Umberto Eco, Salman Rushdie ou Dante, l'auteur insère des références plus obscures et parfois totalement fantaisistes, brodant une trame où réalité et fiction s'entremêlent inextricablement, créant comme pour un manuel de jeu de rôles des lieux, des bibliothèques et des musées imaginaires.
De fait, ce roman est essentiellement poétique, puisant sa force de persuasion et sa puissance onirique dans la richesse de son vocabulaire et des images qu'il engendre.
Dans cet univers balisé, le quotidien d'une cité européenne, avec les voisins râleurs et le facteur compréhensif, on a tôt fait de s'apercevoir que "ces gens-là" ne sont pas comme nous. D'abord, la première chose qu'ils décident de faire, c'est d'ôter le toit de leur maison. Pourquoi ? Pardi, pour avoir un toit bleu à la place, celui du ciel, à la fois miroir, horizon et destination - et se nourrir de sa bleuissance cajoleuse et bienveillante. Tout se passe dans ces petits épisodes d'une vie en apparence tranquille comme si la fantasmagorie dans laquelle ils évoluent faisait intimement partie de notre monde, bien qu'invisible, "indicible" pour la plupart des esprits obtus qui le peuplent. Car à les voir, on peut cultiver les fleurs de félicité, s'éclairer aux brins de lune, échanger des rêves, des grains de beauté ou des ombres, coudre des oiseaux dans des châles ou en abriter dans des chignons, changer de taille en comblant le Vide, envoyer des lettres depuis le royaume des morts, se mirer dans des miroirs qui peuvent refléter le passé ou le futur ou être muet mais chanter magnifiquement, au point de rassembler les étoiles au-dessus de soi.
Ils ont une tante merveilleuse qui passe par les miroirs chaque année afin de les aider à préparer des amulettes, quand elle ne chasse pas les spectres en Amazonie ou qu'elle ne transforme pas les nuages en géants aimables. Ils ont la possibilité de consulter la Serpentiana, sorte d'encyclopédie absolue et infinie, conçue dans un lieu hors du temps et de l'espace - qui rappellera des souvenirs aux rôlistes - susceptible de toujours s'ouvrir à l'article voulu. Ils collectionnent les contemplations de couchers de soleil, les allumettes consumées, les odeurs, les pelotes d'énigmes ou les cartes qui ne sont ni du ciel ni de la terre.
Ils préfèrent la vie lente, sans pour autant être contemplatifs et, indéniablement, connaissent les secrets ancestraux de la Nature, ceux que l'Homme a préféré enfouir au plus profond de son âme pour son propre confort. Enfin, surtout, ils font tout pour que leur vie soit emplie de joie, quitte à s'organiser des jeux afin d'éviter de lire de mauvaises nouvelles (on ne sait jamais, avec la poste) : ils s'évertuent perpétuellement à embellir l'Espace dans lequel ils se meuvent. Leur univers est le nôtre, mais un nôtre infiniment plus grand, car ils ne tiennent pas compte de nos barrières : ils peuvent aller où bon leur semble en suivant les dix millions de chemins d'espoir que proposent leurs songes, ils peuvent voler avec leurs cils, et se souviennent des récits racontant comment aller sur la Lune dans des bateaux en papier aux voiles couvertes de poèmes... Leur quotidien n'est pas rose pour autant : ils sentent le Vide autour d'eux, cette ombre pernicieuse qui s'insinue partout, des recoins des maisons aux angles des âmes et il leur arrive d'en subir les attaques de plein fouet. Sacha est amoureux mais ne sait comment plaire ; Andrei vit prostré dans l'ombre de sa compagne disparue et passe ses journées à mémoriser les horaires des transports, persuadé qu'elle reviendra ; Esther est fascinée par un acteur de cinéma qui ne s'intéresse qu'à son âme et Lyslys désespère de ne pouvoir grandir.
Atlas des reflets célestes est un roman d'une beauté stupéfiante, empli d'une poésie tendre festonnée de nostalgie, s'évertuant à replacer les êtres oniriques, les mages et les fées au sein de notre réalité, s'amusant à nous titiller afin qu'on ouvre les yeux et nos esprits un peu plus grand à chaque fois. Les émotions y sont parfois violentes mais sages, narrées avec une pudeur délicate qui trahit l'affection que porte l'auteur à ses interprètes archétypiques d'une romance suave en forme de voyage immobile, comme si l'on lisait un guide du voyageur imprudent sur les routes de l'Imaginaire. On y sent l'amour des mots et cela suffit pour qu'on commence, une fois la dernière page tournée, à emplir de rires des ballons de baudruche afin d'alléger un quotidien empli de Vide.
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