Des Comics et des Artistes
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Des Comics et des Artistes a vu le jour en 2013 suite à un projet mis en route sur ULULE (une plateforme de financement participatif qui a pour homologue anglophone Kickstarter, plus célèbre et ayant permis la naissance de plusieurs comics outre-Atlantique dont le très bon Womanthology) par le jeune éditeur Muttpop  (qui publiait alors son second ouvrage), afin de permettre la traduction et l'édition en collector de l'ouvrage Leaping Tall Buildings paru en 2012 chez PowerHouse Books, de Christopher Irving (pour le texte) et Seth Kushner (pour les photographies).
Cet ouvrage est donc un recueil de confidences des Grands des comics (plus d'une cinquantaine de profils en tout), autrefois travailleurs de l'ombre, voire de l'opprobre. On découvre ainsi dans leur intimité leurs aspirations, leur philosophie et leur trombine : Non, les auteurs de comics ne se cacheront plus !



Evolution du statut des artistes :

Devenir auteur de comics s'imposait à l'époque de la Grande Dépression par nécessité, il fallait générer des emplois et les comics permettaient d'insuffler un regain d'optimisme dans la population. Comme le souligne Joe Simon, "personne n'y connaissait rien à la bande dessinée à l'époque", d'où Kane ou Shuster qui savaient à peine dessiner. Les comics étaient perçus par l'opinion publique comme semblables au rock, où, à ses prémices, tout le monde pouvait s'y frotter. Ainsi, les réalisateurs de comic strips étaient mal vus, sous-traités pas des éditeurs peu recommandables et facilement remplaçables, "interchangeables". Leur seul souhait était de quitter les comics pour illustrer des strips dans des journaux où le public ciblé était plus mature (cf Joe Kubert : "Publier ses strips dans les journaux était vraiment ce que tout le monde s'efforçait d'atteindre. C'est ce que visaient tous les artistes travaillant dans les comic books.")
A ses débuts, l'univers des comics n'offrait à ses contributeurs nulle garantie et encore moins de rayonnement (alors qu'aujourd'hui les scénaristes et dessinateurs occupent une place de star et les éditeurs se les arrachent) comme le confirme Irwin Hassen : "il n'y avait pas de stars à l'époque. Il n'y avait que des types normaux qui travaillaient durant la Grande Dépression et qui essayaient de gagner leur vie comme dessinateur. Nous ne pensions pas à créer des personnages pour la postérité, nous faisions simplement notre boulot".

Avec Des Comics et des Artistes, on (re)découvre ces tandems mythiques des comics comme les duos Siegel et Shuster, Kirby et Simon, puis Kirby et Stan Lee, Dennis O'Neil et Neal Adams (Batman) ou encore Quesada et Palmiotti. On leur doit notamment la création de personnages comme Superman (Siegel/Shuster) ou Captain America (Kirby/Simon), des intrigues innovantes à chaque époque et une griffe singulière. Au commencement, ils n'étaient que des petites voix qui peinaient à se faire entendre d'où des droits de propriété qui leur glissaient des mains (je pense notamment à Siegel et Shuster, reconnus seulement tardivement pour la création de Superman, et qui vivaient jusqu'alors dans la misère), mais les artistes gagnent petit à petit en reconnaissance : les couvertures de comics arborent de façon inédite les noms de leurs auteurs. Ils sont ensuite progressivement considérés comme de véritables moteurs créatifs, notamment lorsque Carmine Infantino, alors promu directeur artistique chez DC Comics en 1968 (puis éditeur en chef et directeur), recrute une armée de jeunes talents et leur procure un statut et une indépendance artistique. Ainsi, leur sort n'est allé  qu'en s'améliorant, notamment lorsque Jenette Khan chez DC met en place de meilleures conditions de travail : cela a entraîné une plus grande implication et productivité des artistes qui, par un cercle vertueux, se sont  déversées sur l'ensemble de l'industrie des comics en raison de la concurrence entre les différentes maisons d'édition.

Cependant, malgré un vaste palmarès d'artistes présentés dans ces pages (et, malheureusement, beaucoup d'absents), ceux-ci reçoivent un traitement inégal, certainement du à une volonté de Christopher Irving d'être synthétique. L'initié ou le néophyte a déjà rencontré ou rencontrera (quasiment) tous les noms ici présents, mais seuls les "méga stars" (puisqu'il faut leur trouver une appellation, les autres étant déjà des stars des comics) bénéficient de plusieurs pages (cinq pour Frank Miller!) alors que cet ouvrage aurait du s'axer sur des auteurs qui finalement restent dans l'ombre, comme Scott McCloud qui n'a eu droit qu'à une malheureuse page. Autre point qui joue en défaveur de ce titre est le manque de structure entre et à l'intérieur des fiches auteur, dû à une absence cruelle de liens logiques entre les différents paragraphes.

Evolution des comic books : 

Au travers de la présentation des artistes se dégage en filigrane l'histoire des comic books et ses évolutions, tant au niveau du fond que de la forme.  Minée par plusieurs crises, surtout dues à un manque de légitimité et de reconnaissance vis-à-vis du 9ème Art, l'on suit donc les vicissitudes de ce "support culturel bâtard". Et, plutôt qu'une description barbante, ces événements nous sont contés au travers des confidences des artistes, qui, par nécessité et par amour pour les comics, n'ont cessé d'innover, tant sur les techniques employées, que  sur les formats et les intrigues, se détachant de fait d'un public exclusivement composé de "jeunes enfants et d'adultes illettrés".

L'évolution des comics vers une diversité de techniques, d'intrigues, de personnages (je vous conseille pour cela de faire un crochet chez The Lesbian Geek Blog qui traite des personnages issus de minorité mieux que quiconque !) et de formats est notamment due au fait que de tout temps, les créateurs de comics devaient avoir "les épaules solides pour créer leur propre job", nécessitant une constante innovation, comme le souligne Jaime Hernandez : "Je pose mes propres règles et renverse les anciennes. Il faudrait peut-être que je m'emploie à renverser mes propres anciennes règles" car "à chaque fois qu'[un genre] se copie lui-même, il devient ennuyeux et dépassé" (David Mack).

Sur le fond, les comics se sont diversifiés avec plusieurs genres qui s'y sont incorporés et d'autres plus "originels" qui ont été abandonnés. Partis de strips en noir et blanc dans les années 30 lors de la Grande Dépression afin de permettre un regain d'optimisme dans une population à l'humeur morose, les comic books, initialement conçus pour les enfants, font leur entrée vers la seconde Guerre Mondiale et ont une visée plus propagandiste (comme on peut le voir dans Captain America Comics #1 qui se bat, de manière inédite, ouvertement contre les nazis). Puis, lorsque le marché des comics s'amenuise dans l'après-guerre, les romance comics (comme Young Love de Simon et Kirby, première publication en 1947) ont permis d'agrandir le lectorat. 
Une des crises majeures que les comics ont connue durant leur histoire est sans conteste la mise en place du Comics Code Authority en 1954, revendiqué par le sénateur Kefauver et le psychiatre Wertham (car les comics véhiculeraient selon eux des mauvaises mœurs, expliquant de fait la criminalité infantile), qui a bridé la créativité des artistes. En effet, cette organisation de régulation et d'autocensure a favorisé dans le milieu des récits standardisés, insipides et gentillets et les créateurs s'y heurtaient donc dès qu'il s'agissait d'introduire sexe, drogue et armes à feu. A cette crise, les éditeurs ont su en sortir progressivement en la contournant (Stan Lee a initié le mouvement en n'estampillant pas systématiquement le cachet du Comics Code Authority sur ses titres) ou en changeant eux-même certains critères, en espérant que cela ne s'ébruite pas trop (cf l'épisode de Green Arrow/ Green Lantern où Speedy s'injecte une seringue de drogue).
Plus tard encore, durant les différentes crises que traverse ce support dans les années 80 et 90,  l'industrie a pu compter sur des auteurs tels que Moore (Watchmen), Miller (Daredevil, The Dark Knight Returns), Simonson (Thor), Quesada et Palmiotti (création du label Marvel Knight et relance de Daredevil, où le duo a eu l'idée d'inviter un gars d'Hollywood pour le scénario, en la personne de Kevin Smith) pour faire sortir les comics de la mouise (les ventes des titres qu'ils reprennent sont en chute libre). Les scénarios deviennent plus sombres, plus violents, plus "adultes" situant de fait les comics à peu près aux antipodes de leurs débuts.
En outre, en plus de ce tournant inédit, d'autres genres se sont mariés avec la bande dessinée américaine, et c'est grâce à cet éclectisme que le lectorat n'a cessé de croître : l'on retrouve notamment de la satire avec les comics underground comme MAD de Kurtzman, un mélange de folklore et de littérature dans les ouvrages de Gaiman (Black Orchid, Sandman), du journalisme comme c'est le cas de Sarah Glidden par exemple, avec son roman graphique How to Understand Israel in 60 Days or Less, et des "influences extérieures aux comics issues de la musique, du cinéma, de la poésie et du théâtre" (Morrison)  permettant de cibler un public plus adulte. Mais surtout, les comics ont gagné en visibilité et en légitimité, grâce à l'émergence de romans graphiques tels que Maus de Spiegleman, d'Understanding Comics de McCloud (premier théoricien de la BD) et de Watchmen de Moore et Gibbons qui permettent au 9ème Art d'être petit à petit enseigné à l'Université. 

Sur la forme. À l'origine, les comic books étaient donc, comme Stan Lee se plait à le dire, pour de "très jeunes enfants ou des adultes à moitié illettrés" et les dessinateurs n'étaient pas plus matures que leur public puisque nombreux de la première génération n'étaient même pas majeurs : on pense notamment à Jerry Robinson qui entre dans l'industrie à 17 ans (et encre le 3ème épisode de Batman de Finger/Kane), à Joe Kubert à 12 ans ou encore à Jim Shooter à 14 ans. De fait, le graphisme des comics d'antan n'était pas aussi élaboré qu'aujourd'hui et, l'on pouvait aisément copier, voire surpasser leur qualité graphique. Ainsi, petit à petit, on passe d'une bande-dessinée standardisée où les noms des créateurs importaient peu, à des artistes qui revendiquent leurs styles propres, en usant de différentes techniques (comme Peter Kupler qui se plait à mixer l'usage de cartes à gratter, linogravure, pochoir ou encore peinture à bombe dans ses travaux pour un fini unique), en optant pour une mise en page originale (comme Infantino sur Flash qui choisit d'utiliser toute la largeur des cases pour en faire ressortir un style cinématographique ou Chaykin qui emplie ses pages de sons dans Flagg!) ou encore grâce à une collaboration maximale avec les scénaristes qui se fait sentir à la lecture, telle que la fameuse "méthode Marvel", initiée par Stan "The Man" Lee. Aussi, de plus en plus d'artistes considèrent le dessin comme un langage qui permet, à l'instar du scénario, de communiquer des idées, par les expressions faciales et la gestuelle notamment, comme le souligne Jessica Abel : "en tant qu'artiste visuelle [...], ma spécialité est de faire ressortir par le dessin la communication non verbale : les expressions du visage, les postures du corps, la proximité entre les personnages racontent les relations, sans les mots.".


Au-delà du graphisme, des révolutions se sont opérées dans l'industrie des comics concernant le format avec :

-  Le TPB (Trade Paperback) qui était un format de publication alors consacré aux réimpressions d'anciens comic books difficilement trouvables sur le marché ou à des œuvres majeures finies telles que Watchmen ou The Dark Knight Returns. Mais, depuis Sandman, ce format s'applique à des séries en cours de parution, permettant aux éditeurs de capter de nouveaux lecteurs qui, s'ils s'attaquent à une série déjà amorcée, n’auront aucune difficulté à trouver les premiers épisodes. De plus, une publication en TPB peut insuffler un regain de vitalité à un titre qui n'aurait pas fait fureur lors de sa sortie en kiosque, comme c'est le cas par exemple de certains films qui ont plus de succès en DVD qu'au cinéma.
- Le format numérique qui arrive dans les années 90 alors que l'industrie des comics souffre. Internet est alors perçu comme une solution aux contraintes qui pèsent sur les comics, à savoir la censure et les coûts d'impression, grâce à l'émergence de webcomics. Le numérique offre également aux artistes une opportunité d'expérimentation (avec des retours directs des fans) et constitue un moyen d'agrandir le lectorat, la portée de publication étant multipliée (avec des titres très souvent publiés en version numérique puis papier). Des portails, véritables incubateurs de talents, ont vu le jour pour promouvoir les webcomics :  ACT-I-VATE, par exemple, a été lancé en 2006 et a permis à nombre de jeunes artistes tels que Kevin Colden (Fishtown) et Nathan Shreiber (Power Out) d'être les lauréats de la fondation Xeric (qui fournit des aides financières pour l'autopublication). Internet change ainsi la manière d'opérer et de communiquer des artistes (sur leur site mais aussi sur les forums, à l'instar de Bendis), toujours plus près de leurs lecteurs et pouvant poursuivre, parallèlement à d'autres travaux, leurs projets personnels de manière régulière.

Enfin, l'adaptation des comics sur petits et grands écrans a sans conteste favorisé à rendre les super-héros mainstream, les rendant de fait plus légitimes aux yeux de l'opinion publique (bien que certains préféreraient parler de catastrophe culturelle, rendant les adultes peu enclin à mûrir). Au cours des années, les grandes maisons d'édition se sont dotées d'un "Entertainement", les ouvrant à d'autres branches que leur domaine de prédilection : on assiste alors à la multiplication de séries et de films basés sur les comics tels que Le Spirit, Watchmen, Green Hornet... et autres productions estampillées Marvel et DC. Pas forcement signe de qualité, ces adaptations ont cependant permis un agrandissement du lectorat qui n'est pas resté insensible au charme des comics grâce auxquels tout a été possible, comme Kevin Feige le rappelle si bien à Joe Quesada : "Vous êtes la source, vous êtes au sommet de la pyramide. D'un point de vue financier, ce sont les films qui cartonnent mais d'un point de vue créatif ce sont les bandes-dessinées. C'est de là que ça part, et ça profite à tout le reste" !

En bref. 

Au travers de l'histoire des auteurs qui, par leurs confidences, nous dévoilent leurs inspirations et leurs aspirations, c'est l'histoire des comics et de leur légitimité auprès de l'opinion qui en découlent. Véritable miroir de la société, les comics ont évolué avec les contraintes qu'a apportées chaque époque, stimulant de fait l'innovation et un renouvellement permanent des histoires.
Des Comics et des Artistes est indéniablement un bon bouquin, intéressant à bien des égards mais qui souffre tout de même de quelques faiblesses.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Bourré de références ! Véritable encyclopédie des Grands des comics.
  • Retrace l'histoire des comics.
  • Renvoie au débat sur la légitimité des comics.
  • Edition soignée et de qualité à première vue mais...

  • ... couverture trèèèèès salissante et le doré sur la tranche tend à s'estomper
  • Traitement inégal entre les différentes personnalités.
  • Manque de structure dans les fiches.
  • Texte d'Alex Ross coupé.
  • Manque beaucoup d'artistes contemporains... Un second volume pour leur faire honneur ?