The Infinite Loop, tome 1 : L'éveil
Par
En 2014, Elsa Charretier et Pierrick Colinet, tandem ayant déjà œuvré sur AEternum Vale, lancent une campagne de financement sur Ulule afin de permettre la parution de The Infinite Loop en édition limitée, à l'attention seulement des souscripteurs. Le projet fait un tabac et récolte plus de 250% de l'objectif initial. Grâce à la somme atteinte, les auteurs sont en mesure d’offrir une traduction à leur bébé et de partir à la conquête du marché anglophone : IDW le publie outre-Atlantique en avril 2015. Les retours du titre ne manquent pas d'attirer l'attention de l'éditeur français Glénat, qui décide à son tour de le publier ce mois-ci (26 août) dans sa langue d'origine ! It was high time !

The Infinite Loop se passe dans un futur où les extrêmes ont été éradiqués (amour/haine, clarté/obscurité) pour assurer la sécurité de tous et où les voyages temporels se sont développés. Teddy, un agent correcteur d'anomalies, a pour charge de voyager dans le temps et de s'assurer que chaque événement passé se déroule comme de coutume pour éviter des conséquences inconnues sur le futur. C'est donc ça la fameuse boucle infinie. Teddy suit son travail à la lettre sans jamais se questionner sur les anomalies à supprimer dans les différentes timelines, celles-ci étant causées par les "forgeurs", un groupuscule de marginaux. Mais tout change lorsque l'inébranlable Teddy fait la rencontre d'Ano, première anomalie à forme humaine de toute beauté. A cet instant, son libre-arbitre, si longtemps refoulé, resurgit et elle décide d'outrepasser le règlement pour lui sauver la vie.

Tout comme Kelly Thompson (auteur de The Girl Who Would Be King, Womanthology, Captain Marvel and the Carol Corps) qui signe la préface de ce premier tome, les voyages temporels et moi, ça fait deux. Je comprends le concept et tout le potentiel qu'il recèle. Je comprends que c'est un jeu dangereux et qu'il faut s'y frotter avec vigilance. Je comprends qu'on n'est pas en droit de changer les événements passés au risque d'en produire de nouveaux pires encore. Cependant, au vu de toutes les incohérences qu'ils génèrent, je finis par être paumée.
Je pense à des questions d'éthique et de chances loupées ; à une indifférence totale des voyageurs temporels face à des faits tragiques qu'ils pourraient éviter. Je pense à ces films totalement mindfuck comme Predestination où le protagoniste à l'occasion de se tuer dans le passé pour éviter son futur destructeur, et qu'il n'en fait rien. Et ça me désole, ce manque d'initiative, de courage pour permettre au monde d'évoluer, cassant ainsi cette éternelle routine. Car tant qu'on ne fait rien par peur de l'inconnu, on reste prisonnier de cette boucle infinie, et surtout, on s'interdit un monde qui pourrait finalement se révéler meilleur que celui dans lequel on vit.


Mais, la science-fiction n'est ici que secondaire (bien que traitée intelligemment et il est intéressant de voir que le récit s'axe justement sur les anomalies, les incohérences générées par les voyages temporels) et ne sert finalement que de catalyseur à la narration afin d'amener les thèmes qui tiennent à cœur aux auteurs.
The Infinite Loop est d'abord une ode à l'AMOUR. Pierrick Colinet et Elsa Charretier auraient pu choisir un couple hétérosexuel, cela aurait tout autant marché étant donné que n'importe quelle relation est hors-norme dans cette réalité. Mais le symbole est d'autant plus fort avec un couple lesbien puisqu'il s'inscrit dans une question sociale d'actualité pour faire barrage à une homophobie rampante, et plus globalement à mon sens, à la peur de l'autre, de l'étranger.
Mais plus encore, c'est une ode à la LIBERTÉ. The Infinite Loop se concentre sur le libre-arbitre et la force nécessaire pour le reprendre en main, sur la capacité à être soi-même seul détenteur de son destin (je parle ici de destin et non de futur car, bien que la connotation que ce terme entraîne soit -à l'origine du moins- reliée à la fatalité, à l'impossibilité de choisir un parcours autre que celui qui a été dicté pour nous, toutes les Teddy des différentes époques ont connu Ano et se sont battues pour elle… Teddy n'est finalement pas si libre et s'avère être prisonnière de la boucle infinie, le scénario s'étant déjà produit et se produira surement encore), d'aller au-delà des normes imposées par la société pour choisir ce qui est juste.


Ce déclic que Teddy a eu en découvrant Ano, et la remise en question du règlement, ont évidement eu des incidences. L'on découvre donc les réactions qu'ont les individus (au travers de Noël et Léon, personnifications de la Norme par excellence) face à cette anomie et leur profond dégoût en apprenant la relation qu'entretiennent nos héroïnes. Et le fait que cela se passe dans une réalité qui n'est pas la nôtre est plus propice encore à la prise de recul nécessaire face aux  positions extrêmes (allant jusqu'à la mise à mort) que peut avoir l'opinion lorsqu'un individu sort des sentiers battus.
En vivant cachées dans une brèche temporelle à l'abri de tous, Teddy espère pouvoir vivre heureuse avec Ano. Mais cette dernière commence à s'ériger en véritable porte-parole des anomalies humaines (et de fait de l'homosexualité) et nous expose, de façon un peu mécanique, des pamphlets sur la nécessité d'être reconnue par la société et de se battre pour ses valeurs.

Toute cette thématique a été traitée par Pierrick Colinet avec brio (mais à mon goût pas assez approfondie), et il en a fait ressortir toute la poésie qui y est assimilée par la simplicité et la pureté des mots employés qui trouvent forcement écho dans l'esprit du lecteur. Et pour une submersion totale, l'aspect poétique de ce titre se retrouve également au travers des dessins d'Elsa Charretier qui semblent couler, suivre le cours de l'histoire par leur fluidité.
Sur certaines pages, les paroles sont absentes parce que d'aucune utilité, laissant la part belle aux images qui dégagent à la fois la force du récit (reprise en main de la liberté qui peut être violente, cf. les références historiques présentes dans le récit) et sa suavité (au travers de l'amour et de la sensualité, aidée par une colorisation pastelle).
Je félicite le travail de la dessinatrice sur la totalité de ses planches, tant son style, hybride entre Tim Sale et Darwin Cooke (deux de mes artistes chouchous, just saying!), est maîtrisé. J'ai particulièrement apprécié la mise en page en "arborescence", très réfléchie et assez déstabilisante au début il est vrai, lorsqu'il est question de poser sur papier les différents scénarios qui s'offrent à Teddy.

Enfin, il est important de s'attarder sur les bonus qu'offrent ce premier tome : les couvertures des différents épisodes (dont celle de la génialissime Stéphanie Hans), le processus créatif d'Elsa Charretier et des commentaires sur sa manière d'opérer, des scripts de Pierrick Colinet et ses indications pour la mise en page, et, last but not least, une postface bien garnie signée Katchoo, grand gourou de l'homosexualité dans les comics, qui nous retrace son historique.

En bref.
The Infinite Loop, c'est le genre de comic que j'aime, où la simplicité et la fluidité sont maîtres, tant dans les mots employés que dans les formes qu'épousent les personnages. La collaboration du duo se fait ressentir jusque dans la qualité de l'ouvrage et, comme si ce n'était pas suffisant, les thématiques abordées ne vous laisseront pas indifférents : c'est en effet un discours engagé que nous servent ici les auteurs afin de soutenir la cause homosexuelle. Mais par extension, ce que j'en ai retenu, c'est surtout une histoire d'empathie, de tolérance de l'autre et d'acceptation de son soi intérieur, et au diable les préjugés !

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une narration fluide et ma foi efficace (nos questions trouvent leurs réponses, et ça, c'est assez cool!).
  • La SF bien exploitée.
  • Les filles de papier d'Elsa Charretier de toute beauté.
  • La colorisation et la mise en page.
  • Très belle édition 

  • On flotte un peu à la surface : peu d'exploration des personnages et un thème abordé mais pas approfondi.