Roland Habersetzer : un Ronin en Alsace
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Zoom aujourd’hui sur un auteur un peu particulier puisque plutôt connu pour des ouvrages techniques sur les arts martiaux. Néanmoins, même ceux qui n’ont jamais foulé un tatami peuvent apprendre d’un sage qui manie aussi bien le glaive que la plume.

Roland Habersetzer est un précurseur, en France, dans le monde des arts martiaux. Il fait partie des premiers à se frotter au karatedo à une époque où le judo règne et où un sport de combat permettant des coups de pied est considéré comme une pratique de « voyous » (oui, les temps ont bien changé).
C’est un formidable vulgarisateur, de la trempe d’un Brian Greene ou d’un Roland Lehoucq, dans un domaine différent évidemment.
C’est aussi un passionné d’Histoire et un habile romancier.
Enfin, c’est un homme de principes. Qui trimballe avec lui ses valeurs, quitte à avancer un peu moins vite, ou différemment plutôt, que les autres.

Quatre auteurs ont eu, dans ma vie de lecteur et d’apprenti auteur, un impact considérable. Maurice Leblanc, qui fut le premier à me fasciner par sa roublardise et ses tours de magicien taquin. George Orwell, qui me prouva que l’on pouvait tenir des propos visionnaires, d’une extraordinaire profondeur, sans pour autant mettre de côté le noble but de divertir. Stephen King, pour la construction technique minutieuse de ses personnages. Et Roland Habersetzer, pour pas mal de choses qui finalement sont transposables dans bien des arts (cf. ce dossier, revenant sur les principes Shu, Ha et Li appliqués à l'écriture) et même dans bien des moments de vie, qu’ils soient quotidiens ou exceptionnels.

Il peut sembler étrange que l’on soit inspiré par un ouvrage technique. Mais, justement, les livres de Roland Habersetzer ne sont pas seulement des traités expliquant comment décourager l’importun à l’aide d’un mawashi-geri bien placé. Qu’il aborde le karaté, le maniement du tonfa, le kung-fu, le nin-jutsu ou le tir à l’arme de poing, l’auteur ne s’est jamais affranchi de la nécessaire réflexion qui doit guider non seulement celui qui utilise les arts martiaux mais a fortiori celui qui les enseigne.
Ce qui fait la profonde richesse des ouvrages du Maître internationalement reconnu, c’est bien entendu en partie leur côté didactique et pratique, mais c’est aussi leur dimension philosophique, leur questionnement moral. Il ne s’agit pas de mettre une arme dans les mains d’un inconnu mais de permettre à chacun de se défendre tout en ayant conscience de ce que cela suppose comme responsabilité, comme conséquences éventuelles et comme choix personnels.

Roland Habersetzer s’est également rapidement écarté de la fédération et de l’aspect sportif et codifié de l’affrontement pour tenter à la fois de préserver la tradition de son art tout en le faisant évoluer dans un monde moderne, aux menaces nouvelles.
En effet, que serait un art marial (l’art de la guerre, tout de même) s’il échouait à protéger celui qui le pratique ? Et que serait un budo (une Voie martiale) s’il échouait à construire, éveiller, élever l’esprit de celui qui le pratique tout aussi sincèrement ?
Cette dualité en apparence inconciliable, Roland Habersetzer l'explique dans un aphorisme aux sens multiples qui résume (si tant est que cela soit possible) la philosophie de son Tengu : Ne pas frapper, ne pas subir.


Voilà en seulement six mots (et deux quasi interdictions) de quoi s’interroger durant de longues années. Car ce dont il est question ici, c’est de l’essentiel : de l’équilibre et du point de rupture.
Ne pas frapper car la violence, même lorsqu’elle n’est pas inique, conduit souvent aux pires résultats. Ne pas subir car le renoncement à cette même violence oblitère la raison et fait le lit des pires monstruosités (rappelons-nous, à une autre échelle, de Munich et de la fausse joie d’un Chamberlain et d’un Daladier rigolards).
Il n’y a donc pas de règles, pas de principe absolu et rassurant. Tout sera affaire de choix et de circonstances. Le sabre, comme le dit un dicton nippon, restera un trésor dans son fourreau. Mais s’il y demeure à jamais, il risque bien de n’avoir plus aucune valeur un jour.

Si Roland est un ronin, un samouraï « sans maître », c’est aussi parce que son parcours a été édifiant et semé d’embûches, de déceptions, de trahisons parfois. Je vous invite d’ailleurs à en apprendre plus en lisant ses mémoires (un exceptionnel document, passionnant et… gratuit).
L’homme a tenu bon, fondant le CRB (Centre de Recherche Budo), écrivant des billets dans divers magazines, organisant des stages, s’ouvrant à de nouvelles disciplines, réalisant une exceptionnelle encyclopédie sur les arts martiaux (à la valeur culturelle indéniable) et finissant par fonder son école (Ryu), appelée Tengu no michi et associant valeurs indémodables et exigences pratiques modernes.

A plus de 70 ans, l’homme est encore vif, enthousiaste, plein d’une énergie que l’on imagine volontiers inépuisable. Et il est… délicat. Car beaucoup avec la moitié de son parcours seraient pressés de vous écraser de leur savoir et de leur importance. Lui reste ouvert, humble, pédagogue.
Et puis, je l’avais dit à l’occasion d’une critique de l’un de ses romans, en rappelant qu’il avait commencé à influencer ma vie en me faisant presque rater un bus quand j’étais adolescent, c’est Yoda. Ou monsieur Miyagi. Quelqu’un de fort et sage, qui montre la voie, qui prodigue des conseils, qui maintient les braises essentielles quand les ténèbres menacent.

Les auteurs sont des magiciens qui, par leurs sorts habiles, modifient nos humeurs. Font naître des émotions. Certains sont parfois si puissants qu’ils influencent nos vies. Ils sont rares ces auteurs-là. Et ceux qui sont bienveillants le sont encore plus.
Roland Habersetzer fait partie de cette caste ancienne et en voie de disparition, de ces Pères mythiques qui ne mentent pas sur l’âpreté du chemin mais se proposent de tendre une main secourable au cas où l’on déciderait d’avancer un peu, un pas après l’autre, histoire de découvrir ce que nous réserve ce putain de sentier.
Quand tout s'effondre, quand le centre s'écroule, il est bon d'avoir une boussole, un refuge, une bouée... quelque chose qui nie le manque de sens de la poussière et des Ténèbres. Il s'agit d'inspiration, d'espoir, d'éléments concrets sur lesquels s'appuyer lorsque parfois la lassitude guette et fissure même les élans que l'on pensait nobles et les certitudes que l'on imaginait de marbre.
Tenir. Encore. Un peu. Et l'on verra bien. Roland appelle cela la résilience. Oui, après tout, le mot est joli et le concept tentant : résister à l'insupportable.
Quitte peut-être à le vaincre, qui sait ?



Sept fois à terre, huit fois debout.
Dicton japonais

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par les gueux pour exciter les sots
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot…
Rudyard Kipling

Il est temps de réapprendre à ceux qui l'ont oublié que toute chose a un prix.
Soke Roland Habersetzer