Waterloo : le Chant du départ
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La bataille de Waterloo tient une place particulière dans notre culture, liée à ce paradoxe multiple qu'est le mythe de Napoléon. Naguère porté aux nues par des pédagogues nostalgiques d'une ère où la France dominait le monde, puis vilipendé par leurs successeurs au sein d'un mouvement de repentance générale, l'Empereur parvient à ne jamais sortir de nos mémoires et se débrouille, malgré une fin discutable, à conserver une aura particulière chez les Français. Pensez donc : nos meilleurs ennemis, ces rosbifs qui pansent encore leur honte de n'avoir pu qualifier leur équipe de rugby aux quarts de finale d'une coupe du monde qu'ils ont eux-mêmes organisée, alors qu'ils passent leur temps à fustiger notre gouaille, notre morgue et cette désagréable propension à mettre en avant notre Histoire millénaire, observent une attention particulière concernant Bonaparte, le seul héros national qui trouve grâce à leurs yeux, avec Jeanne d'Arc. Ça tombe bien puisque ni l'un ni l'autre ne sont à proprement parler "français" ; cependant, ils ont porté l'image de notre nation si haut qu'ils ne peuvent s'en désolidariser.

Mais revenons à Napoléon. Certes, on ne peut passer sous silence l'emprise despotique qu'il a exercée sur l'Europe, mais tâchons de demeurer sur le strict plan militaire : impossible de passer outre les nombreuses et éclatantes victoires qu'il a remportées, d'abord pour une République encore fragile, puis pour le compte du trône qu'il s'est forgé. Sa stratégie, ses fulgurances tactiques, sa vision de l'art de la guerre alimentent encore les débats dans les milieux appropriés et les Grands Anciens se souviendront sans doute de la glorieuse époque des wargames qui permettaient de revivre sur le papier ces flamboyances guerrières qui firent sa renommée.
Jusqu'à Waterloo.
Et pourtant, quand bien même les politiques hexagonaux répugnent encore à envoyer des représentants à chaque commémoration de la douloureuse défaite, engendrant un malaise perceptible dans les relations diplomatiques avec nos voisins d'outre-Rhin et d'outre-Manche, Waterloo conserve en France une singulière influence : ce chant du cygne, cette fin de règne n'est pas véritablement vécue comme une honteuse déculottée ; elle est même, étrangement, insidieusement, considérée comme un concours de circonstances malheureux dans lequel le petit Caporal aurait été à deux doigts d'un triomphe inouï. Peut-être est-ce dû à cette attitude très française qui consiste à se voiler la face devant des faits pourtant implacables, ou simplement à cette délicieuse pensée d'envisager ce qui aurait pu être si...
Napoléon compte plus de victoires qu'Alexandre le Grand, Hannibal, César, Gengis Khan et Attila réunis, et la plus éclatante sera de renforcer sa légende grâce à son unique défaite !
Qu'en est-il de cet énième récit sur cette "morne plaine" ? Glénat nous propose un ouvrage conséquent composé d'une bande dessinée de 82 pages et d'un dossier documentaire d'une douzaine. Le tout pour moins de 20€ peut d'ores et déjà être vu comme une bonne affaire, tant le prix des albums peut s'avérer élevé.


Écrit par Bruno Falba, storyboardé par Christophe Regnault, Waterloo : le Chant du départ se voit illustré par Maurizio Geminiani qui encre la plupart de ses propres planches. Des dessins d'un classicisme parfois étonnant, fidèle à la ligne claire et faisant la part belle aux expressions des visages en gros plans. En revanche, les personnages perdent très vite en netteté dès lors que le point de vue s'élargit et, malgré une mise en page parfois audacieuse, les scènes de bataille peinent terriblement à retranscrire le choc des corps d'armée, la violence réelle du conflit. De fait, si l'on n'a pas grand-chose à reprocher à la structure du récit, construit sur le témoignage du baron Larrey au cours d'une conversation avec Blücher (nous y reviendrons), la bande dessinée souffre principalement de deux défauts majeurs :
- les planches ne servent qu'à peine à illustrer les propos, n'apportant rien au récit dont la dramaturgie se suffit à elle-même. On a même la désagréable impression que s'il nous était simplement raconté (oralement), l'impact des situations aurait été décuplé, notre imagination comblant aisément les blancs.
- le travail de correction n'a manifestement pas été à la hauteur de ce qu'on peut attendre d'un tel éditeur : les pages sont constellées de coquilles et fourmillent d'erreurs qui sont autant de hauts-le-cœur pour qui se soucie un tant soit peu de la qualité d'écriture. Jugez plutôt, dès la page 10, et sur deux cases adjacentes :
Sa défection a retentie comme une bombe...L'empereur lui a reproché de l'avoir trahit.
A ce point, c'est révoltant. Et quasiment rédhibitoire pour moi.


Pourtant, l'histoire a de quoi fasciner. Le choix de Larrey comme narrateur, déjà : homme extraordinaire, chirurgien émérite, il est considéré comme le père de la médecine d'urgence par la manière dont il a organisé les secours au moment de chaque bataille. Il est le seul dignitaire de l'Empire, le seul des proches de Napoléon qui trouve grâce aux yeux des ennemis de la France. L'histoire commence d'ailleurs au moment où il est sauvé in extremis d'une exécution au lendemain de la bataille de Waterloo et mené au quartier général de Blücher qui le traitera avec tous les égards, tout en tentant de comprendre pourquoi il n'a jamais quitté l'armée napoléonienne. La réponse du baron est cinglante :
Quelle question ! Mais par amour pour lui, comme tous ceux qui ont marché à ses côtés !
Et d'entamer le récit de la dernière et tout aussi fascinante aventure de l'Aigle depuis son retour de l'île d'Elbe, entrecoupé de questions de rhétorique ou de réactions parfois violentes du Feld-maréchal prussien qui vouait une haine mortelle envers Bonaparte (sans doute due à une tripotée de défaites cuisantes notamment à Auerstedt et Iéna). Cela permet d'avoir deux points de vue sur Waterloo, celui d'un homme sensible et intelligent, profondément admiratif de l'Empereur mais ayant la sagesse de conserver le recul lié à sa fonction de médecin, et celui d'un officier supérieur obtus qui, au-delà de son mépris pour Napoléon, reconnaissait à mi-mots à quel point la victoire de la coalition reposa sur quelques détails malheureux.

Cependant, et très honnêtement, les qualités de l'histoire ne sont pas ce qui rend cet album véritablement intéressant. A dire vrai, il vaut mieux se tourner vers des ouvrages plus anciens ou des émissions comme les Grandes Batailles du passé... ou encore lire le dossier en fin de volume. Celui-ci est dû à Jean Tulard, de l'Académie des Sciences Morales & Politiques, et est une véritable mine d'informations. Revenant sur les origines de la bataille, il expose posément les forces en présence et souligne la fragilité de chacun des camps. On a droit à un plan de circonstances, plutôt lisible, à de nombreuses citations croustillantes, à un bilan objectif mais surtout à des réflexions pertinentes (Pourquoi Napoléon a-t-il été battu ?) suivies d'un regard sur "la légende Waterloo" et son impact sur la culture (la littérature, la chanson, le cinéma). On peut également lire un résumé reprenant le destin de chacun des protagonistes qui se conclut par une bibliographie, une iconographie et une filmographie orientées.
Pour qui veut en savoir davantage sur le point d'orgue de la carrière d'un des plus grands chefs militaires de tous les temps, le dossier constitue un point de départ tout à fait correct. A lui seul, il donne toute sa valeur à l'album.
Je terminerai par une citation de Bonaparte lui-même, reprise dans ce dossier, et qui donne une bonne idée de l'angle choisi pour le présenter.
Journée incompréhensible… Singulière défaite où, malgré la plus horrible catastrophe, la gloire du vaincu n'a point souffert, ni celle du vainqueur augmenté : la mémoire de l'un survivra à sa destruction ; la mémoire de l'autre s'ensevelira peut-être dans son triomphe…


+Les points positifs-Les points négatifs
  • Le pouvoir de fascination encore intact de Napoléon.
  • L'aura spécifique à la bataille de Waterloo.
  • Le rapport qualité-prix : 20 € pour une BD correcte et un dossier bien fait, c'est une aubaine.
  • La présentation, avec une jolie couverture et un papier de bonne qualité.
  • Le dossier en fin de volume, pertinent, empli d'anecdotes et de pistes d'étude.
  • Un récit narré d'un point de vue inédit.

  • Des dessins manquant de personnalité et peinant à retranscrire l'intensité du conflit.
  • La partie BD manquant d'âme et presque inutile.
  • Un nombre d'erreurs honteux.