Thorgal Saga : Shaïgan
Par


La nouvelle collection "Thorgal Saga" chez Le Lombard est désormais bien lancée. Après le remarquable Wendigo de Corentin Rouge & Fred Duval, ainsi qu'un Adieu Aaricia que nous n'avons pas eu la joie de lire pour l'heure, c'est au duo qui officiait déjà sur une des séries annexes de la saga, Yann & Surzhenko, qu'incombe la lourde tâche de continuer à satisfaire un public de plus en plus exigeant. Tâche qui, d'après leur propre témoignage (lisible dans deux postfaces), représentait à la fois une gageure et un immense honneur. Car pas facile de surprendre des lecteurs qui connaissent par cœur chaque péripétie traversée par le Thorgal Aegirsson et avaient fini par se lasser de ses dernières aventures. Et hors de question de sortir trop abruptement des sentiers battus, le cahier des charges étant lourdement annoté : l'histoire devant se dérouler au sein même de la saga, il n'était pas possible de changer la donne de manière drastique ni de modifier le comportement et le caractère des protagonistes. Ce genre de projet, courant dans le monde des comics, est loin d'être aussi aisé qu'il en a l'air.

C'est donc sur la période de Shaïgan-sans-merci que le duo d'artistes a jeté son dévolu - à moins que cela n'ait été imposé par l'éditeur, difficile à savoir. Replaçons-la donc dans son contexte. Après maintes tribulations et la naissance de sa fille Louve, Thorgal pensait vivre des jours heureux avec sa famille, de retour au pays, dans le clan de Vikings du Nord où Aaricia et lui avaient grandi. Mais le destin s'acharna encore sur l'Enfant des Étoiles avec l'irruption d'un ancien adversaire qui se fit passer pour lui et causa grand tort à sa famille et ses pairs (cf. la Gardienne des Clefs). C'est alors qu'il prit une décision capitale (et, comme souvent chez lui, très hasardeuse) : puisque les dieux persistent à lui mener la vie dure, et pour éviter que ses enfants et sa femme en pâtissent, il opte pour l'exil. Le temps, comme il l'affirme en un pathétique argument, que "les dieux l'oublient". Sur les routes, il croise son lot de mécréants et bandits, voire d'apprentis potentats, mais surtout celle de sa meilleure ennemie, l'inusable Kriss de Valnor (cf. L'Épée Soleil), impitoyable aventurière qui a jeté son dévolu sur celui qu'elle considère comme le meilleur archer qu'elle ait croisé, persuadée qu'avec lui elle pourra régner sur la Terre entière. Sauf que Thorgal vit suivant des principes totalement opposés aux siens, et il ne l'acceptera à ses côtés qu'un temps avant qu'une mystérieuse sorcière lui propose de mettre enfin un terme à sa funeste destinée en lui permettant d'effacer son nom des tablettes divines (cf. La Forteresse invisible) - ce qui effacera également, pour le coup, sa mémoire, une aubaine pour Kriss qui s'empressera habilement de lui faire croire qu'il est un impitoyable chef de guerre nommé Shaïgan et qu'elle est sa noble et fidèle compagne. La friponne !


Le but de l'album Shaïgan est donc de retranscrire les événements se déroulant pendant les deux tomes suivants de la série régulière (La Marque des bannis et La Couronne d'Ogotaï) au cours desquels nous suivions cette fois les mésaventures de la famille de Thorgal, tandis que ce dernier, amnésique, écumait les mers et rançonnait les territoires côtiers, avec pour objectif de s'achever pile au moment où commence le volume suivant, Géants, lorsque notre héros finit par retrouver la mémoire. Les seuls éléments dont nous disposions jusque lors étaient le témoignage d'un survivant désignant Thorgal comme étant celui qui dirige les troupes de Shaïgan (témoignage qui s'était avéré en partie faux, et destiné uniquement à faire bannir Aaricia) et quelques planches nous montrant un Thorgal perplexe, commençant à se lasser de cette vie de rapines, de combats et de pillages, et surtout désireux de retrouver ses souvenirs oblitérés. 


C'est sur la base de ces indices que Yann a élaboré son scénario : nous retrouvons donc le Viking à la cicatrice à la tête d'une troupe de féroces guerriers, flanqué de l'irréductible Kriss de Valnor et de sa garde rapprochée (des combattantes qui rappellent les shield-maiden de la série TV Vikings). Dès les premières cases, on le trouve ainsi en proie au doute : les raids incessants, la vente d'esclaves, l'accumulation des richesses lui semblent vains, et surtout ne le contentent pas autant que sa cruelle compagne. Celle-ci doit déjà composer avec ses réticences et calmer les frustrations de ses lieutenants qui en veulent davantage et préfèreraient profiter de la fin d'une saison propice afin d'aller piller les riches territoires des îles britanniques. Ces Vikings ont soif de sang et d'or, et leur puissant Shaïgan montre de moins en moins d'empressement à étancher cette soif. D'autant que son amnésie le travaille : dans le visage de cette jeune nonne aux cheveux blonds ou de cet enfant abandonné, n'entrevoit-il pas quelque chose qui lui rappellerait des souvenirs perdus ? Ces brefs instants seront de toute façon interrompus par Kriss, toujours sur ses gardes, qui mettra un point d'honneur à se débarrasser de tout individu susceptible de réveiller la mémoire de son compagnon. 


Alors, sur les conseils d'un sorcier qui a su lire dans les runes gravées à même la paume de notre héros sa véritable identité, Thorgal/Shaïgan entreprendra une expédition destinée à récupérer une épée légendaire enfouie dans un tombeau inexpugnable, ceci afin de s'en servir comme monnaie d'échange contre la révélation de ses souvenirs et de son véritable nom. Le script n'est pas avare en rebondissements, coups du sort et péripéties. La liste des cadavres s'allonge et Thorgal frôle la mort de nombreuses fois. Il usera de ses talents de guerrier hors pair mais également de ses facultés de déduction pour parvenir à ses fins, même si sa naïveté et sa générosité intrinsèques lui vaudront pas mal de désillusions. Le lecteur habitué de la saga retrouvera les références glissées avec méticulosité, comme le stratagème monté par Kriss pour que les Vikings du Nord soient informés de l'identité de Shaïgan - et s'en prennent en retour à sa femme. Au lieu du panthéon nordique des précédents albums, on a droit à une ancienne légende et à des... morts-vivants !


Un récit riche d'exploits mais qui risque pourtant de déplaire à une partie du lectorat. D'abord parce que les dessins de Surzhenko, pourtant appliqués, peinent terriblement à égaler ceux de Rosinski : la mise en page est sage et manque de dynamisme, le découpage est académique mais surtout les personnages manquent de grâce. Kriss, par exemple, n'a pas le charme farouche et juvénile des albums cités plus haut, et est dotée qui plus est de pourpoints et de tenues qui ne la mettent pas en valeur. La palette de couleurs manque de profondeur (on est loin des planches peintes qui ont valu de nombreux prix à son dessinateur) et on sent également une volonté manifeste de réorienter le récit vers le grand public : la cruauté pourtant omniprésente des paroles et des actes apparaît ici voilée, attendrie. Alors que les références à la culture nordique sont beaucoup plus présentes (l'auteur insère bien davantage de noms à consonance norroise que ne le faisait Van Hamme, le créateur de la série, ce qui sied manifestement à un public qui s'est abreuvé à des séries comme Vikings ou The Last Kingdom), on n'a que rarement un aperçu de la violence de ces sociétés. C'est d'autant plus étonnant que les derniers épisodes de la série régulière semblaient au contraire à la fois plus noirs et plus sanglants. Cela reste tout de même agréable à parcourir et est parfaitement rythmé.

Cependant, l'écriture des personnages pose problème, surtout celle du couple vedette. On voit un Thorgal tour à tour hésitant à procéder à des massacres puis se comportant comme un pourceau sans vergogne. Quant à Kriss, elle apparaît nettement plus monolithique que dans les albums précités, toute de fierté et de haine et déjà terriblement suspicieuse à l'égard de son amant. On n'a pas l'impression de voir cette héroïne paradoxale, impitoyable et solitaire, dont la seule faiblesse était d'être tombée amoureuse d'un homme aux idéaux strictement opposés aux siens. Quelque chose ne "colle" pas dans leurs dialogues et on finit par se lasser de voir Thorgal se faire rabrouer par une Kriss systématiquement en colère. En revanche, Yann a su plutôt malicieusement insérer un élément dans la vie de la jeune femme qui s'avèrera crucial pour les albums qui marqueront la fin de l'ère Van Hamme (Kriss de Valnor et Le Sacrifice).

Au final, voilà un album moins formellement réussi que Wendigo, un peu maladroit, mais qui permet de retrouver quelques bribes de cette magie délicieuse qu'on ressentait en parcourant les aventures de notre Viking préféré.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un bel album, au format généreux et à la couverture élégante.
  • Un épisode intéressant dans l'existence de notre héros.
  • La volonté constante de s'insérer avec la plus grande fluidité dans le continuum thorgalien.
  • Le plaisir de retrouver Kriss de Valnor.


  • Un traitement trop sage.
  • Des dessins qui ne sont pas à la hauteur.
  • Une écriture des personnages assez déconcertante.