Viendra le temps du feu
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Imaginez une France qui ne dit pas son nom, dans un futur beaucoup plus proche qu'on ne le croit. Repliée sur elle-même, la nation a fermé ses frontières et mis en place un Pacte National forçant chacun à contribuer : les hommes sont envoyés au front dans les zones troublées par les pays voisins, les femmes sont chargées d'enfanter. Car le pays a terriblement souffert, et pas uniquement à cause d'un dérèglement climatique incontrôlable : il a perdu la majeure partie de ses jeunes en quelques semaines, un cataclysme qui a tant marqué les esprits qu'il a poussé les dirigeants à adopter des mesures drastiques. Restriction des libertés, multiplication des contrôles : pour vivre décemment, il faut contribuer, on vous l'a dit. Travailler à l'effort national, se mettre en couple, avoir des enfants. Il ne fait pas bon atteindre 25 ans et être encore célibataire : non seulement, on vous regarde de travers, mais vous avez droit à des visites régulières pour vérifier votre santé physique et psychique. Quant aux loisirs, ils sont strictement surveillés : les réseaux sont verrouillés et il n'est plus possible d'accéder aux images et aux documents datant d'avant le Pacte. Quant aux livres, on en vend encore... au kilo, dans les supermarchés : uniquement de la littérature de gare, des romances et de l'aventure bon enfant, le reste étant formellement proscrit - car il est hors de question de donner de mauvaises idées à ces jeunes si influençables...


Évidemment, certains se souviennent du temps d'avant, où l'on pouvait lire de la prose enflammée ou des vers de mirliton, et surtout écrire autre chose que des passages du sacro-saint Pacte. Leur nostalgie imprègne ceux qui se sentent laissés pour compte, qui ne parviennent pas à s'insérer dans cette société trop fermée, qui ont envie d'ailleurs, ou d'autre chose, se sentent à l'étroit dans ces murs trop ternes et trop froids, ou dans leur corps dédié à la survie d'un peuple. Ils envient ceux qui ont eu le courage de partir : franchir la frontière, c'est se condamner à l'exil, et nul ne sait vraiment ce qu'il y a là-bas. La guerre, dans le Sud, sans doute, car peu en reviennent, mais ailleurs ? Le réchauffement implacable ou la montée des eaux a de toutes manières transformé une partie du globe en désert invivable. Toutefois, à la marge, certains fomentent déjà ce qui ressemble à une rébellion, acte désespéré visant à bousculer l'ordre. Et ceux-là ont entendu parler de cette communauté libre de femmes, qui ont vécu trente ans, pas si loin d'ailleurs, juste sur l'autre rive du Grand Fleuve, ont accueilli des clandestins, des réfugiés, des parias d'autres régions ou d'autres pays. Elles ont vécu et prospéré en dehors du système, chantant, dansant, travaillant la pierre et échangeant le fruit de leur labeur contre des biens trop difficiles à obtenir à la lisière de la forêt, entre le fleuve et la montagne. Elles ont aimé et se sont aimées. 

Avant d'être exterminées.

Viendra le temps du feu est une dystopie qui prend le soin de ne pas abreuver ses lecteurs par un amoncellement de termes alambiqués, des références scientifiques trop abstraites ou des conjonctures trop irréelles : Wendy Delorme n'est pas John Brunner (mais elle en a l'acuité), elle n'est pas non plus George Orwell (mais on décèle nombre de ses principes dans son texte). Elle est entrée en science-fiction insidieusement, elle qui s'avère plutôt actrice et performeuse, voire ouvertement militante dans la défense des causes LGBT. Cause qui sous-tend le texte de son roman, sans pour autant le phagocyter : on est loin du pamphlet ou du plaidoyer. Elle a choisi pour raconter son histoire une base épistolaire, un choix risqué car il va sensiblement limiter l'action et le rythme en laissant davantage de possibilités aux personnages de s'exprimer et, par ainsi, de s'ouvrir au lecteur qui découvrira à travers eux les facettes d'un monde tellement proche du nôtre et cependant encore fort éloigné. Chaque chapitre s'avère donc un fragment d'une longue lettre rédigée en temps réel par les protagonistes, quand ce ne sont pas des extraits laissés par ceux qui ne sont plus.


Après une citation en exergue de Velibor Čolić (un écrivain bosniaque vivant en France), le roman s'ouvre par Ève qui écrit ces mots : "Elles sont mortes, toutes." Ève a fait partie de cette communauté vivant en quasi-autarcie mais a été contrainte de quitter ses "soeurs" pour s'installer à la Ville et y élever son enfant en tentant, tant bien que mal, de s'adapter aux codes d'une société totalitaire et brutale, se forgeant une existence relativement confortable en leurrant les Autres (c'est ainsi que les Soeurs appelaient les habitants de la ville) et en se leurrant, tout en portant en elle un traumatisme terrible, celui d'une perte et d'une trahison qui suppurent en son être comme une blessure ouverte.

Alors s'exprime Louise. Cette jeune femme ne vient pas de l'Extérieur, et pourtant elle ne se sent pas totalement chez elle dans les murs de la cité. Elle a grandi à l'autre bout du territoire, face à la mer, au pied des falaises, avant que les touristes n'en fassent une destination prisée et ôtent à son village natal toute son essence. Louise s'est adaptée, elle a grandi et s'est fait une double place ici : le jour, elle contribue à l'effort national en distrayant les clients du supermarché, sous un costume de castor. La nuit, elle se déshabille dans un club fréquenté par les hommes - car au coucher du soleil, le puritanisme de façade de la société laisse place aux désirs inassouvis qu'il engendre. Pour qu'on la laisse tranquille, elle s'est "mise en paire" avec Raphaël, son meilleur ami : il la protège et elle le protège (car il cache un terrible secret) et ensemble, ils donnent le change et s'évitent ainsi le regard inquisiteur et les questions suspicieuses des autres. Néanmoins, à 25 ans et sans enfant, ils commencent à éveiller des soupçons...


C'est dans ce Gentlemen's Club qu'elle a déniché, lors d'une pause, un livre. Oh, pas un de ces minables écrits distribués dans les commerces (et donc autorisés par l'État), mais un texte qui a échappé à la censure et aux autodafés, libellé par Rosa, une femme attendant la mort sous terre après l'assaut donné contre sa communauté, et dont la lecture la bouleversera.

Raphaël prendra également la plume pour écrire à sa mère une lettre d'adieux, car il prépare quelque chose qui bouleversera la société et il désire que cette femme, qui l'a tant aimé et protégé durant une enfance compliquée, puisse le comprendre et lui pardonner. Plus tard, le livre s'ouvrira aux écrits de Grâce, elle aussi issue de la sororité rebelle et qui survit dans les bas-fonds de la cité, se nourrissant grâce aux maigres avoirs dispensés pour les basses besognes dont personne ne veut, circulant dans les ombres des ruelles en évitant les rondes policières et cherchant des survivantes du massacre dont elle a réchappé. Et même l'enfant d'Ève s'essaiera à cet exercice de l'écriture, voulant faire comme sa maman qui écrit tous les soirs (et se mettant ainsi, sans le vouloir, hors-la-loi).

Par un style gracieux, aux tournures ciselées et élégantes et au lexique érudit (outre Les Guérillères de Monique Wittig, dont de nombreux extraits parsèment l'œuvre, l'on repèrera des citations sublimes des émouvantes Lettres à un jeune Poète de Rainer Maria Rilke tout comme des références plus discrètes au travail de Keiichiro Hirano), Wendy Delorme s'applique à nous narrer les actes d'amour, de foi, d'espoir et de désespoir d'individus qui refusent, d'une manière ou d'une autre, de se soumettre aux diktats d'une société qui ferme ses portes et se replie sur elle-même au prétexte de se protéger. En faisant de ses héros les narrateurs de leur propre histoire, elle souligne leur mal-être tout comme leurs joies ineffables et leurs rêves brisés et dépeint un monde gris, morne et terne dont les couleurs comprimées s'exhalent clandestinement dans l'ombre. Si le rythme manque, il est remplacé par une tension permanente : celle de Raphaël qui complote, de Grâce et Ève qui se cherchent sans le savoir, de Rosa qui sent la mort venir... 


Et derrière ces combats pour la liberté d'être se dévoile un autre, qui nous touche davantage peut-être ici : celui pour la Culture. Car les livres, on l'a vu dans de nombreuses oeuvres tragiques et pessimistes (de Farentheit 451 à Equilibrium), sont les premières victimes collatérales d'une radicalisation aussi brutale : les forces de l'ordre s'en prennent aux livres faute de pouvoir tuer les idées et supprimer les émotions. Chez ces rebelles se rassemblant en secret, on cultive le goût des livres, on les recueille, on les protège, on les chérit et on les apprend, vestiges précieux des ères qui ne sont plus, témoignages de ce qui a été et pourrait advenir. Alors, pour survivre, on écrit.

Roman fascinant, profond et émouvant, qui saura séduire les lecteurs occasionnels comme les passionnés.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman sensible inscrit dans l'air du temps.
  • Un style épistolaire fluide et élégant.
  • Des références pointues très pertinentes.
  • Une dystopie tout à fait abordable, sans technobabble.
  • Des personnages dépeints avec délicatesse.
  • Bien que porteur de nombreux messages chers à l'auteur, le roman évite le piège du pamphlet.


  • L'absence presque totale de dialogues peut dérouter.