Les Chefs-d'oeuvre de Junji Ito
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Sur Univers Multiples, on connaît la valeur de Junji Ito, un mangaka aussi inventif que subversif comme se plaisait à l'affirmer notre spécialiste ès manga Tacgnol. Il est vrai que celui qu'on surnomme "le maître de l'horreur nippone" s'est taillé une sacrée réputation avec des titres comme Tomie ou Sensor, se réclamant de grands noms du Fantastique tels Lovecraft ou Stephen King. Il y a pire comme références, voire maîtres à penser. Toujours est-il que sa renommée lui a valu d'être régulièrement adapté, généralement en animation, ce qui lui a permis d'attirer un nouveau public qui l'a découvert par le biais d'influenceurs. De quoi pousser les éditions Bragelonne, par le truchement de leur label spécialisé Mangetsu, à proposer aux aficionados et aux amateurs de curiosités un recueil doctement intitulé Les Chefs-d'œuvre de Junji Ito (en deux volumes). 

Comme d'habitude chez cet éditeur, le produit flatte l'œil : une couverture pelliculée et vernie dotée d'une jaquette en papier glacé très lumineuse reprenant un melting-pot de certaines des figures horrifiques de l'ouvrage, dont le foisonnement chamarré tranche avec le dos, plus élégant et sobre avec un titre qui ressort dans une encre métallisée au-dessus du visage inquiétant de l'un des personnages phares de l'œuvre : Fuchi, la mannequin au sourire carnassier. 

L'intérieur est d'excellente facture (papier Selena) avec des pages de garde aussi agréables au toucher que dérangeantes à la vue par leur graphisme un peu hypnotique. Ce mélange paradoxal de douceur et d'horreur viscérale fait tout le sel du style particulier de cet auteur. Préface, postfaces (dont une de l'auteur qui commente également chacune des histoires présentées, elles-mêmes accompagnées d'une page de crayonnés tirée de ses carnets personnels), présentation de l'artiste et d'autres de ses œuvres : chaque ouvrage est très richement pourvu. Et c'est sans compter sur la dizaine de nouvelles (dont une histoire courte par volume) qui en constituent l'essentiel.

Pour qui désirerait découvrir Junji Ito, on peut difficilement faire mieux. D'autant que dans le premier tome, les histoires sont rangées dans l'ordre chronologique de leur parution (de décembre 1990 à mars 2003), ce qui permet de mieux analyser l'évolution du style singulier de cet auteur - le second tome vient en complément, avec des récits tout aussi variés et s'étendant sur deux décennies. L'on découvre alors ces dessins clairs, avec des personnages aux visages peu détaillés mais suffisamment expressifs et reconnaissables : généralement des adolescents, parfois de jeunes adultes ou des enfants. Le noir et blanc est dispensé sans effort apparent, les décors et costumes sont sobres, la mise en page plutôt sage même si l'on aperçoit dès les premiers contes quelques cases qui sortent du lot, débordant sur les autres, s'étendant dans la diagonale voire sur la feuille entière. Bien entendu, le sens de lecture choisi par l'éditeur est le japonais (un choix qui se discute, encore une fois), mais l'on s'y fait très vite et on ne se perd pas dans les pages comme cela peut être le cas dans quelques mangas modernes. 


Et, petit à petit, on commence à comprendre le fonctionnement d'Ito : il ne faut pas s'attendre à des histoires terrifiantes, à ne pas lire la nuit tombée. La plupart ne devraient même pas engendrer de cauchemars, tout au plus une vague trace éthérée dans notre subconscient. Non, chez lui, l'horreur survient presque banalement, parfois insidieusement : le premier titre fait état d'un disque qui envoûte ceux qui l'écoutent. Dans Le Vieux Vinyle, la peur est absente, on assiste plutôt à une escalade de faits précipités ; le surnaturel n'est pas vraiment expliqué malgré une enquête hasardeuse qui n'est pas sans rappeler le mécanisme du script des Mains du diable. Cela aurait pu être tombé d'un recueil d'Edgar Poe.


L'histoire suivante, Frissons, est nettement plus représentative du "style" Ito : il y a encore un objet maudit (une figurine de jade) mais ce qu'elle entraîne est vraiment plus glauque car les victimes sont atteintes d'une forme d'éruption cutanée "à l'envers" : au lieu de furoncles ou de rougeurs, ce sont des trous qui se multiplient sur la peau. La vision de personnages transformés en gruyère vivant a de quoi déstabiliser, et c'est l'un des axes sur lesquels agit l'auteur : par des mutations, des maladies, des visions cauchemardesques, les corps se déforment, les cous s'allongent, les têtes se multiplient, se superposent ou... s'envolent. À côté de ces récits-là, d'autres, encore plus troublants, nous évoquent des rêves durant une éternité (Un rêve sans fin), des marionnettes qui tirent, littéralement, les ficelles de l'existence de toute une famille (Le Castelet) ou encore, dans le titre le plus écœurant du premier recueil, comment un excès de graisse peut ruiner une famille entière (Lipidémie : plus jamais vous ne verrez l'acné de la même façon !). 


Cependant, cette forme d'horreur épidermique, charnelle (qu'on pourrait rapprocher de quelques-uns des films précoces de Cronenberg) n'est pas absolue : il est ainsi arrivé à Ito d'explorer certaines formes de violence plus psychologique, n'induisant aucun paramètre proprement horrifique ou surnaturel. Ainsi, dans la Sadique, il met en scène une jeune fille qui martyrise un gamin dont elle a la charge - un comportement qui aura des répercussions terribles une fois qu'elle deviendra adulte.

Enfin, pour faire bonne mesure, Le Peintre introduit un personnage-clef dans l'univers d'Ito : Tomie, jeune fille qui oblige les artistes qu'elle rencontre à tenter, en vain, de mettre en images ou de sculpter son incommensurable beauté - alors que la moindre photo d'elle révèle un faciès démoniaque se superposant à son visage d'ange. Elle et Fuchi, la "femme-requin" citée plus haut, sont d'ailleurs devenues des figures reconnaissables de la pop culture (et ont leur propre figurine Funko). Le second tome fera ainsi également allusion à elles, y ajoutant Soichi (le garçon qui bouffe des clous et colporte des rumeurs) ou encore la très troublante femme-limace. Ce volume s'achève d'ailleurs par une postface analytique, qui propose une approche aussi surprenante que pertinente de l'oeuvre de cet auteur atypique : la relation à l'être aimé ou à son propre corps constituent sans conteste deux des axes majeurs des histoires de Junji Ito.


Si l'on peut raisonnablement être déçu de ne pas avoir tremblé autant que prévu, on ne pourra nier que ce mangaka a le don de représenter des scènes très glauques, nauséeuses, qui tranchent avec l'ambiance lumineuse et légère de son encrage, la finesse de son trait : le corps du rêveur Tetsurô Mukôda, l'impensable secret de la famille dans La Lignée, l'inéluctable transformation de Yuko, la fin sanglante de Lipidémie ou du Mannequin ont tout de même de quoi hanter vos pensées. Mais ce qui achève de déstabiliser le lecteur, c'est la propension d'Ito à ne pas clore ses histoires, préférant ne pas révéler les origines de tel objet, les conséquences de tels événements, l'avenir de tels personnages. Comme il le dit lui-même, il s'agit d'un choix délibéré, celui de nous laisser le soin d'imaginer la suite. Toutefois, avec le très réussi la Ville funéraire, il lui arrive d'écrire un récit complet qui s'achève en une conclusion aussi logique que satisfaisante. 

Certaines de ses histoires rappelleront le Lovecraft des Rats dans les murs, quand elles ne s'aventurent pas dans une forme fuligineuse de la SF comme La Couleur tombée du ciel ou Dans l'abîme du temps. Quant aux Tuyaux hurlants dans le tome 2, on ne peut s'empêcher de repenser à un épisode célèbre des X-Files... En revanche, la structure générale de ses scénarios, le mécanisme de ses intrigues s'apparentent aux nouvelles de Stephen King, effectivement. Avec un traitement parfois presque léger, une forme d'indifférence déroutante.

Une œuvre à part, un artiste singulier et un produit de qualité. Parfait pour les soirées des fêtes de fin d'année !




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une édition de qualité, esthétiquement réussie, au contenu très riche.
  • Une sélection d'histoires rangées chronologiquement (du moins dans le tome 1) qui permet d'observer l'évolution du style et d'explorer les obsessions de l'auteur.
  • Un commentaire personnalisé qui donne de précieuses indications sur les circonstances de rédaction.
  • Des personnages qui sont devenus des références de la pop-culture.
  • Ça se lit vite.


  • Moins terrifiant qu'horrifique, et moins horrifique que dérangeant.
  • Une propension à laisser la fin "ouverte" qui peut déstabiliser ou agacer.