Cadres noirs 1/3 : Avant
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"Je n'ai jamais été un homme violent. Cette violence-là n'est pas à moi.
C'est le résultat des humiliations et du sentiment de devoir vivre sans espoir."


Il est malaisé de parler d'un thriller sans en dire trop. Ce premier tome de Cadres noirs aux éditions Rue de Sèvres offre l'incipit d'un triptyque extrêmement prometteur basé sur le roman de Pierre Lemaître (c'est un partenariat qui a déjà fait naître les adaptations de Au revoir là-haut, Couleurs de l'incendie et trois tomes de Brigade Verhoeven). Lemaître est un auteur que nous affectionnons, ici, comme le prouvent plusieurs articles le concernant, dont cet article de présentation de son travail.
Adapté scénaristiquement par Pascal Bertho, sous les coups de crayon de Giuseppe Liotti et grâce aux couleurs de Gaëtan Georges, cet album entame le combat d'un homme désespéré contre un système d'un absolu cynisme. Le roman a déjà connu une adaptation télévisuelle, qui mettait en scène Éric Cantona, sous le nom de Dérapages.

Permettez que l'on reste ici assez flous au sujet de la trame narrative et qu'on en vienne assez vite au commentaire de l'œuvre, histoire de ne pas trop dévoiler ce qui fait le sel de ce genre en particulier. L'on répète souvent que, si le travail est rondement mené, le spoil ne saurait gâcher le plaisir tant la qualité d'un ouvrage va bien au-delà de la simple notion de ce que ça raconte... C'est tout à fait vrai, si l'on y ajoute quelques exceptions au nombre desquelles le thriller dans lequel le processus de l'enquête et ses surprises font parties intégrantes de l'intérêt inhérent au récit.

Posons donc le décor : Alain Delambre est un cadre, formé aux techniques des ressources humaines, qui, depuis quatre ans, ne connaît que chômage et petits boulots alimentaires. Le désespoir le guette.
Alors quand une grosse société passe une annonce pour un poste de DRH qui semble taillé sur mesure pour lui, Alain n'hésite pas et postule... sans se douter qu'il met là le doigt dans un dangereux engrenage qui le mènera bientôt à devoir emprunter de l'argent et à participer à un jeu de rôles, dans le contexte de son recrutement, simulant la prise d'otages de candidats à d'autres postes.
Sa relation avec sa femme et ses filles s'en verra chamboulée tant la confiance qu'elles lui accordaient souffrait déjà d'une certaine fragilité depuis ses accès d'agressivité sur son dernier lieu de travail... et sa vie va peu à peu prendre une tournure catastrophique.


Scénaristiquement, c'est du très bel ouvrage d'adaptation, très fidèle, avec des aller-retours entre le présent carcéral d'Alain et son passé sous forme de flashbacks. Tout ce tome 1 s'échine à faire naître en nous une sympathie réelle pour ce personnage que la société a brisé malgré toute sa bonne volonté. 
On le comprend : on a tous obligatoirement été ou connu quelqu'un comme lui à un moment ou un autre, mis sur le côté et se sentant peu à peu de plus en plus déclassé, de plus en plus largué par ce monde du travail qui, lui, n'a de cesse de continuer à avancer. 
Notre empathie pour Alain est réelle. 
Mais c'est alors, vers la fin de ce tome 1, que l'on nous présente une facette inattendue du personnage. Facette que l'on ne parvient à comprendre que grâce à l'empathie que l'on a développée envers lui au fil des pages (la BD en compte 80, d'ailleurs, soit dit en passant). Certes, au fil du volume, on se rend bien compte qu'il est minutieux, ne laisse rien au hasard, veut à tout prix se sentir prêt pour cette étrange épreuve de recrutement... mais après tout, il joue le confort de sa famille et a un emprunt conséquent à rembourser. Du coup, même si l'on se dit qu'il exagère grandement sa préparation mentale en vue du fameux jeu de rôles, on voit quand même difficilement venir (à moins de connaître l'œuvre originale) ce que la fin de ce tome 1 suggère... et ça annonce deux albums à venir particulièrement intéressants en termes de révélations.
Cela fonctionne : les auteurs réussissent à nous faire accepter sans peine d'avoir été ainsi manipulés par le récit, dans un intelligent parallèle avec la démarche d'Alain qui lui aussi cachait bien son jeu.

Si je devais trouver un défaut à ce titre, ce serait sans doute le manque de surprise du présent de narration en prison (il s'y passe des choses, mais c'est très convenu) alors que, a contrario, tous les retours en arrière dans le passé, via les pensées ou la confession écrite d'Alain, eux, tiennent en haleine et parviennent souvent à étonner.


Au niveau du dessin, l'album arbore un dessin semi-réaliste absolument parfait pour ce type de récit : aller vers un style plus réaliste aurait davantage figé le trait et rendu les émotions moins lisibles ; aller vers un traitement plus caricatural l'aurait décrédibilisé. Puisque l'on abordait les émotions, c'est la grande force du dessin, précisément : chacune d'entre elles est instantanément identifiable sur ces visages et ces corps extrêmement expressifs. Et ça aide grandement à la naissance d'un sentiment d'empathie, bien entendu.
La mise en page est sans fantaisie mais d'une maîtrise évidente. Ici, les cases et les phylactères sont sagement rectangulaires et les plans sont généralement ceux que l'on attend d'une bande dessinée de ce type : des plans larges, des plans américains, quelques gros plans et très gros plans, parfois une légère plongée ou une légère contre-plongée... rien de très folichon, mais la vie sans artifice d'Alain ne mérite guère d'effets incroyables, sans quoi on trahirait le propos.
La mise en couleurs, elle aussi cohérente avec le récit, est relativement terne et convient en cela parfaitement à ce qu'on attend d'elle. A noter une petite fantaisie bienvenue quand même : le papier des planches se déroulant dans le passé est jauni, là où le papier des planches montrant des événements contemporains est d'un beau blanc javélisé. C'est élégant et pertinent ; voilà un effet qui doit être extrêmement rare. 


Thriller social très bien écrit et jusque là très bien adapté, Cadres noirs est à conseiller à toute personne cherchant une lecture militante, engagée et désillusionnée (certains diront "lucide") de ce monde du travail où la main-d'œuvre est devenue une marchandise comme les autres, une variable d'ajustement.
C'est une histoire âpre, impitoyable et malheureusement réaliste qui signe une charge contre l'univers des grandes entreprises mais aussi contre le traitement médiatique putassier des faits divers sur les chaînes d'information continue.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une adaptation fidèle d'un roman déjà assez intéressant.
  • Un dessin efficace et très expressif.
  • Une présentation d'une grande lisibilité.
  • Des instants de vie carcérale sans grande surprise scénaristique.
Chroniques des Classiques : 1984
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Voilà un classique devenu bien plus qu'un roman : chef-d'œuvre visionnaire et tragique, le 1984 d'Orwell est d'une intelligence remarquable et d'une efficacité encore bien réelle de nos jours.

1984 de George Orwell est indubitablement un roman choc, aussi brillant que profond. Des décennies après sa publication, cette dystopie terrifiante n'a rien perdu de sa force. Bien que le roman date de 1949, il est toujours aussi intemporel, émouvant et supérieurement intelligent.
Difficile pourtant de définir précisément ce qu'est 1984. Roman engagé, profondément littéraire, œuvre de SF, essai sur l'oligarchie et même histoire d'un amour tragique, le récit, pourtant pas très long, semble toucher à l'universalité tant il marie avec aisance des domaines variés et souvent opposés.
Mais pour faire simple, 1984 est d'abord l'histoire de Winston Smith, modeste employé du Ministère de la Vérité, qui se rebelle contre un régime totalitaire et va découvrir l'amour dans un monde où même le sexe est devenu un crime.

Orwell, s'inspirant de régimes néfastes bien réels, va composer un monde dur, laid, terne, où chaque seconde de la vie des individus est contrôlé par le Parti. Où même les sentiments sont suspects. Ce régime socialiste, tentaculaire et étouffant, repose sur quelques principes aussi fascinants qu'efficaces : novlangue et doublepensée. Il est utile de s'attarder un peu sur chacun d'eux.

Sans les mots, l'idée meurt
La (ou le) novlangue (ou newspeak en VO) est la langue officielle de l'Océania. Sa particularité réside dans le fait qu'elle perd des mots chaque année. Le but étant de contraindre la pensée par le langage. Cela se fait de plusieurs manières. La plus simple est l'élimination des mots jugés inutiles. Par exemple, si l'on garde "bon" en novlangue, alors "mauvais" ou "mal" sont inutiles, car on les remplacera avantageusement par inbon. "Meilleur" est supprimé également et devient plusbon. Et des termes comme "magnifique" ou n'importe quel superlatif passent également à la trappe grâce à un doubleplusbon. 
Il n'y a plus également de différence entre nom et verbe. Si "couteau" contient déjà l'idée de couper, alors le verbe "couper" n'a plus de raison d'être. 
Si dans la vie de tous les jours (pour faire des courses ou parler de la météo) la novlangue ne paraît pas si effrayante que cela, c'est dans le domaine politique qu'elle déploie toute sa puissance. Il n'est plus possible, en novlangue, de critiquer le régime (l'angsoc) ou de réclamer liberté ou égalité, tout simplement parce que ces idées ne sont soutenues par aucun terme.
Ainsi, "libre" ne peut être utilisé que dans le sens où un chemin, dégagé de tout obstacle, peut l'être.
En réalité, tant de concepts sont définis en novlangue comme crimepensée qu'il est absolument techniquement impossible pour un membre du parti de tenir un discours rhétorique non-orthodoxe. Un fou pourrait dire "Big Brother est inbon", dans le meilleur des cas, mais rien ne pourrait étayer son discours. 
La novlangue, c'est le contrôle par le vide. 

Corriger et oublier
Si la novlangue est déjà bien rock n'roll, la doublepensée l'est encore bien plus (le concept nous avait d'ailleurs inspiré cet article concernant la continuité dans les comics). L'un des principes les plus importants de l'angsoc se niche dans cette étrange doublepensée. Il s'agit en réalité de faire cohabiter, au sein d'un même esprit, deux idées contraires lorsque cela est nécessaire, puis de se convaincre de la non-existence de l'idée qui ne cadre plus avec les buts ou les dires du Parti.
L'une des conséquences de la doublepensée est la fluctuation du passé et l'impermanence des faits. Pour être raccord avec les déclarations de Big Brother ou l'ennemi du moment (le pays est en état de guerre permanente), il faut retoucher les articles de journaux, les photos, les livres, les statues, les dates, les affiches, le moindre signe qui n'est plus en accord avec les buts présents. Pour cela, des employés corrigent donc sans cesse les écrits passés mais se doivent d'oublier aussitôt jusqu'à leur correction. 
Les habitants de l'Océania vivent dans un épouvantable présent, malléable et pourtant constant, sans racines ni projection à long terme possible.

Trahir vraiment
L'on pourrait encore parler des télécrans, caméras placées partout chez les membres des classes supérieure et moyenne, des privations, de l'emploi du temps épuisant, de la destruction de la cellule familiale, mais le simple contrôle mental imposé par le langage, ainsi que la réécriture permanente de l'Histoire, tissent déjà une toile effrayante et oppressante.
Aussi, lorsque Winston découvre l'amour en la personne de Julia, c'est plus qu'une bouffée d'air frais, c'est la Lumière naissant au sein des Ténèbres, l'embryon de grain de sable se nichant dans les gigantesques rouages d'une machinerie lourde et inhumaine. Et là encore, Orwell va s'ingénier à démontrer l'imparable efficacité d'un système qui peut se prémunir de n'importe quel sentiment, n'importe quel instinct. Car, en Océania, on ne tue pas d'opposants. Ou alors après les avoir convertis, lorsqu'ils en viennent à aimer vraiment Big Brother, quitte pour cela à tout renier.
Renoncer à Julia, non sous la torture, de manière forcée, comme aurait pu l'obtenir une vulgaire Inquisition, mais y renoncer pour de bon, de tout son être, nier les sentiments et ce qui faisait de lui un individu et non un disciple, voilà ce qui va perdre réellement Winston.
C'est sans doute ce qu'il fallait pour donner une dimension lyrique et poignante à ce monde atroce... qui a bien des similitudes avec le nôtre.

Projections
Les classiques ont souvent des effets secondaires dans la vie privée, médiatique ou politique. Ainsi, "Big Brother" est devenu une expression courante, souvent d'ailleurs dans la bouche de certains journalistes stupides, pour désigner des caméras de surveillance ou l'inclination à la sécurité [1].
Pourtant, ce qui s'est le plus vérifié dans le monde réel passe surtout par la novlangue et la doublepensée. Voire même par le sombre et terrifiant concept résumé par "2 + 2 = 5" (cf. cet article).
Notons par exemple en France les pratiques éditoriales permettant notamment de supprimer de larges passages de livres destinés à la jeunesse, ou de supprimer des temps pour tout mettre au présent, sous de fallacieux prétextes.
Au niveau de l'éducation nationale, le bilan n'est guère meilleur. Napoléon, pourtant personnage central de l'Histoire de France mais étant jugé non politiquement correct par l'angsoc le frasoc le gouvernement et certains "intellectuels", s'est évaporé au profit de quelques cours sur les jachères [2]
Et nous avons nous aussi nos "machins" censés faire évoluer la langue, comme le Conseil Supérieur de la Langue Française, dont le fait d'armes principal est d'avoir pondu la réforme de l'orthographe de 1990, une hérésie (qui ne simplifiait rien) que les ministères essaient encore de nos jours d'appliquer à grands coups de circulaires (notamment dans l'éducation nationale). Je ne parle même pas de cette merde d'écriture inclusive issue de la peste woke (cf. cet article).
Et puis... il y a ce qui est... encore plus insidieux. Pas officiel. Ce lent glissement, visqueux et nauséabond, vers le simple, le facile, le bête.
C'est le cas des journaux télévisés, tous identiques sur le fond car basés sur le principe du plus petit dénominateur commun. C'est le cas aussi de la masse, ce qu'Orwell appelle les prolétaires mais qui a aujourd'hui une autre signification, non liée aux revenus ou même à la supposée "éducation" (et quelle est-elle cette éducation dans un monde où le système éducatif décrit des courbes d'architecte et passe sous silence d'illustres personnages ?). Cette masse grouillante, abêtie, informe, qui se répand sur le net et dévore les émissions de télé-réalité avec un plaisir orgasmique, qui ne lit plus, qui est dans le culte du clinquant et de l'immédiat, qui s'enivre de plaisirs aseptisés sur écrans glacés, c'est bien une masse orwellienne, gigantesque et effrayante, pressée de se perdre dans des expressions et des termes qui, ne voulant rien dire, recouvrent tous les possibles [3].

Ainsi, 1984, en plus d'être un excellent roman à la modernité intacte, s'avère prophétique par bien des aspects. Oh, bien entendu, les dérives actuelles, bien que réelles, sont plus douces, plus sucrées. Il est toujours plus facile de tuer la liberté en s'en réclamant, ou de mettre à sac l'éducation sous le prétexte de l'améliorer.
Reste à retenir l'édifiant aphorisme de Winston, prétendant avec raison que la liberté, c'est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Sans la permanence des faits, sans évidences, sans axiomes, sans un socle commun, il n'y a plus de logique ni de civilisation. Les opinions peuvent être diverses, mais les faits doivent demeurer inviolables. Il en va de la réalité de notre monde. Et de notre capacité à l'appréhender et à juger ses égarements comme ses réussites.

À lire absolument.




[1] Une caméra de sécurité, dans la rue, ne surveille personne. En réalité, on ne visionnera les enregistrements qu'en cas d'agression, pour identifier un criminel. Personne ne passe son temps à regarder les passants. Enfin, la sécurité, donc le fait de vivre libre, sans menaces, sans subir les agissements de malfaiteurs, est le premier des droits, duquel découlent tous les autres (c'est d'ailleurs ce qui arrive juste après les besoins physiologiques dans la pyramide de Maslow). Il est troublant de voir que nombre d'individus, sans réfléchir, s'identifient souvent, par un réflexe insensé, aux criminel et non aux honnêtes citoyens. La sécurité est un besoin humain fondamental, seuls les systèmes mafieux et totalitaires luttent contre elle.
[2] Avez-vous remarqué à quel point les cours d'Histoire, au collège ou au lycée, s'attardent sur l'anecdotique et passent à côté de l'essentiel ? On évoque l'agriculture au Moyen Age, avec moult détails, on passe des heures sur l'architecture des cathédrales, en décrivant par le menu les arcs brisés, les ogives, romans ou gothiques. Mais quid des batailles, de la politique, des évolutions sociales, bref, de l'Histoire réelle ? Cela revient à étudier la deuxième guerre mondiale par le simple prisme des uniformes et de la manière dont ils étaient cousus. Ce n'est pas de l'Histoire, c'est du flan.
[3] L'expression "truc de fou" ou "truc de ouf" est notamment terrifiante tant elle est multi-usage. Elle peut convenir aussi bien si vous avez gagné au loto, si votre grand-mère vient de se faire renverser par un bus ou si vous venez de rencontrer un alien. Une expression qui exprime la joie, la tristesse ou la peur indifféremment, sans en changer une seule virgule, n'est pas une bonne expression. C'est un "vide" orwellien.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des concepts d'une intelligence remarquable.
  • Prophétique sur bien des aspects.
  • Indémodable.
  • Une love story tragique.
  • Probablement la plus fascinante dystopie jamais décrite.


  • RAS.
L'Autoroute de l'Enfer en vidéo
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En ressortant trente ans après une copie magnifique d’un film qui avait totalement disparu de la circulation (mais pas de la mémoire de certains cinéphiles aguerris et un brin fanatiques), Rimini Éditions vous invite en ce mois de mars 2022 à partager une expérience stimulante, mêlant agréable découverte et nostalgie critique, consternation et fous-rires tout en glosant sur les nombreuses références parsemant le métrage, tant mythologiques (au gré d’un scénario fourre-tout mais diablement malin) que culturelles (par son casting qui engendrera irrésistiblement quelques petits cris de surprise au gré de ces visages-qui-nous-rappellent-quelque-chose-mais-c’est-qui-lui-encore ?). Car l’Autoroute de l’Enfer est assurément parvenu, tant bien que mal, après des décennies d’embûches et d’oubli, au paradis de ces petites productions pétries de bonnes intentions : celui des Films Culte.

Bim ! Le voilà qui tombe déjà, ce terme bien galvaudé. Et en quoi, je vous le demande, ce disque mérite-t-il ce titre parfois trop rapidement assimilé à l’Oscar du pauvre ? Cela tient en de nombreux facteurs, à son histoire ainsi qu'à l’appréciation de ses admirateurs (et il y en a !). Le fait est que, à l’instar d’un Rocky Horror Picture Show, prototype s’il en est de ce statut désormais envié, ce film a connu une histoire compliquée, une genèse difficile, une exploitation chaotique et des aléas de production qui ont failli le perdre à tout jamais, l’éradiquer de la surface mouvante d’une culture populaire pourtant friande de ce genre d’œuvres atypiques. 

De fait, si l'on jette un œil sur la fiche technique, plusieurs éléments sont susceptibles d'attirer l'attention du connaisseur : d'abord, la société de production, Hemdale. Bon sang, mais c'est bien entendu ceux qui avaient financé les Platoon et autre Terminator ! On s'apprête à se régaler avant de se souvenir que, après le Dernier Empereur, cette firme avait connu d'énormes déboires financiers. Et d'ailleurs, le budget prévisionnel pour Highway to hell a bien vite été ramené à une somme modeste qui ne permettait pas, par exemple, de se payer le luxe de pouvoir faire tourner le tube mythique d'AC/DC en illustration sonore (ils ont tout de même pu conserver les droits pour le titre originel, qui n'avait pas encore été exploité au cinéma). Fausse joie, donc. Mais d'autres noms nous interpellent alors : le scénariste, Brian Helgeland... Hmmm, voyons, ne serait-ce pas... ? Mais oui ! L.A. Confidential et Mystic River, c'est lui ! Diantre, on a du lourd au programme ! Sauf que le chef-d'œuvre de Curtis Hanson date de 1997 et que le pauvre Helgeland, malgré le script prometteur du Cauchemar de Freddy (1988), avait fini par toucher le fond à Hollywood, cantonné à des petits boulots, s'accrochant à des illusions, espérant toucher le jackpot notamment avec le scénario de l'Autoroute de l'enfer, dont l'idée lui était venue lors d'une virée à Vegas.

Synopsis : Décidés à se marier malgré l’opposition de leurs familles, Charlie et Rachel se rendent à Las Vegas. Ils vont croiser la route du sergent Bedlam, une sorte de flic zombie qui enlève Rachel et disparait. Charlie découvre que pour retrouver sa fiancée, il doit aller en Enfer



Insérant nombre de ses préoccupations métaphysiques tout en conservant au maximum une orientation fun et décomplexée, Helgeland a dû vite déchanter. Le film a été tourné dans la précipitation, quelques semaines sur le site pourtant exceptionnel des parcs nationaux entre Phoenix et Page rendus célèbres par nombre de westerns de l'âge d'or du genre. Remaniant sans cesse son script avec la collaboration du réalisateur (un obscur Hollandais venu tenter sa chance sur les traces de Verhoeven) afin de coller aux directives d'un studio resserrant les cordons de la bourse, il a dû attendre trois ans avant qu'il soit enfin projeté dans un nombre ridicule de salles en Amérique, ne récoltant qu'un succès d'estime auprès d'un public marginal. Trop peu pour ses envies de grandeur, mais l'avenir finira par le récompenser.

D'autres ont eu moins de chance, à l'instar de Kevin Peter Hall (oui, oui, c'est bien lui qui est dans le costume du Predator face à Schwarzenegger) qui décèdera des suites d'une transfusion sans avoir pu se voir dans le rôle de Charon. Triste. 

Mais explorons encore. Voici Steve Johnson, un expert des effets spéciaux "à l'ancienne" qui avait fait ses armes sur Abyss, et se retrouvera dans l'équipe des SFX de Spider-Man 2 : c'est lui qui est à l'origine du look incroyable du Sergent Bedlam, le "HellCop", ce flic balèze et mutique au visage scarifié (idée directement puisée dans l'imagier de Clive Barker). Voilà Richard Farnsworth, figure incontournable des westerns classiques, dans le rôle de Sam, le vieux solitaire qui tient la dernière station d'essence et qui connaît le secret de cette route déserte. Et plus tard on aura la surprise de croiser Ben Stiller (dans un double rôle d'ailleurs, où il se permettra nombre d'improvisations dont la plupart ont été coupées au montage).

Mais en dehors de cette histoire de film maudit, perdu, oublié et ressuscité, que vaut le produit proposé par Rimini ? Tout d'abord, il faut saluer la restauration : voici une copie propre, aux images pimpantes et notamment une superbe stabilité dans les rouges. Avec ce nombre important de séquences tournées dans les déserts du Nevada et de l'Utah, cette lumière crue, ces ocres uniformes, le bleu intense d'un ciel cobalt, le risque était grand d'arriver à des teintes trop saturées. Tant mieux pour les décors naturels, et tant pis pour les effets visuels dont l'intégration pique parfois les yeux. Cependant, on saluera le travail de maquillage de certaines créatures qui prouve l'amour de leur métier de plusieurs des artisans de l'équipe. 


Reste au final un petit film au scénario malicieux : Charlie, tel un Orphée des temps modernes, s'en va en enfer retrouver sa bien-aimée enlevée par un flic trop empressé. Plus précisément dans une sorte de no man's land, un purgatoire où errent des policiers zombies, des hordes de nains mécanos, des clones d'Andy Warhol, où Cléopâtre joue aux cartes avec Hitler, tandis qu'une broyeuse découpe les corps de ceux qui empruntent le chemin pavé de bonnes intentions. Charlie, doté par un Sam compréhensif d'une arme et d'un véhicule, se fraiera comme il peut un chemin pour tenter de récupérer sa promise, se fourvoiera souvent (faut dire qu'il est crédule, un peu maladroit et pas très costaud), échouera, trouvera une aide inattendue en la personne de cet avenant garagiste impeccablement interprété par un Patrick Bergin troublant d'élégance cynique, avant d'atteindre le Styx et le point de non-retour au-delà duquel Rachel serait définitivement damnée. Puisant autant dans Hellraiser que dans Mad Max, Ate De Jong et Helgeland se sont avant tout accordés pour pondre une sorte de comédie horrifique, où l'humour est le fil rouge leur permettant les délires les plus tordus, les jeux de mots les plus graveleux et quelques dialogues complètement allumés. Si le ridicule n'est jamais loin, il est tellement assumé que ça permet de digérer plus aisément les petits ratages liés à un montage hasardeux ou à un budget trop restreint. Évidemment, c'est le genre de film qui s'apprécie encore plus en compagnie de copains suralimentés à la bière et à la pizza : si ses outrances font désormais sourire, son rythme demeure étonnamment tendu, ne laissant aucun véritable temps mort et parsemant le métrage de scénettes souvent franchement drôles.

Rafraîchissant et servi dans un superbe emballage (un coffret DVD+Blu-ray+livret). À voir par curiosité, nostalgie ou amour d'un certain cinéma, désormais écrasé par le poids des superproductions formatées. C'est disponible depuis le 10 mars 2022.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un bel objet pour vidéothèque, une restauration remarquable.
  • Un film quasiment inconnu qui ravira les cinéphiles et les curieux.
  • Une œuvre sans complexe, dotée d'un humour solide et d'un tempo enlevé : on ne s'y ennuie guère.
  • C'est bourré de clins d'œil, de références et de guests qui s'en donnent à cœur joie.


  • Si les maquillages sont encore impressionnants, les effets visuels ont très mal vieilli.
  • En dehors de 2 ou 3 acteurs expérimentés, l'interprétation de l'ensemble laisse souvent à désirer.
  • On peut à la rigueur accepter qu'il n'y ait pas AC/DC, mais la musique des Hidden Faces est totalement oubliable (voire insupportable).