Decorum #1
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"S'il est vrai que le meurtre constitue un dénominateur commun entre toutes les espèces,
il n'en va pas de même pour l'assassinat, qui relève plutôt de... la vocation."

Voilà... Cette phrase a de la gueule et c'est sans doute pour ça que vous la lirez en guise de chapeau dans la grande majorité des articles parlant de Decorum. Eh bien ce sera peut-être un des rares points communs entre cette chronique et toutes les autres traitant du même sujet disséminées de-ci de-là sur "les internets", comme disent les gens à la date de péremption marquée à l'indélébile. 
Parce que le tout internet aime et adule Decorum... et je me demande encore pourquoi à l'heure actuelle... après deux lectures de l'ouvrage et un certain temps de réflexion.
Ah, il y a du bon, hein... mais ce n'est pas ce que j'ai ressenti en premier lieu ! Enfin si, littéralement, si puisque, en premier lieu, je n'ai vu que la couverture assez jolie au nouveau format plus "franco-belge" de chez Urban (présenté dans cet article). Et force est de constater que, même si on dirait un artwork du jeu vidéo Destiny, la couverture est sympa. Puis après, j'ai feuilleté l'ouvrage...

Du coup, autant être direct : si vous êtes Hickmanophile, pardonnez-moi d'emblée... ou passez votre chemin.
Je ne connais que très mal le scénariste Jonathan Hickman mais assez pour savoir que certains lui vouent un culte (cf. cependant la partie "Le cas Hickman" de cet article, dans lequel Nolt expose plutôt les tares de l'auteur). Ils ont tout mon respect car tous les goûts et tous les dégoûts sont dans la nature ! Mais l'objet de leur idolâtrie n'est en rien intouchable à mes yeux.
Par ailleurs, je ne connaissais pas du tout l'illustrateur Mike Huddelston. Et lui, il me fait l'effet de 86 kilos de pâtes carbonara : c'est bon, mais c'est trop ! 

Oui, il va falloir que je m'explique mais avant cela, parlons de ce que raconte ou veut raconter ou tente de raconter ou raconterait Decorum... Ah ben oui, je fais ce que je peux !

Il semblerait que, malgré mes nombreuses lectures, je n'ai pas le niveau pour piger du premier coup ce que Decorum peut bien vouloir me narrer. D'un autre côté, j'aime bien quand une BD ne me prend pas pour un idiot et cache un peu son sens premier... certes. Mais j'ai plus de mal à blairer une BD qui cache une histoire somme toute assez simple derrière de tels semblants de complexité qu'elle donne de prime abord l'impression qu'une connexion télépathique directe avec son auteur est nécessaire pour que ce que l'on y lit fasse sens ! C'est donc au bout de deux lectures que je pense avoir cerné l'histoire dans sa globalité, ce que je lui reprocherais et... ce qui constitue pour moi l'hypocrisie des fanboys qui parlent ailleurs de cet album. Voici donc les grandes lignes du début de l'histoire...


Le début pose le décor d'un lointain futur où des affrontements entre technologies et magies ont fini par semer le chaos. 
Ces guerres sont retranscrites dans des planches nous montrant le débarquement par les airs et la mer de conquistadors robotisés s'en prenant à des sortes d'Amérindiens du futur armés d'espèces d'armes soniques que ne renieraient pas les Atréides (si j'ai bien pigé) avant que l'on nous offre un combat devant ce que j'imagine être une pyramide inca qui abriterait une cérémonie autour d'un cristal rosâtre. Le cristal va finir par s'envoler en défonçant le sommet de la pyramide sans même avoir pris la peine de dire au revoir ni rédigé un constat pour les dégâts... pour que l'on retrouve plus tard un de ses éclats entre les mains d'un personnage central de la BD.
Dès le début, visuellement, ça oscille entre : "Ouah, c'est beau, ça", "Ben là, c'est un croquis préparatoire", "Et ça, c'est un crayonné", "C'est quoi, ça, sans déconner ?" et "Mais pourquoi cette case-là a été dessinée par le stagiaire du comptable du dessinateur ?". C'est perturbant mais ce ne serait pas grave si chaque changement de style correspondait à quelque chose, sémantiquement parlant... sauf que non. Ou alors, ça m'est passé aussi loin au-dessus de la tête qu'un cristal rosâtre supersonique !

Toujours est-il que l'on apprend (par le biais de textes relativement imbitables et aussi artistiquement qualitatifs que les panneaux de présentation expliquant l'univers concerné dans les mauvais films de SF des années 80) qu'une institution baptisée l'Eglise de la Singularité a usé de tous les moyens pour fédérer tout ce que l'univers pouvait compter comme formes de vie jusqu'à recourir à l'usage d'un virus mortel impactant des populations entières (en matière de saloperie, on a visiblement atteint des sommet).
L'Eglise de la Singularité offre toutefois aux survivants des moyens de sauver leurs proches car elle détient le sérum guérissant ledit virus mais elle ne le cède qu'en échange de sommes très importantes qui ne peuvent être rassemblées qu'en entrant dans leur jeu et en bossant pour eux comme le fait l'un des personnages, Neah, en acceptant de remplir la fonction de coursière. En attendant qu'elle ait assez de crédits pour payer le remèdes, ses proches sont cryogénisés (j'avoue que l'idée scénaristique est sympa : l'héroïne va avoir une réelle motivation qui la pousse à la fois à se réjouir de son travail et à haïr son employeur, c'est bien foutu).

Quand commence l'histoire, Neah, dans des planches aux couleurs variables à dominante noir, taupe et rouge, va être payée quatre fois le prix habituel pour une livraison... Comme elle n'est pas née de la dernière pluie de météores, elle se doute bien qu'il s'agit là d'une mission un peu tendue du slip. Mais elle est la meilleure des coursières : elle accepte donc le job avec une abusive confiance et une relative inconscience.

Autre lieu : chez un intermédiaire du Syndicat Major (si vous ne savez pas ce que c'est, ne vous arrêtez pas à ça, vous n'en saurez pas plus), une bonne femme en robe étroite et col monté débarque et sort de grandes phrases pour faire son effet à la Tarantino dans des planches majoritairement en noir et blanc avec un kaléidoscope de couleurs sur la veste dudit intermédiaire (qui ajoute ça à un look de Dave Bautista qui aurait tourné caïd, histoire d'être bien identifiable). La tension monte dans la pièce, les porte-flingues de Bautista ont bien envie de dégommer l'autre coincée qui menace leur boss à mots couverts en raison d'une dénonciation anonyme qui a perturbé le travail de ses employeurs et dont elle le sait responsable.
C'est alors qu'arrive Neah comme un chien à six pattes dans un jeu de quilles en verre. Il s'avère que le colis qu'elle porte est à destination de la grande coincée : c'est un bout du cristal rose qui est ici plus rouge que rose sans que l'on sache si c'est un choix artistique ou si ça a un sens quelconque. La tueuse (oui, c'est un assassin, en fait) s'en servira rapidement pour expédier ad patres tous les mecs présents, dans des planches au découpage dynamique dont il est difficile de nier la qualité graphique (je sais aussi reconnaître quand ça me plaît).
L'assassin s'appelle Madame Morley et elle est redoutable, à n'en pas douter !

Honnêtement, si l'album avait gardé ce ton et ce graphisme tout du long, j'aurais trouvé ça assez plaisant. Le côté showoff de Morley fonctionne bien, l'intrigue est compréhensible, le lien entre elle et Neah peut potentiellement prendre racine dans cette première rencontre très mouvementée... je n'en demandais guère plus. Mais j'ai eu plus. Bien plus. Bien trop ! Parce que ça, c'était le premier arc narratif, celui à taille humaine, le facile à capter, celui qui est écrit pour être compris. Mais attention, voilà l'arc deux qui pointe le bout de son museau radioactif thermonucléaire à rétropédalage pendulaire à double bobines hélicoïdales tronquées ! Et là, ce n'est plus la même mayonnaise !

S'ensuivent en effet des pages un peu hallucinées au design expressément choisi pour ne pas faire "humain" mais en restant compréhensible car elles sont supposées présenter l'autre arc narratif de l'ouvrage : celui où des entités supra-humaines, voire divines, jouent apparemment avec les rouages de l'univers dans une sorte de guerre à celui qui redémarrera la Création ou empêchera que cela se produise... c'est la partie de l'album où le dessinateur se lâche à mort et tente encore plus de trucs divers et variés représentant potentiellement des tas de machins sans doute hautement métaphysiques-pouêt-pouêt.
Narrativement comme esthétiquement, c'est cet arc dont aucun autre site ne parle, pour ainsi dire...
On ne peut jamais dire "c'est laid", on doit dire "je n'aime pas", paraît-il. Ben je n'aime pas du tout...
Graphiquement, c'est sans doute un choix assumé, artistique, réfléchi et élaboré des jours durant pour donner de la profondeur et un vernis de complexité à une trame pourtant relativement basique... Sans doute. Mais moi, je suis un gars simple. J'aime que le dessin me raconte quelque chose et que l'histoire m'emporte. Pas que le dessin me questionne sur ce que je suis en train de regarder et que l'histoire chausse ses godillots pointure 48 pour m'éjecter hors de sa narration à grands coups de lattes dans le postérieur. Ça fait tout pour paraître "trop inspiré, t'as vu"... sauf que moi, j'y vois de l'esbrouffe façon klaxon italien huit tons sur un tricycle. 
Et je comprends les copains des autres sites qui s'extasient devant ces planches... On a tôt fait de passer pour un idiot quand on ne voit pas le génie là où tout le monde dit en voir...
Mais je suis ainsi fait : vous pouvez bien me faire un laïus de 6 mois de long sur le fait, par exemple, que "les toiles de Jackson Pollock éclaboussent avec intensité les couleurs non mélangées pour créer des constructions vigoureuses et sculpturales qui se tiennent immobiles et à l'écart sans liens avec l'arrière-plan quasi déconstruit de l'espace pictural traditionnel", je suis ce genre de crétin borné qui continuera à appeler ça de l'art comptant pour rien.
Non, BD, je n'ai pas à essayer de piger ce que tu veux me montrer, c'est ton travail de me l'expliquer : dans notre communication, tu es supposée me transmettre un message dans un code que l'on a en commun via le canal que sont tes cases et tes planches. Si tu t'obstines à m'envoyer un message codé dans un langage que je dois traduire au préalable, tu me gonfles, BD !

En plus, ce patchwork insensé est immédiatement suivi par les trois planches de l'album que je trouve les plus belles... douces, subtiles, élégantes planches en nuances de gris et caca d'oie, elles retranscrivent une conversation courtoise entre Madame Morley et Monsieur Morley... 
Tout en élégance quasi britannique (d'ailleurs, Monsieur Morley ressemble au Prince Charles, sans déconner !), ces planches sont suivies d'autres alternant dessins magnifiques et croquis, couleurs réalistes, filtres tantôt rouges tantôt bleus ou noir et blanc, avancée scénaristique du premier arc nous expliquant que Madame Morley a pris Neah sous son aile et compte en faire un assassin aussi redoutable qu'elle (elle prétend expliquer la raison de ce choix mais c'est assez nébuleux, bien entendu) et avancée scénaristique de l'arc deux nous montrant Chi Ro Chi Ro Chi (oui-oui !) mettant tout en œuvre pour interrompre au nom de Dieu la Création que quelques survivantes d'une étrange sororité semblent vouloir redémarrer façon reboot de Windows. Oui... voilà-voilà-voilà...



Du coup, que dire de Decorum ? Eh bien, tout d'abord, je comprends qu'Urban ait choisi cette œuvre pour être une des ambassadrices de son nouveau format. Parce que, même si je me suis à plusieurs reprises gaussé des illustrations aux styles trop changeants pour moi, je suis persuadé que nombre de lecteurs trouvent sans doute ça "novateur, expérimental et audacieux" (je l'ai lu dans un article spécialisé... le gars doit bien le penser !). Si l'on envisage cet album sous cet angle, les dimensions de cette nouvelle collection magnifient en effet le travail de Huddleston. D'ailleurs, pour certaines illustrations comme celle ci-contre, j'ai moi-même apprécié les 33 x 21cm... une fois de plus, je sais me faire beau joueur. 

Pour revenir une fois de plus sur ce format, d'ailleurs, je le trouve parfait : on sent bien qu'on n'a pas entre les mains une BD européenne mais on comprend instinctivement que le comic drague le public de chez nous amateur de beaux objets. Couverture à vernis sélectif, dos formant une mini-fresque en deux tomes pour constituer le titre, papier glacé de qualité, couleurs profondes et vibrantes... Il en est, des titres que j'aimerais voir déclinés de cette manière !

Mais ici, c'est de Decorum, qu'il s'agit... Decorum dont le titre est déjà pour moi révélateur : "le décorum", c'est l'ensemble des règles qu'il convient d'observer pour tenir son rang dans une bonne société... On peut estimer que cela a à voir avec les bonnes manières qu'affecte Madame Morley et qui la distinguent des meurtriers de bas étage... 
Mais Decorum, c'est un terme qui peut aussi s'appliquer à l'apparat officiel, à l'étiquette, au faste, voire... péjorativement, désigner ironiquement un luxe ostentatoire. 

Or, de fait, pour moi, Decorum... c'est du décorum ! C'est trop d'esbrouffe au point de sentir presque parfois l'escroquerie. Tant scénaristiquement que visuellement. Qui fait le malin tombe dans le ravin ! Mais je sais que ça plaira à d'autres. Certains y voient même un comic incontournable parmi les sorties de cette année... 
Personnellement, je lui préfère de très loin le bien plus consensuel mais bien plus envoûtant et agréable Le Dernier des Dieux qui porte selon moi l'étendard de la nouvelle collection Urban avec bien plus de panache.
Question de goûts, je sais... mais au moins (et ce sera mon tacle final), les poèmes et les chansons de geste, les contes et les récits entrecoupant Le Dernier des dieux posent un univers bien plus compréhensible que celui que Décorum choisit de présenter via de trop nombreuses pages illustrées de machins comme celui-ci, à droite... Moi, quand je vois ça, je déprime. 
Ce n'est pas que ce n'est pas joli, hein ! Dans un livre de règles de jeu de rôles, je trouverais ça très classe... mais dans une BD, je n'ai aucune envie de trouver ce genre de chose. Une fois de plus : c'est très subjectif, évidemment !
Mais allez, quoi... Si vous voulez de la BD de SF ambitieuse et complexe, avec des tas de notes de bas de pages hyper détaillées, mais néanmoins compréhensible et bien écrite, relisez vos anciens tomes de Ghost in the Shell de Masamune Shirow. Ca a bien plus de gueule !

Du coup, je dirais que ce comic est à réserver à certaines personnes bien précises :
- les fans inconditionnels de Hickman ;
- les curieux amateurs d'œuvres atypiques ;
- les dingos de puzzles narratifs ;
- les amoureux transis d'expérimentation graphiques et...
- tous ceux qui voudraient avoir les armes pour me donner tort : on ne critique pas cette chronique sans savoir... du coup, il faut lire Decorum au préalable, merci !


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • C'est audacieux.
  • C'est varié.
  • C'est scénaristiquement riche.
  • C'est parfois très beau.
  • C'est si audacieux que c'est même frimeur.
  • C'est trop varié : comme pour l'alcool, on ne fait pas autant de mélanges ; ça rend malade !
  • C'est scénaristiquement expressément nébuleux par moments... pour ne pas raconter grand-chose au final.
  • C'est parfois très laid, aussi !
Les Marqués #1
Par

Prenez les X-Men, remplacez le Professeur Xavier par une fille gavée de pouvoirs du nom de Mavin,
saupoudrez tout ça de grosse culture rock et punk façon déglingue
et couvrez-moi le tout de tatouages hyper stylés farcis à la magie brute...


Mega warning avant toute autre chose : pour jolie que soit la couverture de cet album publié chez Glénat, elle me semble peu convenir en raison de sa mise en couleurs. Ici, on a l'impression de voir la couverture d'une des nouvelles graphiques qui paraissent dans les excellents recueils DoggyBags (dont on a déjà parlé). Mais que nenni ! Dès la première page, vous voyez bien que vous avez affaire à un comic aux traits chiadés et aux couleurs clinquantes. C'est dessiné de façon extrêmement propre, ça joue avec les ombres et les lumières... on n'est pas dans cette esthétique un peu trash que la couverture pourrait nous laisser imaginer.
Voilà. Maintenant qu'on s'est débarrassé de ce point qui m'a perturbé (ouais, je sais, il ne me faut pas grand-chose), passons au reste qui, par contre, m'a bien botté et a rappelé au vieux geek que je suis des tas de références diverses et variées.

Marqués, ça parle des Marqués ; ouais, déjà, on peut louer la pertinence du titre. Et les Marqués, c'est une sorte de caste de magiciens-arcanistes-sorciers-super-héros-tatoo addicts avec lesquels on va faire connaissance par le biais de leur toute nouvelle élève.
Je sais, le procédé scénaristique "Toi aussi, découvre cet univers fantastique à travers les yeux du personnage candide", on nous l'a fait mille fois ; même Harry Potter nous a fait le coup ! Mais ici, la recette fonctionne plutôt pas mal en raison de l'originalité du système de recrutement... aucune chouette n'ayant ici été domestiquée à des fins purement postales.
Dans un coffee house, Saskia (une jeune dessinatrice que l'on découvrira particulièrement à l'aise dans toutes les situations) va tomber sur une offre d'emploi lui demandant de dessiner ce qu'elle voit d'autre que l'image en regardant un dessin sur un prospectus. Pour elle, c'est évident : ce profil de femme cache en réalité l'image d'un phénix. Pour nous, c'est évident : elle voit des trucs que l'on ne voit pas... ou elle est totalement raide défoncée, ce qui est possible aussi !


Elle va donc se faire remarquer par "l'école de design" (tu parles !) ayant publié le tract et sera conviée à y rencontrer sa dirlo : Mavin. Bon, le bahut est une grosse bâtisse flippante du centre-ville et elle y est accueillie par le fils caché du portier de la Famille Addams (mais oui, Lurch, vous savez bien...) mais notre petite Saskia, elle, semble bien le prendre... elle a des nerfs, c'est bien ! 
Elle y rencontrera ensuite les élèves, la directrice et... Dahlia qui accompagne sa grand-mère, une vieille avec une coiffe à cornes façon "Amérindien fan de Age of Conan" du nom de Kismet qui s'met (oui, je m'amuse comme je peux) à faire des dessins dans les airs à l'aide d'une magie lumineuse flamboyante. La seule réaction de notre petite Saskia étant, texto : "Whaou. Euh... C'est pas vraiment une école d'art, hein ?", cela nous permet d'emblée de constater que la gamine est perspicace et vraiment, vraiment mais vraiment pas facilement effrayée !
Je vous la fais courte mais on lui explique qu'à peine une personne sur un million aurait pu voir le phénix dissimulé qu'elle a dessiné, que c'est le propre de quelques élus hommes et femmes (même si les lieux comptent davantage d'élues féminines... mais bon, le cahier des charges, j'imagine...) détenteurs de pouvoirs magiques.
Pour acquérir le pouvoir qui lui revient de droit, la vieille Kismet va devoir user de ses pouvoirs pour épurer avec Saskia le dessin de l'oiseau de feu et le lui tatouer magiquement sur le corps car elle est l'endoscribe de cette petite communauté ("endoscribe", sans rire, j'adore ce mot, je le trouve super bien choisi... j'aime les mots, on a tous nous marottes... oui, j'aime bien "marotte", aussi).


Il se fait que les Marqués sont une bande de joyeux drilles prompts à faire la fête et à utiliser certains des pouvoirs contenus dans leurs tatouages juste pour la déconne mais, aussi (voire surtout), un des seuls remparts historiques de l'Humanité contre les armées-démoniaques-du-Mal-infernal-de-la-méchanceté-véritable-vilaine-pas-belle tellement pas sympatoches que même qu'elles étaient dans le camp d'Hitler, alors t'as qu'à voir !
Je sais, résumé comme ça, ça a l'air de partir dans tous les sens mais je vous rassure : c'est le cas ! Toutefois, ça se calme ensuite et on va pouvoir se concentrer sur le scénario contemporain.

Une des élèves particulièrement douée de l'école,
Liza, joue à un jeu dangereux : elle mêle la magie ancestrale des tatouages de pouvoir avec de la haute technologie, et ce contre l'avis de ses professeurs... Elle va même aller jusqu'à offrir quelques glyphes technologiques à Saskia qui, trop heureuse de faire de nouvelles expériences, de s'être trouvée une amie et d'être toujours aussi inconsciente depuis le début du bouquin, va accepter sans hésiter.
Pas de bol, on ne peut pas dire que ce soit un franc succès... Le pouvoir initial de Saskia n'étant guère compatible avec celui que Liz lui a choisi, son esprit n'a d'autre choix que la rendre aveugle (c'est hyper logique dans le récit mais je ne développerai pas ici).
Pour sanctionner Liz qui s'est ainsi permise de mettre une condisciple en danger, on la renvoie de l'école pour toujours en la privant de ses pouvoirs. Sauf qu'au dernier moment, sa plus proche amie et mentor n'a pas le courage de lui ôter ses tatouages magiques et use juste d'un sort pour les dissimuler.
Malheureusement, ce faisant, cette amie ne peut imaginer qu'elle va créer la némésis de leur établissement. En effet, une organisation gouvernementale secrète détentrice de puissants artefacts arcaniques ne va pas tarder à être très intéressée par le profil atypique de cette Marquée bannie par les siens... 


Comme dit dès le chapeau, on a ici un patchwork un peu improbable de plein de références de la geekosphère mais l'ensemble fonctionne bien.

L'école fait un peu Poudlard ; les tatouages magiques poussent la logique du tatouage Yantra au maximum mais ce n'est pas une première ; certains pouvoirs vous rappelleront Doctor Strange ; l'esthétique des tenues est représentative de tout ce que l'on peut croiser dans les vidéos de gaming, dans les boîtes de nuits actuelles et dans les festoches rock ; l'organisation secrète et sa base m'ont fait penser à Nikita et consorts ; l'allusion à la technologie démoniaque nazie récupérée à notre époque a déjà été vue aussi...
Mais ici, ça s'assemble bien dans un récit qui ne nous laisse aucun répit.
S'il y a juste un reproche à faire à ce comic, ce serait que, pour fluidifier sa narration, on n'hésite pas à gommer chez Saskia, notre petite candide de service, toute forme d'appréhension face au monde de dingues dans lequel elle est immergée en quelques minutes. Ça m'a donné d'elle l'image d'une pauvre fille en mal d'attaches prête à se lier à n'importe quels barrés aux activités totalement irrationnelles pour peu qu'on lui prête de l'attention. Dommage, je ne pense pas que ce soit l'image qu'on voulait lui donner, vu qu'on en fait un personnage plutôt fort et indépendant, en parallèle.


Au scénario, nous avons
David Hines qui n'a rien d'un novice puisqu'il touche aux comics depuis le début des eighties. Il a travaillé chez Marvel (X-Men : The 198, Civil War : X-Men, Inhumans et What if ? ...), chez DC (The Brave and the Bold, Deathstroke...), chez Image (Spawn) et d'autres éditeurs indépendants.
Il signe ici une histoire certes assez conventionnelle mais bien écrite et ne souffrant, malgré le nombre d'écueils potentiels, d'aucune incohérence majeure ni d'aucun temps mort. Mais bon... le gars n'est pas un newbie : il sait ce qu'il fait.

Brian Haberlin est un des co-créateurs du bien connu Witchblade Il a fait des tas d'autres choses mais, devenu éditeur en chef pour Todd McFarlane Productions en 2006, il dessinera et encrera Spawn à maintes reprises.
Ici, il met ses talents au service d'un nouveau projet avec, une fois de plus, un grand talent pour les anatomies féminines réalistes et un goût prononcé pour les effets de lumières en tous genres.
Avec autant de personnages couverts de tatouages, on ne peut pas dire que la tâche a dû lui être rendue facile. Au moins a-t-il sans doute pu bénéficier des indéniables avantages et ressources de l'infographie pour les restituer d'une case à l'autre... Le résultat est très séduisant : les looks des protagonistes, de leurs tenues à leurs silhouettes en passant par leurs tatouages, sont terriblement contemporains.

La collaboration entre ces deux briscards des comics a dû sembler toute naturelle : les deux hommes ont déjà bossé ensemble sur Medieval Spawn / Witchblade et Sonata, tous deux déjà parus en français chez Delcourt.


J'imagine assez aisément que le titre s'adresse à un public auquel je n'appartiens pas. C'est très ado... et les filles en surnombre (et pas traitées façon pin-up comme dans Witchblade du même dessinateur) me laissent imaginer que ça s'adresse à de grands ados ou jeunes adultes de l'actuelle génération. Vous savez, cette génération soucieuse de bien montrer patte blanche aux féministes en ne sexualisant surtout pas les femmes à outrance malgré leur surreprésentation numérique dans leurs lectures...
Ça pourrait potentiellement bien me gaver, ça ! Mais ici, c'est tellement logique avec cette école ressemblant à un convent de sorcières que ça n'a rien eu de rebutant à la lecture qui, je dois bien l'avouer, a été un réel plaisir. Un comic Delcourt auquel je vous invite à laisser sa chance si vous êtes amateur de baston magique et d'ésotérisme !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un récit féministe mais pas trop.
  • Une histoire bien ficelée et fluide.
  • Des personnages aux personnalités tranchées, presque archétypales.
  • Un dessin de qualité et une colorisation moderne tout à fait correcte.
  • Les personnages sont parfois monolithiques.
  • La jeune candide n'est, pour le moment, vraiment qu'un prétexte scénaristique à la découverte de cet univers. 
  • Cette couverture, boudiou ! Elle ne correspond pas du tout à l'esthétique du reste !
Rollerball (version 1975) ou la victoire de l'individualisme
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Un grand film de science-fiction dont l'ultra-violence est au service d'un propos intelligent : Rollerball.

Tout d'abord, précisons que nous parlons bien ici du film réalisé par Norman Jewison en 1975, et non du remake fade et raté de 2002. Ce long métrage d'environ deux heures est inspiré par une nouvelle de William Harrison (qui d'ailleurs coscénarise le film), intitulée Roller Ball Murders. Penchons-nous dans un premier temps sur l'histoire.
Nous sommes dans le futur (le futur de 1975 en tout cas) en... 2018. Les nations n'existent plus, ces dernières ont été remplacées par des corporations qui se partagent les grands domaines d'activité (énergie, alimentation, transport, logement, communications et luxe). La population bénéficie d'un grand confort matériel, les guerres et la famine ont été éradiquées. Un jeu très populaire, le Rollerball, sert à la fois d'exutoire et de propagande indirecte au service de l'idéologie en place. 

Jonathan E., leader et grand champion de l'équipe de Houston, est à l'apogée de sa carrière de rollerballer. Ses statistiques sont tout bonnement extraordinaires et sa popularité inégalée, ce qui finit par inquiéter les dirigeants de la corporation de l'énergie, qui chapeaute Houston. Il est donc demandé à Jonathan d'annoncer son départ à la retraite. Celui-ci refuse d'abandonner son équipe, d'autant que les règles vont se durcir lors du prochain match qui s'effectuera sans pénalités. Le capitaine de l'équipe va également tenter de découvrir pourquoi les bureaucrates veulent le mettre à l'écart...

Voilà un film qui n'aurait pu être qu'un vague blockbuster de plus misant tout sur l'action, mais qui se révèle aussi efficace que profond. La toile de fond de ce monde dominé par les corporations est plutôt réaliste et d'autant plus inquiétante. Ici, pas de sombre dystopie à la 1984 mais plutôt un univers aseptisé et policé, dont on sent qu'il a glissé lentement vers une dictature technocratique diffuse et un matérialisme qui a efficacement remplacé les aspirations de beaucoup. Difficile d'ailleurs de ne pas voir un parallèle direct et encore d'actualité entre les dirigeants des corporations assistant aux matchs et les hommes ou femmes politiques actuels, pressés de se montrer lors des rencontres importantes. Cette société célébrant le divertissement, la starisation et le luxe, on la connaît, on la sent possible, elle fait peur parce qu'elle n'est pas si éloignée de la nôtre. Et pour appuyer le culte de la masse et des corporations sur lesquelles personne ne peut mettre un nom : le rollerball, un sport vantant l'équipe, le jeu en lui-même. Le slogan "No player is greater than the game itself" (aucun joueur n'est plus grand que le jeu) est révélateur. Seul, le joueur n'est rien. Il ne peut accomplir son objectif qu'au sein du système organisé que l'équipe symbolise. 

Les règles du Rollerball

La partie se déroule sur une piste circulaire comportant deux buts (ressemblant à des entonnoirs métalliques). Chaque équipe est composée de 12 joueurs, dont 3 motards. Les contacts physiques sont autorisés, sauf pour les motards, qui ne peuvent que bloquer l'adversaire ou remorquer les joueurs de leur équipe. 
La partie est engagée lorsque la balle en métal, propulsée à grande vitesse dans la rigole extérieure, est récupérée par une équipe. La balle doit toujours rester visible. Si elle atteint la rigole intérieure ou si elle est masquée par un joueur, elle devient "hors-heu" et une autre balle est lancée.
 
Une partie se déroule normalement en trois périodes de 20 minutes (mais les règles peuvent évoluer, la finale entre Houston et New York se déroulant sans limite de temps). Des pénalités visent à contenir la violence des joueurs. Il est par exemple interdit d'engager un joueur tombé à terre. Mais là encore, les règles peuvent évoluer. Dans le film, à partir de la demi-finale, il n'y a plus de pénalités, ce qui équivaut à "légaliser" la mise à mort de certains joueurs.


Outre ce refus de la prise en compte de l'individu, les dérives de ce monde sont multiples, et là encore très proches de celles que l'on peut constater à l'heure actuelle dans la vie réelle. Ainsi, les livres sont dématérialisés, réécrits et contrôlés par les corporations. Faut-il rappeler les multiples attaques récentes contre les classiques de la littérature ou les auteurs contemporains (cf. cet article, entre autres) ? Tout système organisé souhaitant contrôler la pensée commence toujours par s'en prendre à la chose écrite, qui en est sa forme la plus palpable. 
Les failles de la technologie censée sous-tendre ce monde sont également apparentes dès que Jonathan, interprété par James Caan, tente d'en apprendre plus sur les guerres corporatistes et le fonctionnement interne des corporations (les citoyens ne savent même pas qui prend les décisions) : le méga-ordinateur Zéro, censé contenir tout le savoir du monde, refuse de donner les informations que le joueur recherche. Mieux, on apprend qu'il a bugué et a "perdu" le XIIIe siècle. Ainsi, non seulement l'information n'est pas disponible pour tous, mais l'Histoire elle-même est confisquée par la caste dirigeante, qui efface (volontairement ou non) ou réécrit certains pans entiers du passé (là encore, l'on n'est pas loin des dérives actuelles, notamment concernant les programmes scolaires).
Enfin, la femme semble être devenue dans cet univers un bien de consommation comme un autre. L'on voit que la corporation semble régulièrement "fournir" de nouvelles compagnes à Jonathan. Les bureaucrates contrôlent donc sa vie privée et veillent à ce qu'il ne noue pas de liens émotionnels solides, ce qui serait sans doute déjà un acte individualiste fort (en cela que tomber amoureux serait la célébration d'un puissant sentiment personnel ainsi que la reconnaissance implicite de l'unicité de l'être aimé). Pire, la femme dont Jonathan était autrefois amoureux lui a été "retirée", un membre de la direction de la corporation ayant jeté son dévolu sur elle. Sans droits, sans même la possibilité d'éprouver des sentiments, l'individu est nié, relégué à un simple élément d'une masse informe et terrifiante qui prime sur tout. 

L'impact de Rollerball vient également, bien entendu, du réalisme des affrontements lors des matchs. Même plus de 45 ans après, la réalisation de Jewison n'a pas faibli. Les matchs sont tendus, âpres, violents et spectaculaires. Peut-être peut-on regretter que le dernier soit un peu trop vite expédié, mais pour le reste, l'on est proche de la perfection. 
Revenons d'ailleurs en détail sur ces matchs. Le film n'en comporte que trois mais chacun a une fonction bien précise, suivant ainsi scrupuleusement le principe des trois actes d'Aristote. Les joueurs de Houston vont affronter tout d'abord Madrid. Ce match sert à présenter le jeu, ses règles, son côté violent, et à installer le personnage de Jonathan en tant que champion adulé par les foules. C'est l'exposition. Le match contre Tokyo, déjà bien plus violent, voit Jonathan évoluer. De complice involontaire du système, il devient son adversaire. À ce moment-là, il a déjà ouvert les yeux et s'interroge sur la nature du monde même dans lequel il vit. C'est la confrontation. Enfin, le match contre New York, sans pénalités, sans limite de temps, voit un héros transcendé s'opposer au système et devenir plus grand que lui. Jonathan, en survivant à cet ultime affrontement, réinstalle l'individu au centre d'un monde qui l'avait écarté. C'est la résolution de l'intrigue, dévoilant un héros transformé (cf. ce grand dossier, notamment la partie 2, consacrée à Vogler). 

La narration s'offre donc un sans-faute. Mais qu'en est-il du reste ? Eh bien, malgré ce que l'on pouvait craindre, très peu d'éléments sont datés. Seuls finalement les costumes civils des personnages sont clairement démodés et très marqués "années 70". Le reste, que ce soit l'architecture, les tenues sportives, la technologie (la représentation de Zéro, essentiellement) ou le mobilier est relativement intemporel ou, au pire, possède un charme réel et une touche d'étrangeté qui est loin d'être malvenue. Le casting est plutôt réussi, lui aussi. Outre Caan, déjà cité, l'on peut noter la présence de la charmante Maud Adams ou encore du charismatique John Beck, dans le rôle de Moonpie (notons pour l'anecdote que c'est Sylvester Stallone qui fut un temps pressenti pour interpréter le meilleur ami de Jonathan).
Quant à la musique, basée essentiellement sur du classique (et non sur une bande originale criarde comme cela a pu être la mode dans certains films à l'époque), elle donne une touche d'élégance, et là encore d'intemporalité, à l'ensemble.
Tout finalement contribue à rendre ce film sinon moderne, du moins hors du temps.   

Brillamment réalisé grâce à une construction classique mais pertinente, décrivant un système idéologique aussi froid que tristement vraisemblable, Rollerball demeure encore aujourd'hui un film d'action impressionnant et un avertissement plus que jamais d'actualité. Quel dommage qu'il soit si peu rediffusé. 





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des scènes d'action très bien filmées et toujours efficaces.
  • Un background vraisemblable et habilement dévoilé.
  • Un propos intelligent et douloureusement d'actualité.
  • Une violence glaçante et réaliste, qui interpelle et est au service du récit.
  • Très peu d'éléments "datés", certains décors rétro-futuristes apportant même un charme supplémentaire ou une atmosphère agréablement étrange. 




  • Pratiquement rien, si ce n'est l'ultime match, qui est un peu vite expédié au regard de son importance.

Le pré derrière l'église #1 - Le Pink Clover
Par

"Le berger avec ses moutons a l'air d'une église avec son village."
- Jules Renard


Ici, nul berger, pour les moutons imaginés par Crisse (Didier Chrispeels) et dessinés par Christian Paty, mais bien un curé.
Autant dire que la citation de Renard servant ici de chapeau n'en est que plus pertinente !
Cette bande dessinée sort un peu de ce que je chronique habituellement pour UMAC mais il en va ainsi des coups de cœur : l'impérieux besoin de les partager au plus grand nombre s'impose à nous et on en vient à causer de boules de laine sur pattes sans trop savoir comment ça a bien pu arriver.

Notre histoire se déroule entièrement en Irlande, dans un hameau tranquille du comté de Kilkenny (oui, je sais : "Oh, my God, they killed Kenny !"... mais non, rien à voir !). Comme souvent dans les histoires campagnardes, le paysage y est pour ainsi dire un personnage essentiel. C'est pourquoi il va falloir tout d'abord vous poser le décor. 
Visualisez la lande d'Irlande. Zoomez sur un petit village charmant et isolé. Centrez votre regard sur l'église et cherchez l'incongruité architecturale du bâtiment. Vous l'avez ? Oui, en effet, comme fusionné avec l'église de campagne, un petit pub blanc à porte rouge et singulièrement baptisé "Pink Clover" ne manquera pas d'attirer votre attention. Le mur du fond de l'estaminet, celui derrière le bar, n'est autre que le mur extérieur de la maison de Dieu... Si certains villageois goûtent avec amusement l'ironie de cet étrange arrangement entre la soutane du vin de messe et la robe rousse des bières locales, d'autres en ont assez de cette originalité quasi centenaire qui attise les guerres de clocher.

Mais ça, c'est l'affaire des humains. Or, dans cette BD, les humains font presque, eux aussi, partie du décor. 
En effet, comme cela arrive parfois avec Crisse (je me souviens avec plaisir de son Les compagnons de la taïga, par exemple), ce seront ici les animaux qui tiendront les rôles principaux de cette comédie rurale aux allures de conte. Et comme nous sommes en Irlande, les protagonistes les plus notables seront tout simplement les moutons qui paissent derrière l'église sous la surveillance assoupie d'un chien de berger indolent. Leur histoire nous sera narrée par un petit écureuil résidant dans un chêne des environs en compagnie de Sir Doyle, le hibou insomniaque.

Ainsi donc, chaque matin, le curé du village répète son prêche devant le petit troupeau, espérant être ainsi suffisamment éloquent une fois venu le moment de captiver l'attention de ses paroissiens. Et chaque matin, immuablement, le curé donne quelques friandises aux ovins ainsi rassemblés.
Bien sûr, les moutons ne captent pas la moindre bribe de ce que le vieil homme peut bien baragouiner mais, par contre, ils goûtent avec délice cette nourriture délivrée avec parcimonie mais avec générosité. C'est donc ainsi qu'ils ont fini par supposer que cet homme, généreux en attentions et en friandises, ne pouvait être que... Dieu !
Mais un jour, un grand malheur s'abat sur le troupeau : Dieu ne vient pas !
Déception, doute, peur... nos amis laineux se posent mille questions.

Au matin du deuxième jour de cette incompréhensible absence, le bélier du troupeau, Cornélius, décide néanmoins de continuer à croire et s'autoproclame "guide" du troupeau, prétendant avoir avec l'homme en noir un lien privilégié.
Tout cela donnera lieu à des dissensions dans le troupeau, à une grande méfiance envers les caprins occupant le même pré et vite considérés comme boucs émissaires (haha !), à une enquête improbable menée par notre bondissant narrateur et son ami hibou, à quelques révélations sur le village et à une multitude de clins d'œil, de gags et de jeux de mots à la lourdeur occasionnelle parfaitement assumée.

Qu'est-il advenu du curé ? Dieu serait-il mort ? Cornélius fera-t-il un bon guide ? Le chien de berger prévoit-il le temps qu'il fait ? La brebis Miranda est-elle vraiment aussi bête qu'elle semble l'être ? Autant de questions qui trouveront réponses dans cet album édité par Soleil dont l'histoire est aussi sympathique que cette maquette de couverture originale... Ben quoi ? J'aime bien cette idée d'inverser les traditionnelles positions du titre et de l'illustration, je trouve ça charmant. C'est bien mon droit, non ?


Autant ne pas vous mentir : j'adore le dessin de Crisse. Il a même marqué certaines étapes de ma vie. 
Lors de mes premiers jours à l'université, je me suis offert l'intégrale de L'épée de Cristal, cycle de fantasy qui me fit découvrir que ce genre ne se limitait pas à Tolkien, loin s'en faut ! Avide de retrouver ce trait et de comprendre mieux comment il parvenait à si bien insuffler la vie aux pin-ups dont il fait souvent ses héroïnes, je me suis ensuite avidement jeté sur les spin-offs humoristique que sont les Lorette et Harpye du nom des deux sorcières de L'épée de cristal. S'ensuivit mon addiction à son trait : l'érotisme spatial de Cosmos Milady, les mystères de Griffin Dark, le space opera de Kookaburra, la poésie des Compagnons de la taïga, les mythes grecs façon Atalante, les sulfureuses danses égyptiennes d'Ishanti, voire l'action SF de Gunblast Girls... Si je vois Crisse au dessin, j'achète ! C'est parfois même totalement irrationnel : certains de ces albums ne me sont de toute évidence pas destinés mais peu importe... je les ai !

Mais ici, le bonhomme est dans son autre rôle : il scénarise. Ça lui arrive souvent également... On retiendra entre autres titres le triptyque Petit d'homme, Les ailes du Paéton, la série sur la jeune amérindienne Luuna, les spin-offs de Kookaburra (dont il me manque malheureusement plusieurs tomes désormais hors de prix... je hais les spéculateurs, ils ternissent notre passion !) ou le si joli diptyque dans la savane qu'est Kalimbo. Il y en a d'autres, mais je n'ai pas tout lu...
Dans son rôle de scénariste, Crisse sait généralement plutôt bien s'entourer. Et c'est ici à Christian Paty qu'il confie le soin de donner vie à son histoire. Paty est un dessinateur que j'ai connu pour la première fois en 1996 avec son travail sur le spin-off de Gorn de Tiburce Oger (une autre bande dessinée que j'ai chérie lors de mon adolescence au point de faire de Gorn mon surnom sur le net, à l'époque... il me faudra en parler ici un jour) intitulé Dame Gorge. Plus tard, il travaillera sur Kookaburra Universe (et recroisera donc mes yeux de lecteur fan de Crisse) et je le retrouverai au dessin du tome 5 de La Geste des Chevaliers Dragons (une de ces séries de fantasy, publiée chez Soleil, qui est confiée, album après album, à des mains différentes et dont il faudra sans doute également un jour que je parle ici, arf !)...

Mais revenons à... nos moutons : Crisse, comme à son habitude, nous livre ici une histoire simple sans être simpliste, des personnages attachants, un univers agréable et de l'humour distillé par petites touches parfois subtiles et parfois... nettement moins. 
Paty, en dessinateur-caméléon qu'il est, adapte son trait à cette fable animalière et, le moins qu'on puisse dire, c'est que le gaillard a un dessin autrement plus intéressant ici que dans d'autres albums ! On sent de sa part une grande affection pour chacun des animaux auquel il offre des traits d'une expressivité désarmante. Ce sont bien des animaux, ils ne sont pas anthropomorphes mais, à l'instar d'un Juanjo Guarnido pour Blacksad, il parvient néanmoins à donner à leurs faciès mille et une émotions terriblement bien restituées. L'écureuil est craquant-choupinou au possible, certains moutons ont l'air bête à manger du foin (euh... ouais, logique !), le chien dégage cette bonhommie et cette sympathie qui font de ses semblables les meilleurs amis de l'homme, le hibou insomniaque (déjà, j'adore cette idée !) affiche une tronche de "caféin'addict" en manque et le bouc est juste parfait ! Plus banals, les humains restent néanmoins bien dessinés et les décors bénéficient d'un soin particulier, ce qui est bien le moins, vu leur importance dans l'ambiance du récit.
A ce propos... le récit et son ambiance, on en pense quoi ?


Vous avez déjà empoigné quelques-unes de vos bandes dessinées juste dans le but de vous offrir un moment de calme dans votre canapé, une tasse de chocolat chaud à la main, face à un feu de bois, histoire de terminer une journée d'automne ou d'hiver avec un sourire aux lèvres ? Parce que c'est pile le genre d'album qui colle parfaitement à la situation. 
Ah que j'aime cette BD. Pour sa poésie, pour sa simplicité, pour sa beauté, pour sa douceur, pour ses couleurs un peu estompée, pour sa maquette élégante, pour la combinaison si harmonieuse de ses deux papas... C'est une sorte d'agréable allégorie sur notre rapport au divin mêlant avec légèreté humour et réflexion.

J'ignore quelle promotion sera faite autour de cet album... mais si vous n'avez pas un bloc de granit à la place du cœur et que vous ne le voyez pas en rayon, commandez-le. Il vous fera du bien. C'est un bol d'air pur en ligne directe du Leinster !
Un deuxième tome semble d'ores et déjà prévu, au vu de la numérotation "1/2" du dossier de presse... c'est une bonne nouvelle. Mais j'adorerais que d'excellentes ventes incitent les auteurs à nous faire voir davantage encore de la vie dans ce petit pré derrière l'église.
Allez, en attendant, je me le relis une fois encore ; juste pour le plaisir !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le scénario est agréable et amusant.
  • Le dessin lui sied parfaitement.
  • L'ensemble dégage une certaine poésie.
  • Un bon moment de lecture à s'amuser du regard qu'on sur nous ces animaux qui nous ressemblent tant.

  • Honnêtement, rien de notable ; ça se savoure comme une fable !
Un Chat dans le Culte #5
Par


On remonte un peu loin les matous. 1977 carrément, soit deux années après Les Dents de la Mer de Spielberg. Surfant sur la vague de la menace marine, un réalisateur anglais va livrer une vision très différente de l'affrontement entre un homme lui aussi prédateur et une créature capable de ressentir une souffrance ici clairement palpable. Entre anthropomorphisme et tragédie moderne, ce récit profond, magnifié par une musique envoûtante, restera dans les mémoires sous le nom de...

Orca
Nolan et son équipage vivent des requins qu'ils capturent pour les revendre à des parcs aquatiques. Un jour, Nolan fait la rencontre de Rachel, une belle océanologue, dans des circonstances mouvementées, une orque tuant un requin sous leurs yeux. Nolan, fasciné, se met en tête de capturer l'un de ces fantastiques épaulards qui pourraient lui rapporter un bon prix. Mais rien ne se passe comme prévu. Une femelle orque est grièvement blessée, le petit qu'elle attendait meurt alors qu'elle-même va agoniser pendant des heures, sous les yeux du mâle, blessé à l'aileron. 
L'orque, fou de douleur, attaque le navire de Nolan, endommageant sérieusement le rafiot et causant la mort d'un des membres d'équipage.

Revenu à terre, Nolan, bien que touché par la disparition de l'un de ses amis, prend d'abord les choses à la légère. Mais suite à des attaques répétées contre les navires du port où il réside, et aux informations que lui délivre Rachel, il prend conscience peu à peu que l'orque est en quête de vengeance.
Bientôt, les villageois eux-mêmes, excédés par la perte de leurs navires et la disparition du poisson dont ils vivent, font pression sur Nolan pour qu'il aille affronter "son" orque.
L'homme, d'abord réticent, comprend, après un nouveau drame, qu'il n'a pas le choix. Il devra affronter celui dont il a tué la famille sur son territoire... en pleine mer.

Wow.
Avec tout de même près d'un demi-siècle au compteur, ce film de Michael Anderson est loin d'être totalement daté, il reste même par certains côtés étonnamment moderne. Dans la thématique, tout d'abord, qui soulève avec brio le problème de la cause animale. Dans sa réalisation, aussi, certaines images étant tout simplement sublimes. Quant à la musique, elle est d'une redoutable et enivrante beauté, mais il faut dire que lorsque l'on fait appel à Ennio Morricone, on est rarement déçu. Le compositeur italien livre ici une bande son magistrale et poignante, soulignant le drame qui se noue. Enfin, le final, dans un environnement épuré et glacial, est aussi dérangeant qu'infiniment triste, le héros (dont on ne sait s'il s'agit de l'homme ou du cétacé) ne pouvant échapper à un funeste destin.

Bon, il y a tout de même des imperfections, c'est vrai. Le début notamment, est très vite expédié. Il faut dire que le film, qui ne fait qu'un peu plus d'une heure et trente minutes, n'est pas très long en soi. Entre la découverte de l'existence des orques (ou du moins de leurs spécificités) par Nolan et son projet qui tourne mal, il se passe très peu de temps. La montée de la grogne chez les villageois est également relativement rapide. Du coup, certes on ne s'ennuie pas, mais on perd sans doute parfois un peu en subtilité. L'aspect "sentiments humains" est également sans doute exagéré. Difficile de croire, même si elle semble légitime, qu'un animal puisse mettre en œuvre une telle vengeance. Mais bon, c'est une fiction, et cette liberté prise avec la réalité n'est nullement nuisible au récit. 
De plus, l'efficacité est là. La scène du début, atroce, où la femelle perd son petit n'a rien perdu en impact. Un impact encore rehaussé par cette souffrance lancinante, incroyablement rendue par la profonde mélancolie de la mélodie principale de Morricone (qui risque de vous hanter longtemps). 

En tant que félin, vous imaginez bien que je ne suis pas très versé dans la poiscaille... hmm ? Oui, ce sont des mammifères, pas des poissons, m'enfin, si ça vit dans l'eau, que c'est gaulé comme un poisson et que ça a une trogne de poisson, perso, j'appelle pas ça des gaufres. 
En fait, l'orque est une espèce de dauphins. C'est un animal social, qui vit en petits groupes. Il possède un langage élaboré (propre à chaque groupe) et est un redoutable chasseur. Sa réputation de tueur sanguinaire est toutefois usurpée, car comme le loup, il ne s'attaque jamais à l'homme.
Cet animal est aujourd'hui menacé principalement par la pollution et... les Nolan bien réels.

Un excellent film, à découvrir si ce n'est déjà fait.
Miaw !


L'esprit critique
Par

Bande dessinée petit format à couverture souple de 122 planches,
L'esprit critique devrait être une lecture imposée aux insupportables experts autoproclamés
pullulant sur les réseaux et autres ceintures noires de Youtubitsu.


La vache, oui ! Ah, mais oui ! Merci à Delcourt, merci à la collection Octopus, merci à Isabelle Bauthian (titulaire d'un doctorat en biologie et auteur de cet album) et merci à Gally (dessinatrice bien connue de la blogosphère). Merci de nous avoir synthétisé dans ce petit objet autant d'outils, de connaissances et de conseils utiles voire essentiels !
Je sais. Je vois pertinemment que je peux donner l'impression d'en faire trop mais non... non, pas du tout ! 
Cette petite BD à l'intrigante couverture, je risque fort de la conseiller à nombre de mes élèves et nombre de mes amis dans les années à venir !
Mais pour que vous compreniez mon enthousiasme digne d'un jeune chiot sous une boule à facettes, il va falloir que je vous explique de quoi parle L'esprit critique et pourquoi ça suscite une telle bamboula circassienne dans mon réseau limbique.

Avant tout autre chose : si vous êtes de ceux pour qui la bande dessinée est du divertissement et seulement du divertissement, si vous êtes de ceux qui pensent que ce ne sont que des petits dessins pour les gamins (auquel cas, on se demanderait bien comment vous avez pu atterrir sur cette page), ou si l'idée de réfléchir un peu et de vous remettre en question vous file un eczéma galopant, passez votre chemin. 

Pour les autres, sachez que L'esprit critique est typiquement le genre de BD où l'histoire est un prétexte à l'exposition d'informations. À vrai dire, autant se débarrasser de suite de l'emballage narratif pour aborder au plus vite le contenu.
C'est donc l'histoire de Paul. Paul, c'est un gars qui se voit comme le bon rationnel, instruit, se moquant des théories du complot et des dogmes, sûr de son bon droit quand il casse du croyant ou se moque de spiritualités qui lui semblent basées sur du vide. Et à dire vrai, il a sans doute raison : la plupart des choses qu'il critique sont en effet très critiquables... mais pas comme il le fait. Pas sans être, pour sa part, davantage sûr de ce qu'il avance. Paul, il est comme nombre d'entre nous, car nous aussi, on a nos certitudes. Mais dès qu'on creuse un peu, force est de constater que ces vérités scientifiques que l'on se targue de connaître et que l'on oppose aux dogmes des autres sont elles aussi des certitudes qui nous bercent mais que, en raison de notre manque de réflexion et d'efforts, nous sommes bien incapables de prouver.
Un jour, alors que Paul passe un moment convivial et tranquille entre amis, il fait la connaissance de Masha, amie de la maîtresse de maison. Et Paul ne va pas être tendre avec Masha. En effet, cette dernière se présente comme étant une druidesse et elle montre à l'assemblée ce qui, pour elle, est indubitablement une très jolie série de clichés d'authentiques fées qu'elle a eu elle-même le plaisir de photographier. Paul ne manquera pas de de jouer les sceptiques de service mais sa maladresse va lui attirer des réactions hostiles de la part de certains convives.

Très irrité, de retour chez lui, notre Paul se défoule sur Facebook en y racontant ses déboires avec une illuminée de druidesse, parce que non mais quand même ces croyants, ils ont des Q.I. plus bas que les gens cartésiens et gnagnagna... 
Quand soudain, sortie de nulle part, apparaît dans sa vie une entité prenant l'apparence de Stéphanie Bouguiller, chouchoute de la maîtresse lorsqu'il était en CM2.
Et cette entité n'est autre qu'une... fée ! Non, je rigole, ce serait nul ! Cette entité, c'est... hum... ben... regardez l'image à droite, quoi ! Voilà, oui : c'est l'incarnation de l'esprit critique !
Et c'est à partir de là que, dans un récit mouvementé mais très pédagogue, l'esprit critique va enseigner à Paul comment combattre les sophismes, la malhonnêteté intellectuelle et tout ce qui met la raison en danger... que ce soit chez les autres ou chez lui-même...

L'esprit critique va donc commencer en nous résumant succinctement mais de façon fort logique le chemin parcouru par l'Homme afin d'aboutir à une discipline scientifique objective, expérimentale et autocorrective, soumise à l'obligation de la reproductivité et ouverte à la réfutation... Oui, je sais, dit comme ça, ça semble aussi digeste qu'un pudding à la graisse d'oie fourré de rognons de pangolin servi sur un lit de frites caramélisées, mais dans la BD, ça passe tout seul parce que c'est progressif. 
Chronologiquement, l'avatar de l'esprit critique va évoquer la dialectique platonicienne, la déduction aristotélicienne, le modèle de Ptolémée, le naturalisme d'Anaximandre et ses doutes envers les croyances et les divinités, Nicolas Copernic et l’héliocentrisme, Galilée et ses expérimentations ou encore Johannes Kepler et les mathématiques.
On voyage donc dans le temps depuis une époque où le savoir était essentiellement descriptif et subjectif jusqu'à notre science moderne... habilement décrite en une seule planche très parlante :


Pour rappel : ce livre défend une discipline scientifique objective, expérimentale et autocorrective, soumise à l'obligation de la reproductivité et ouverte à la réfutation (ouais, je me répète mais c'est de la pédagogie, tu voââââs ?). Quand ce livre parle de science, c'est bien celle dont on loue la faculté à se remettre en question. Il y a même un passage mettant en garde contre le scientisme. 
Le livre nous rappelle bien que même un être instruit, même un scientifique, se fait parfois berner par son propre cerveau car nous sommes tous à divers degrés victimes de divers biais cognitifs.

Non seulement notre amie aux cheveux roses va nous les expliquer en les illustrant par divers exemples mais, en plus, elle nous invitera à les retrouver dans les deux conversations initiales (celles de Paul avec la druidesse puis avec ses copains sur Facebook), alliant par là une pédagogie déjà ludique à un petit test d'acquisition de nos connaissances.
Les biais nous sont décrits comme autant de petites bestioles faisant tout pour semer le chaos là où l'esprit critique prend alors la forme du héros (enfin, de l'héroïne, ici) qui nous sauve de leurs attaques !
C'est fun et malin. Tout ce que j'aime !


En guise de cerise sur le gâteau, notre amie l'esprit critique termine même la BD en se lançant dans une jouissive et intelligente critique de nos médias contemporains. Comment ça ? En leur reprochant par exemple, entre autres choses, leur propension à user de l'argument de la moyenne à toutes les sauces, même là où la médiane serait parfois préférable pour une illustration statistique plus proche du réel, ou en dénonçant ces débats déséquilibrés où la parole d'un scientifique dont le moindre propos serait vérifiable a le même poids que celle du premier opposant venu potentiellement totalement incompétent (comme, à tout hasard... hum... un artiste présent pour sa promo ?).



En cette période où les réseaux sociaux normalisent la prise de parole et donnent la même visibilité potentielle à Jean Glandeur qu'à un spécialiste ultra compétent... 
En cette période où trop de gens refusent de se remettre en question (biais de l'autruche)...
En cette période où tous les dogmatismes et les fanatismes reprennent du poil de la bête...
En cette période où les biais de confirmation sont alimentés par mille algorithmes...
En cette période où certains se gargarisent de concepts qu'ils n'ont même pas compris pour se faire reluire le nombril...
En cette période où certains voient de la vérité là où il n'y a que du charisme (effet de halo)...
En cette période où l'on n'a de cesse d'entendre des cassandres ou des bisounours voir des signes de partout (paréidolie)...
En cette période où nous confondons corrélation abusive et relation de cause à effet...
En cette période où l'on se plaît à voir le copeau dans l'œil du voisin en refusant de s'avouer qu'une forêt de baobabs pousse dans les nôtres et nous aveugle (biais de la tache aveugle)...
En cette période où l'on parle sans vergogne au nom d'une multitude jamais consultée en lui attribuant tout simplement un avis identique à notre avis personnel (biais de projection)...
En cette période où l'on a tôt fait de croire que l'on a forcément raison si l'on est nombreux à penser de la même façon, comme si quantité devenait qualité (effet de foule)...
En cette période où l'humilité du sachant fait pale figure face à l'arrogance de l'ignorant (effet Duwning-Kruger)...
En cette période de la frilosité et du "On sait ce qu'on perd, on ne sait pas ce qu'on gagne" (biais de statu-quo)...
En cette période où nombre d'entre nous sommes devenus des experts de la veille, sortant des "Ah ouais, je le savais qu'il ne fallait pas faire comme ça, moi", alors que, hein... on sait bien qu'on n'en savait rien (biais rétrospectif)...
En cette période où l'on n'a de cesse de juger la pertinence ou la validité de propos en raison de certaines caractéristiques de leur locuteur comme son instruction, son origine, son sexe ou sa couleur de peau (erreur fondamentale d'attribution)...
En cette période où astrologie et tests de personnalités reçoivent tant de "Ah mais ouais, c'est tellement moi !" juste parce que c'est surtout tellement générique que c'est tellement tout le monde, en fait (effet Barnum)...

En cette période, celle où j'enseigne à des gamins l'esprit critique et où c'est un combat de tous les jours, ce livre tombe à point pour moi.

Dernière petite chose : sur la couverture de ce livre, trois femmes et un homme font une séance de spiritisme dans une boîte crânienne et invoquent un cerveau. La métaphore est jolie.
Mais pourquoi trois femmes ? Certains vont y voir du féminisme un peu caché, voire un peu de misandrie... mais ils auront attendu que je le leur aie fait remarquer pour ramener leur grande bouche, alors ça ne compte pas !
Le fait est que notre dessinatrice, Gally, aime bien taquiner le lecteur attentif avec cela : par exemple, l'esprit critique a une incarnation féminine la plupart du temps ; et elle fait la leçon à un jeune homme... mais c'est fait avec humour et en douceur, messieurs, calmez-vous.
Les petits clins d'œil et les petites provocations sont nombreuses, dans cet album. Avez-vous, par exemple, constaté qu'une coiffure plutôt féminine marque le Q.I. le plus élevé sur le graphique ci-dessus ? Oui, juste après ce monsieur ressemblant pas mal à Einstein et cette dame à lunettes ressemblant à s'y méprendre à... la façon dont la dessinatrice se dessine habituellement.
Car oui, ce type de dessin un peu naïf a d'énormes avantages : il permet de jouer à cacher mille détails dans les planches pour amuser les meilleurs élèves, il permet une rapidité d'exécution rendant possible des albums de plus de 120 pages, et il est d'une lisibilité immédiate permettant une meilleure concentration sur le texte.
Du coup, même si je sais que j'accorde généralement une importance excessive à la qualité du dessin, même si ceux-ci pourraient vous laisser penser que je vais leur faire mille reproches, je pense au contraire que scénariste et dessinatrice se sont parfaitement trouvées.

Vous l'aurez compris : je recommande chaudement la lecture de L'esprit critique. Impossible ensuite de regarder le journal télévisé ou de lire un statut Facebook sans se surprendre à essayer de détecter l'un ou l'autre biais. Ça en devient un jeu intellectuel... et jouer avec son intellect, ça le muscle. Et ça, c'est bien !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • C'est intelligent.
  • C'est ludique.
  • C'est pédagogique.
  • C'est utile.
  • C'est bien pensé et bien réalisé.
  • C'est parfois un peu déprimant parce que ça nous met face à nos failles et à nos biais... mais l'humour de la forme amortit la cruauté du fond.
  • C'est vrai que j'accroche difficilement à ce genre de dessin. Mais ici, ça fonctionne parfaitement. Ce n'est en rien une œuvre d'art... mais le projet était tout autre.