Enemy #2 - Les autres
Par

Deux clans ennemis constitués de gosses abandonnés sur une planète dévastée.
Un troisième qui se voudrait neutre et au service des deux.
Une d'entre eux disparue et qui laisse un grand vide... 


Nous en étions là à la fin du tome 1 de Enemy, la nouvelle série d'Ange et Savarese aux éditions Soleil.
L'histoire va suivre son cours dans ce tome 2 en laissant quasiment tomber les flashbacks devenus inutiles : il est temps pour ces ados abandonnés aux confins de l'univers d'aller de l'avant !

Voulant sans doute nous éviter des frustrations inutiles, le récit se focalise désormais sur les réponses à apporter à nos questions légitimes. Quoi de plus logique puisqu'elles sont aussi celles des protagonistes ?
Qui sont-ils ? 
Pourquoi les a-t-on abandonnés là ?
Quel était ce terrible conflit qui a éclaté à proximité et après lequel ils semblent avoir été laissés sur place ?
Y a-t-il moyen de reprendre contact avec l'Humanité ?
Mia est-elle vraiment morte ou est-elle encore en vie ?
Et, enfin, qui sont... les autres, ces étranges créatures anthropomorphes sans doute extraterrestres dont on ignore même encore si elles sont ou non hostiles ?
Sont-ce les descendants d'autres belligérants du combat qui a eu lieu il y a des années en bordure de la ville ?
Faut-il les craindre ou... le danger vient-il encore d'ailleurs ?

Bref, n'ayez aucun doute : le duo connaît son travail et sait distiller autant de réponses que nécessaire au fil de son récit pour que la lecture soit digne d'intérêt, tout en faisant poindre assez de nouvelles questions pour maintenir intacte l'envie de tourner les pages.


D'une forme de science-fiction intimiste, la série passe peu à peu à des thématiques plus larges mais n'en reste pas moins avant tout un éventail de portraits (où l'on apprend comment unetelle encaisse les chamboulements que le réel impose à sa foi ou l'homosexualité d'untel...).
Plus cela avance, plus le titre Enemy me semble inspiré de ce qui reste à mes yeux un classique de la science-fiction au cinéma : Enemy mine, avec Dennis Quaid. 

Dans Enemy mine, un militaire humain engagé dans un conflit contre une mystérieuse race extraterrestre va être abattu en plein vol lors d'un combat aérien par un vaisseau ennemi qui va, lui aussi, s'écraser à la surface de la planète. Ennemis, ces deux rescapés vont peu à peu s'apprivoiser, jusqu'à un des dénouements les plus humanistes, à mes yeux, de l'histoire du cinéma. 
Je sais que certains (parmi les rares personnes connaissant ce film) se gausseront de moi et de mes goûts étranges, d'aucuns voyant même en ce petit bijou des eighties une sorte de nanar... Mais j'irai jusqu'à affirmer que, s'il me fallait choisir entre le prétentieux, mal branlé et intentionnellement imbitable Interstellar (que je viens enfin de regarder en dépit de mes réticences totalement fondées) et le modeste, émouvant et interpelant Enemy mine, j'opterais pour l'ancêtre sans hésiter tant tout y est davantage sincère et pertinent, jusque dans ses maladresses.

Le travail d'Anne et Gérard Guéro serait-il inspiré de près ou de loin par ce film germano-américain de Wolfgang Petersen datant de 1985 ? Si tel était le cas, j'en serais ravi (et je les remercierais d'avoir l'honnêteté de ne même pas essayer de le cacher plus que ça, au vu du titre qu'ils choisirent pour leur série).

Enemy use de ce genre de science-fiction : la grande histoire d'un conflit intersidéral ne sert que de toile de fond à une fresque humaine autrement plus authentique que les "piou-piou" dans l'espace. Je ne doute pas qu'un lecteur ou un spectateur se sente plus diverti par un space opera grandiloquent mais l'implication émotionnelle, elle, y est bien plus éphémère. 

Or, en cette période où tout peut être montré, où le dessin (en BD) et les images de synthèse (au cinéma) ont eu raison de toutes les barrières et de toutes les impossibilités techniques, j'en viens à regretter cette époque où l'on se concentrait davantage sur la qualité de narration et sur les relations entre les personnages. L'énorme majorité des films à succès actuels souffre de ce biais : tout y est visuellement tellement impressionnant qu'on finit par en être blasés et, le scénario et les dialogues étant souvent trop négligés, on finit par s'emmerder ferme !

Ici, on a une BD et la possibilité, donc, de dessiner n'importe quoi dans la plus titanesque des démesures... et ça viendra peut-être. Mais on prend son temps, on nous présente d'abord l'univers, les protagonistes, les potentiels antagonistes... et, forcément, cela augmentera notre implication. Et ça fait un bien fou de n'être pas simplement gavés de spectacle et de couleurs mais délicatement nourris d'un vrai scénario (fût-il estampillable "pour ados", ce qui est peu ou prou le cas ici) ! Quitte à ce que le récit gagne en ampleur par la suite, mais il reposera alors sur de solides bases construites sur la crédibilité de son univers et des relations interpersonnelles qui l'habitent.


Le dessin et la mise en couleurs de Savarese sont d'une qualité constante et les seules choses qui m'ont parfois un peu sorti de l'univers de la BD résident en une étrange maladresse dans certains lettrages faisant partie du dessin, comme certains mots apparaissant sur l'écran ventral des roboéducs qui semblent trop peu précis pour un affichage numérique ou, au contraire, certaines onomatopées si régulières qu'on les croirait tapées dans Wordart là où on attendrait plus de vie.

En dehors de ces détails tellement bénins qu'on a envie de leur jouxter le Niger, le Burkina-Faso, le Togo et le Nigéria, tout est très beau et bien pensé.
J'aime particulièrement, par exemple, l'idée très simple et élégante de tracer pour les flashbacks des cases aux angles arrondis. La colorisation reste la même, aucun bandeau n'annonce le retour en arrière... mais c'est immédiatement compréhensible. J'ignore si le procédé a déjà été employé ailleurs mais il est d'une telle efficacité que je préconise d'y faire appel aussi souvent que possible à l'avenir ! C'est la preuve d'une belle maîtrise de la grammaire bédéistique par cette jeune dessinatrice qui, d'ailleurs, prouve une fois de plus dans ce tome un talent indéniable pour le dessin mais aussi un sens certain de la mise en page.
Nous savons tous à quel point la sémantique de la mise en page gagne en importance dans les bandes dessinées depuis que les comics et les mangas ont débarqué en nos européennes contrées et se sont permis de mettre des coups de pieds énergiques à nos vieilles habitudes. La BD moderne ne se conçoit plus en strips et Ornella Savarese l'a bien compris : même si ses incursions dans le monde des cases scalènes et irrégulières sont encore timides, elles sont toujours porteuses de sens. 


En un mot comme en mille, voici la digne suite du tome 1 : tout aussi soignée, tout aussi intrigante, tout aussi prometteuse. Aucune communication n'a été faite, à ma connaissance, au sujet du nombre potentiel de tomes à venir pour cette série. Si cela sous-entendait qu'il pourrait y en avoir tant que le succès est au rendez-vous, je me permettrais de réitérer ici mon appel : si vous êtes intrigués par mes retours de lectures intentionnellement très lacunaires sur Enemy, n'hésitez par à encourager le travail d'une jeune dessinatrice talentueuse (née en 1995 !) et de deux scénaristes chevronnés en vous procurant les deux premiers tomes de cette série que je considère comme un vent frais dans la bande dessinée de science-fiction moderne. Elle mérite de bénéficier d'assez d'attention pour gagner l'opportunité éditoriale d'explorer son univers.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • De la SF relativement intimiste, facile d'accès et pleine de fraîcheur.
  • Graphiquement, c'est une réussite !
  • Prendre son temps pour raconter les choses, ça peut donner l'impression qu'il y a quelques longueurs...
Collection Altaya : Les Maîtres de l'Univers
Par


Par le Pouvoir du Crâne Ancestral !

C'est une nouvelle collection inédite de figurines Altaya que nous vous présentons aujourd'hui : Les Maîtres de l'Univers.

C'est à l'origine Mattel qui lance une gamme de jouets M.O.T.U. (Masters of the Universe) aux États-Unis, en 1981. Deux ans plus tard, un dessin animé au succès mondial viendra faire la promotion de cet univers d'heroic fantasy basé sur l'affrontement entre Musclor (He-Man), Skeletor et leurs nombreux alliés.

Ce sont ces personnages que vous pouvez retrouver dans cette collection présentant des figurines en ABS, d'une quinzaine de centimètres, accompagnées de leur fascicule et peintes à la main. L'ensemble de la gamme est approuvé par Mattel. Notons que le niveau de détail est excellent et les poses très réussies. 
Le premier numéro est à seulement 1,99 €.

Et puisque nous sommes en période de fêtes, nous vous faisons profiter d'un joli cadeau : en vous abonnant sur ce site avant le 13 janvier et en utilisant le code MOTU, vous obtiendrez en exclusivité la magnifique Panthor (voir photo ci-dessous) !

Vous pouvez avoir d'autres détails et regarder une vidéo de présentation sur le site officiel.







Le Dernier des Dieux 4/4
Par


Tout a mené à ce tome 4. Tout a conduit à cet affrontement final.
Mais cet ultime épisode fait-il davantage qu'apporter une simple conclusion ?


Créer un faux suspense n'aurait aucun intérêt... alors, oui.
Oui, le quatrième tome de cette saga parue chez Urban a encore pas mal de choses à offrir, en plus du simple face à face ultime avec l'antagoniste révélé dès le premier tome.

À une époque où chaque scénario semble être inspiré d'un autre, où l'on a plus l'habitude d'être dorloté par le confort de lectures sans grandes surprises, il est agréable de voir un comic book dont la narration surprend. Surtout qu'ici tout est pourtant volontairement archétypal, comme pour ancrer immédiatement Le Dernier des Dieux dans tout ce qui fait la fantasy et dissiper tout doute quant à sa nature.
Pourtant, de retournements de situation en messages humanistes, de retrouvailles en sacrifices, d'explications en révélations, ce dernier volume apporte bien plus à la saga que la seule promesse tenue d'un combat manichéen entre le Bien et le Mal, entre l'Être et le Néant.

L'atmosphère de la couverture est révélatrice : certes, vous aurez droit à la baston anticipée depuis trois livres mais également à votre lot d'émotions, tant on se lie aux personnages au fil de l'histoire et tant le récit sait se montrer cruel envers eux : la démesure de leur culpabilité et de leur douleur n'a d'égale que celle des enjeux auxquels ils sont confrontés.

Ces quatre albums magnifiques représentent le Livre 1 d'un ensemble intitulé Les Chroniques du Bûcher des Tertres, l'auteur promettant en postface que nous sommes très loin d'en avoir fini avec Cain Anuun. Auquel cas, que cela soit dit, Cain Anuun n'en a pas non plus fini avec moi !


L'on dit souvent qu'il est devenu rare, à notre époque, de vivre une authentique frustration. Ce serait même là la source de nombre de comportements déviants de notre jeunesse... 

Eh bien, pour régler le problème, je suggère de demander à chaque gamin de merde de rédiger une chronique sur Le Dernier des Dieux #4 en se fixant comme règles de conduite d'éviter les redites avec les articles sur les tomes 1, 2 et 3 et de ne rien divulguer qui pourrait gâcher au lecteur le plaisir de la découverte... On en arrive à un sentiment d'impuissance absolu : la cohérence qualitative générale de l'œuvre fait que, pour cet opus, il ne me reste plus grand-chose d'original à déclarer sur sa forme et qu'il y a bien trop de choses à éviter de dire quant à son fond.

Je serai donc bref (ça va me changer, tiens) et évasif : ce volet est bien plus concentré sur l'action, comme on pouvait l'attendre, et se permet de continuer à apporter, sans aucune lourdeur, des éléments de narration importants en plein milieu d'étripages, de décapitations et d'éviscérations. 
On n'est pas ici en présence d'un récit vaguement improvisé d'album en album mais, très clairement, d'un épisode méticuleusement écrit s'inscrivant dans un univers original et maîtrisé.

Riche en flashbacks, en apartés, en réflexions et en sous-intrigues, ce final est bien plus qu'une simple ligne droite menant à la résolution : il est la raison intrinsèque de tout ce qui a précédé, l'histoire n'a existé que pour mener nos héros et leurs lecteurs à ce point précis où tout se conclut. Toute histoire devrait être ainsi construite pour ne rien perdre en intensité car un  final en apogée ne suffit pas : il faut qu'il soit en plus éclairant pour le reste du récit... malheureusement, cette évidence est de moins en moins souvent respectée et moins encore dans les œuvres de divertissement populaires. Il n'y a qu'à voir la fin de la plupart des blockbusters super-héroïques : loin d'éclairer ce qui précède, ça met davantage en lumière ce qui risque de suivre, dans une très mercantile démarche promotionnelle certes compréhensible mais tout aussi critiquable.


Mais déposons les armes. Même si la tentation est grande de digresser pour offrir à cet article le nombre de lignes et de paragraphes que mérite son sujet (quitte à sortir du thème), je préfère laisser pour plus tard (ou pour jamais, si je tiens à conserver des rapports cordiaux avec une bonne partie de notre lectorat) mon opinion sur les films du MCU. 

Demandons-nous plutôt ce qu'il faut penser du Dernier des Dieux, maintenant que nous avons accès à son intégralité.

Eh bien, que vous soyez ou non amateur de fantasy, la maturité du trait et de l'écriture devraient pouvoir vous séduire.
L'univers est cohérent de bout en bout, ce qui constitue à mes yeux une qualité indéniable qui semble pourtant facultative à trop d'auteurs et de scénaristes (mais je ne reviendrai pas sur le MCU, j'ai promis).
Les personnages sont assez variés pour constituer un groupe d'aventuriers qui n'est pas sans rappeler les personnages de vos potes dans Donjons & Dragons mais suffisamment travaillés pour acquérir une personnalité, une aura et un charisme qui leur sont propres. 
L'histoire nous fait une démonstration de l'intérêt qu'il peut y avoir à suivre un fil extrêmement classique (le Bien contre le Mal, tout ça...) lorsque c'est fait avec créativité et sans avoir peur d'offrir une relecture moderne aux thèmes les plus éculés.
L'Humanité a rarement été dépeinte avec autant de sévérité dans un comic book : depuis l'imposture initiale que constitue le statut de héros de certains des personnages jusqu'aux lâchetés et compromis auxquels sont prêts à se livrer les héros, on n'en sort guère grandis et ce n'est finalement pas vraiment aux humains que l'on doit leur survie...
La beauté de la mise en couleurs est indéniable en ce qu'elle parvient parfois même à sublimer un dessin pourtant déjà assez remarquable.
Les nouvelles et autres textes s'intercalant entre les chapitres ne sont pas seulement décoratifs et informatifs ; ils ont aussi une authentique valeur littéraire, tant dans leur maîtrise de la langue que dans ce qu'ils apportent comme profondeur aux chapitres auxquels ils succèdent.
Le nouveau format 32 x 21cm de Urban offre une belle amplitude aux cases pour s'épanouir et la qualité d'édition ne fait pas défaut.

Le tout se termine sur une nouvelle graphique expliquant les origines jusque-là floue d'un des personnages (dispensable mais toujours aussi inspiré !) et un carnet de croquis qui est, pour qui tâte parfois du crayon comme moi, une véritable source à complexes : Riccardo Federici est un nouveau dieu dans mon panthéon des dessinateurs de génie et il est loin d'être le dernier ! 



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Intéressant.
  • Cohérent.
  • Beau.
  • Émouvant.
  • Poignant.
  • Violent.
  • Enthousiasmant.
  • Un modèle de fantasy bien menée et intelligente.
  • Très honnêtement, en dehors d'un rejet que je peux comprendre pour le genre, je ne vois pas ce qui pourrait rebuter quelque amateur de BD que ce soit dans Le Dernier des Dieux.
    Quoi que vous cherchiez dans cet art, il doit vous être loisible de l'y trouver.
Chroniques des Classiques : Sa Majesté des Mouches
Par


Le classique du jour n'est autre que le surestimé Sa Majesté des Mouches.

Lord of the Flies, de William Golding, sort en 1954. L'histoire débute sur une île déserte où de jeunes enfants anglais se retrouvent isolés après le crash de leur appareil. Sans aucun adulte avec eux, ils tentent de s'organiser en attendant les secours.
Cependant, très rapidement, le mince vernis de civilisation qui maintenait bon sens et solidarité va se craqueler, permettant au groupe de dériver vers des pratiques de plus en plus sauvages...

Bien que ce roman soit souvent étudié à l'école et qu'il ait plus ou moins directement inspiré bon nombre d'œuvres [1], il est étonnant de constater à quel point il contient un grand nombre de maladresses narratives et d'invraisemblances.
La manière dont Golding décrit les enfants est à elle seule assez symptomatique d'une sorte d'habitude qui fait que nombre d'adultes écrivent les personnages enfants non comme des jeunes mais comme des demeurés : pratiquement personne dans le groupe ne parvient à se concentrer plus de deux ou trois secondes, n'importe qui peut partir en fou-rire à propos de trois fois rien, même les plus âgés cèdent régulièrement à des élans impulsifs d'une rare bêtise (au point de pratiquement cramer toute l'île et leur réserve de nourriture avec).

Autre point faible du roman, le basculement vers l'état sauvage ne se fait nullement progressivement, avec une certaine logique, mais par à-coups, sans véritable raison. Enfin, la personnalité des différents protagonistes est réduite au minimum. Sur toute la bande, seuls trois personnages se détachent (le leader un peu bas de plafond, le petit gros intello et le taré agressif), et même eux ne possèdent pas une psychologie bien fouillée. Bizarrement l'auteur ne s'aventure que très rarement dans les méandres de l'esprit de ses personnages, se bornant à rester à la surface des choses, comme un observateur extérieur démuni. Il décrit ainsi par le menu les plantes et les rochers mais jamais - ou très succinctement - l'état d'esprit des naufragés.
Outre ces défauts structurels, le lecteur attentif ne pourra qu'être circonspect devant un grand nombre de faits douteux : aucun adulte ne réchappe du crash mais il semble par contre que tous les gamins s'en soient miraculeusement tirés (on ne remarque ni cadavres ni blessés), les différents groupes sont, au début du récit, un peu éparpillés sur l'île sans que l'on comprenne pourquoi (ils semblent d'ailleurs ensuite se découvrir les uns les autres), les gamins font du feu en quelques secondes à l'aide d'une simple paire de lunettes, etc.

Malgré tout, le roman est auréolé d'une aura sulfureuse qui tient sans doute à son thème principal, à savoir la nature de l'Homme, débarrassé de ses oripeaux sociaux. Le fait que de très jeunes enfants soient au centre de ce drame contribue sans doute à son intensité, entretenue notamment par quelques scènes sanglantes où se mêlent chasse, jeu et transe.
Reste que dans l'ensemble, le roman est très moyen [2] et de surcroit très court. Tout repose sur un thème fascinant mais qui est loin d'être ici totalement exploré.
Le problème du public auquel est destiné ce roman peut se poser, certains arguant qu'il est trop violent pour être lu par des collégiens... outre le fait que je répondrais bien que la vie elle-même est trop violente pour être vécue par des collégiens, il faut tout de même admettre qu'il n'y a pas ici de quoi fouetter un chat. Pas de gore, de sexe ou de scènes vraiment atroces. De plus, dans un cadre scolaire, la lecture est évidemment censée être accompagnée de l'analyse et des explications des professeurs. Donc, oui, ça peut se lire, même à dix ans. Plus sans doute d'ailleurs pour la réflexion que le roman peut engendrer que pour ses réelles qualités littéraires.

À découvrir si ce n'est déjà fait mais sans emballement excessif.


[1] Et même en partie un projet de télé-réalité, Kid Nation. La série TV Lost y fait par exemple directement référence plusieurs fois. L'on peut citer également la chanson Lord of the Flies du groupe Iron Maiden ou la série de romans Gone, dont le fond est très proche et la forme finalement plus habile et divertissante (sans tenir compte de la modernité de l'œuvre).
[2] Cela n'a pas empêché l'auteur d'obtenir le prix Nobel de Littérature en 1983.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une étude comportementale classique mais qui fonctionne toujours bien.
  • Un très léger côté sulfureux (si on a 12 ans).


  • Des personnages transparents et sans âme.
  • Des faits parfois illogiques.
  • Une progression narrative trop rapide et par "à-coups".
  • Des enfants souvent décrits comme de parfaits demeurés.

Saint Seiya : Épisode G - Assassin, encore un manga passable ?
Par

 
Quel bazar ! Depuis quelques années, entre les séries d'animations et de mangas papier, les célèbres Chevaliers du Zodiaque ont droit à un traitement complètement inégal et perturbant. À ce jour, la seule suite officielle semble être Saint Seiya : Next Dimension. Les autres séries ne sont donc pas canoniques, même si certaines sont scénarisées (ou validées en tant que consultant) par le créateur, auteur et dessinateur de la série-mère initiale : Masami Kurumada. C'est le cas de Saint Seiya : Épisode G - Assassin, qui s'est achevée début 2021 en France, au terme d'un seizième tome. Alors, qu'est-ce que c'est que cette série ? Un spin-off de Saint Seiya : Épisode G ? Une suite de cette dernière ? À peine évoquée sur Wikipédia et ne bénéficiant pas de réelles critiques sur Internet (ce qui a conduit à l'écriture de celle-ci), on vous explique tout !

Dans Saint Seiya : Épisode G - Assassin, l'on suit Shura, Chevalier d'or du Capricorne, qui mène une croisade contre des guerriers armés d'épées légendaires. Shura est "l'assassin des assassins". Mais le Grand Pope ne l'entend pas de cette oreille et compte bien lui mettre des bâtons dans les roues en lui envoyant Aiolia dans un premier temps. Shura croisera nos cinq Chevaliers historiques (Seiya, Shun, Hyoga, Shiryû et Ikki) et la plupart des Chevaliers d'or connus. Mais attention, tous sont en retrait et ont un rôle vraiment secondaire.

Sur le papier, tout cela est plus ou moins alléchant. Si le premier volume est peu encourageant (on ne croise aucune figure réellement familière de l'univers), il faut s'accrocher un peu avant de trouver un certain plaisir à suivre cette nouvelle "quête" et attendre le dixième tome (sur seize) afin de comprendre les véritables enjeux de tout ce qu'on nous a montré auparavant. Pour cause : toute l'histoire se déroule en fait dans... un univers parallèle ! Ce qui explique le retour à la vie de certains Chevaliers et l'orientation de cette nouvelle épopée. Une pirouette scénaristique plus ou moins plausible mais qui arrive trop tardivement. Pire : partant de ce postulat, il existait un éventail des possibles assez extraordinaire qui n'est finalement qu'effleuré (chaque Chevalier aurait mérité un tome complet centré sur lui afin de le suivre dans cette nouvelle vie, Hyoga est père de famille par exemple, mais on le voit peu dans ce rôle, idem pour Shun, devenu médecin, et ainsi de suite).

L'ensemble du titre est assez mal rythmé et développé. Visiblement le scénario est signé Masami Kurumada lui-même, on a du mal à y croire et on penche plutôt pour une écriture de Megumu Okada – qui s'occupe intégralement des dessins – avec une validation du maître dans un second temps. En effet, Megumu Okada avait écrit et dessiné entre 2002 et 2013 la série Saint Seiya : Épisode G. Assez inégale, la fiction mettait en avant pour la première fois uniquement les Chevaliers d'or, en suivant notamment Aiolia (Lion) dans des événements antérieurs à la série-mère. Le rapport avec Saint Seiya : Épisode G - Assassin ? Aucun si ce n'est qu'on suit à nouveau des chevaliers d'Or (le fameux G du titre, pour Gold en anglais) et que c'est toujours dessinée par Okada (de 2014 à 2019 pour Assassin). Depuis 2020, le mangaka est à l’œuvre sur une troisième série : Saint Seiya : Épisode G - Requiem, écrite à nouveau par Kurumada et qui serait la dernière de cette "trilogie".

Clairement, les aventures de Shura ne sont guère palpitantes. Tout d'abord, on n'y comprend pas grand-chose : il combat des guerriers issus de l'histoire ou de la mythologie franco-britannique cette fois. Préparez-vous à croiser Arthur et Excalibur ! Encore une fois, sur le papier, l'idée est sympa mais évolue terriblement mal, ça ne fonctionne pas du tout. On peine à s'attacher aux personnages, on ne comprend pas leurs motivations, certains sont ridicules et disparaissent après quelques volumes (quid de la sœur jumelle d'Athéna ?). Les dialogues sont souvent risibles, à base de clichés employés depuis des décennies dans Saint Seiya : le combat doit être gagné pour l'honneur, bla bla bla, la force et le destin de ce monde bla bla bla, si je dois mourir pour préserver Athéna alors je le fais bla bla bla...

Ensuite, si Shura reste au centre de l'intrigue, on apprécie nettement plus les échanges avec d'autres Chevaliers ; même si ça ne fait pas forcément avancer le récit, on s'étonne de suivre avec plaisir les déclinaisons dans cet univers du Chevalier d'or des Poissons ou du Cancer ! Enfin, malgré tout l'intérêt du concept initial, le cheminement et la conclusion ne sont pas très passionnants, la fin est très soudaine, ouvrant sur une suite (on pouvait penser à la fameuse Requiem, évoquée plus haut, mais visiblement non, il faudra donc se contenter de ça) et, finalement, l'ensemble n'aura pas vraiment eu d'autre intérêt que celui de regarder des jolies planches en couleur, parfois.

C'est là le point fort (l'unique ?) de Saint Seiya : Épisode G - Assassin, les dessins bénéficient tous d'une colorisation extrêmement soignée, conférant, c'est le cas de le dire, une nouvelle dimension aux Chevaliers du Zodiaque (et qui manquait cruellement à la série précédente du même mangaka, Épisode G donc). Mais attention, cela ne veut pas dire que toute la partie graphique est réussie, au contraire ! Si les armures sont sublimes et les scènes de combat plutôt épiques (grâce, entre autres, aux palettes chromatiques appliquées), les cases perdent vite de leur aura dès qu'elles ne présentent pas un Chevalier en armure ou qu'elles se concentrent sur les visages (majoritairement androgynes pour tous les hommes) ou la vie quotidienne des protagonistes, donc en civil. En synthèse, sur seize volumes, à raison de sept à huit chapitres par tome, seulement un retient réellement l'intérêt de nos rétines – et encore, il faut que le dessin ne soit pas trop chargé en détails, ajoutant une confusion supplémentaire dans la lisibilité et fluidité de l'action !

 

Saluons la curiosité colorimétrique de la série ET de l'édition (Panini Manga propose l'intégralité en couleur et sur papier glacé, à raison de 8,99 € le tome). Malheureusement, à part quelques planches pleine page ici et là et la nostalgie de retrouver des têtes connues, ce manga, que l'on ne vous conseille pas d'acheter, n'est pas une réussite. Si vous pouvez l'emprunter en médiathèque ou à un ami (merci Stephen), c'est toujours ça de gagné !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Retrouver quelques figures familières des Chevaliers du Zodiaque.
  • Les dessins des armures en pleine page avec une colorisation soignée sont superbes, mais...


  • ... les dessins des visages et à peu près tout le reste dès que les protagonistes ne portent pas leur armure ne sont pas très réussis, voire franchement hideux, disproportionnés, etc.
  • Une histoire confuse qui prend un peu de sens au bout du dixième tome (!) sur seize.
  • Quelques personnages ridicules (qui disparaissent au fil du récit).
  • Des dialogues globalement mal rédigés.
  • Un mélange de mythologies qui ne fonctionne pas du tout. 
  • Un concept sympathique mais très mal développé, peu d'intérêt in fine.
  • Une conclusion abrupte qui ouvre vers une nouvelle série (qui n'a toujours pas vu le jour apparemment).
  • Pas du tout accessible si on ne connaît pas Saint Seiya.
Les sorcières d'Akelarre
Par

Un film de sorcières sans la moindre sorcière.
Ce qui ne l'empêche pas d'être ensorcelant quand même. 
Et envoûtant. Mais sans sort ni envoûtement. 


Abordons céans Les sorcières d'Akelarre, gentes gens. Et ceci en raison de la sortie récente de cette œuvre cinématographique sous forme de rondes galettes cocassement nommées Rayons Bleus et Dévidés. Étrange époque que nous vivons là !
L'œuvre est estampillée des armes de Pablo Agüero à qui l'on doit déjà Salamandra (2008), 77 Doronship (2009), l'intrigant documentaire Madres de los dioses (2015) fourni en bonus sur le support de ce film-ci, Eva ne dort pas (2015) et A Son of Man (2018). Le gars est argentin mais mirez donc une de ses interviews et vous verrez qu'il maîtrise avec brio la langue de Molière... mieux que pas mal de francophones de naissance, d'ailleurs.

D'hier et d'aujourd'hui

Le réalisateur argentin et sa co-scénariste Katell Guillou se sont inspirés d’un épisode réel de chasse aux sorcières dans le Pays basque (en 1609). Ce dernier fut relaté à l'époque avec une minutie suspecte par le procureur Pierre de Lancre dans un ouvrage au titre qui en dit long sur la neutralité du bonhomme : Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons.
Frappé par cet ouvrage et son approche du procès des prétendues sorcières, le cinéaste a choisi de s’affranchir des codes habituels des récits historiques pour nous livrer un film adoptant non plus le point de vue des inquisiteurs mais celui des jeunes femmes accusées de crimes qu'elles ne comprennent même pas. Par le biais de la retranscription du traitement arbitraire subi par un groupe de jeunes filles du XVIIème siècle, Pablo Aguëro dénonce l’oppression intemporelle exercée sur les femmes, les pauvres et les cultures minoritaires. 
Souvent, ce genre de projet a de nobles, grandes et belles ambitions mais échoue à les concrétiser. Eh bien sachez qu'il n'est pas question de ces tentatives foirées ici ! Ce qui signifie que ce film est une réussite. Nos amis espagnols de l'Academia de las artes y las ciencias cinematográficas de España en attestent d'ailleurs, puisqu'ils lui ont décerné par moins de 5 Goya, le 6 mars 2021, faisant de lui le film le plus récompensé de l'histoire de cette prestigieuse cérémonie. Mais nous y reviendrons.
Non content d'être un beau film, c'est aussi un film utile et peut-être même important.

Alors jetons au loin le dernier Fast and Furious, balançons le dernier Marvel au feu et oublions un temps ce besoin impérieux de poser notre cerveau sur l'accoudoir qui semble être le fond de commerce du cinéma populaire actuel. 

Avec Les sorcières d'Akelarre, nous allons avoir droit à un film d'auteur qui a le bon goût de ne pas sombrer dans l'intellectualisme et la posture, qui se fait plaisant, compréhensible et instantanément appréciable. Il y a dans sa démarche une fraîcheur et une sincérité qui servent à merveille un propos intemporel qui nous concerne tous. Mais venons-en aux faits : de quoi c'est-y qu'ça cause ?

L'histoire

Les Sorcières d’Akelarre
nous présente six jeunes filles d'un petit village paisible dans le Pays Basque espagnol. En ce début de XVIIème siècle, avoir des envies de chanter dans un dialecte ancien, de flâner entre amies dans les bois et de s'adonner à une sexualité libérée peut aisément valoir une accusation de sorcellerie... Enfermées par un juge en quête de renseignements sur le fonctionnement du sabbat, questionnées, torturées et promises au bûcher, les six amies, menées par Ana, décident de gagner du temps en trouvant des stratagèmes pour retarder leur exécution, espérant le retour rapide de leur pères et de leurs frères qui ne saurait tarder... Cela poussera les jeunes femmes à satisfaire l'imagination malsaine du juge jusqu'à se plier pour lui à une reconstitution paroxystique d'un sabbat prenant aux tripes. 

Pierre de Lancre et l'Espagne

On pourrait voir Pierre de Lancre, l'auteur de Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons qui inspira ce film, comme l'un des premiers à avoir mentionné le mythe du sabbat des sorcières tel qu’on le décrit encore parfois de nos jours. Les autres juges de cette époque faisaient souvent courir l'idée que les sorcières n'étaient que de vieilles guérisseuses dégueulasses percluses de verrues qui empoisonnaient de crédules bambins... Pierre de Lancre, lui, admet explicitement qu'elles étaient plutôt généralement jeunes, belles et libérées... trop jeunes, trop belles et trop libérées ! Ces gamines et jeunes femmes, selon ses dires, "l’ensorcelaient". Bah tiens, mon cochon !

Pierre de Lancre est bien sûr un lecteur avide de ses prédécesseurs démonologues, et a en tête les stéréotypes de la sorcellerie démoniaque, notamment celui du sabbat. Ce sont les aveux de participation au sabbat et la description de cette réunion imaginaire de sorcières qui seront au cœur des interrogatoires que de Lancre fera subir à ses accusées (oui, avec un "e", tant il s'agissait essentiellement de femmes... même si quelques prêtres ayant eu l'audace de les défendre y passeront aussi ; les hommes de ces villages, marins de profession, étant occupés à la pêche à Terre-Neuve une saison durant). 
Mais De Lancre est aussi lecteur de nombreux récits de voyages et, sous cette influence, il nous livre une vision très particulière, presque ethnologique, de la contrée qu’il parcourt. Son texte n’aborde pas uniquement la sorcellerie, ni les procès qu’il a menés, mais aussi l’analyse des mœurs étranges de ces territoires, aux marges du royaume : "La lisière de trois royaumes, France, Navarre, Espagne. 
Le mélange de trois langues François, Basque et Espagnol, l’enclavure de deux Évêchés." Il voit en ces terres le terrain propice à l'épanouissement de l’activité diabolique. 

Pierre de Lancre montre dans ses écrits à quel point la chasse aux sorcières était surtout un moyen d'oppresser et éradiquer la jeunesse, la fougue et la marginalité. En cela, elle s'inscrit dans la droite ligne de bien des organisations et régimes autoritaires de tous poils qui, tous, sont conscients que la dissidence naturelle et parfois irréfléchie de la jeunesse est un danger pour un système installé qui tient à le rester.
Pour Pierre de Lancre, les armes du démon ne sont donc pas le savoir et la magie, le pouvoir ou la tyrannie... que nenni ! Les armes du diable sont la beauté et la sensualité des femmes... Toute ressemblance avec certains barbus de notre époque n'étant en aucun cas fortuite, les religions ont toutes pour la femme un respect inversement proportionnel à la frustration sexuelle de leurs membres... j'espère cette phrase suffisamment capillotractée pour ne pas m'attirer les foudres des plus demeurés d'entre eux.

C'est en réalité au Pays basque français que Lancre a découvert une société où les femmes des marins passaient seules la moitié de l’année ; ce qui leur conférait, dans l'organisation de la vie quotidienne, autant de pouvoir qu'aux hommes. Et pourtant, le film se passe du coté espagnol. Pierre de Lancre parle donc en espagnol alors qu'il était français. C’était un proche de Henri IV qui avait épousé la petite nièce de Montaigne… Dommage, du coup, d'en faire un espingouin, non ? La faute au manque de financement du côté français. Eh ouais ! Pourtant, ça finance à tour de bras du film d'auteur insipide et boursouflé de prétention aux acteurs dotés du charisme d'un lombric mort et de la palette de jeu d'une figurine Pop... mais pour un réalisateur avec une vraie patte, un message, un sens évident du casting et une approche humaniste, là... non : il n'y a plus personne, la France se déballonne. Eh bien, c'est minable. Mais... félicitations à l'Espagne qui a su croire en ce projet !
Du coup, même si le Blu-ray et le DVD nous offrent une version très bien doublée en français, je vous conseille de la fuir : préférez-lui la version originale sous-titrée. Non pas par snobisme comme le font trop de gens mais parce que même une oreille non avertie y constate aisément que le clergé parle en espagnol mais que les villageoises accusées de sorcellerie s'expriment entre elles en dialecte basque... Cela ajoute indéniablement à ces filles une dimension supplémentaire : elles font partie d'une minorité sur les terres d'Espagne, minorité véritablement opprimée dont on veut étouffer les velléités de liberté et d'indépendance jusqu'à faire des exemples au sein de sa population en éliminant les figures les plus libres.
Dans la VF, tout le monde cause français... Mais d'aucuns pensent bien que la France est un pays aux racines chrétiennes, n'est-ce pas ? Cela ferait bien plaisir aux inquisiteurs d'alors : ils ont gagné ! Alors que, soyons honnêtes, il existait bien des cultures en France avant tout cela... la culture basque, par exemple.

Cette délocalisation géographique en Espagne n'est pas historiquement exacte mais ça reste cohérent vu que, malheureusement, la répression inquisitoriale avait lieu du côté espagnol (par le clergé) comme du côté français (par des juges laïcs, ancêtres des actuels juges d'instruction... ceux que l'on soupçonne encore maintenant de faire des procès à charge en raison de leur double casquette de juge et d'enquêteur).
Le manque de respect historique n'est d'ailleurs pas très grave car si nous avons sous les yeux un film d'époque, il ne se voit nullement comme une de ces fresques historiques auxquelles on a souvent droit. Ici, l'on a une chronique paysanne d'un procès de sorcières filmée au ras du sol par les victimes innocentes de cette parodie de justice. Ce qui se doit d'être exact n'est en rien la transcription d'une époque (même si l'ensemble est crédible, hein) mais bien l'interprétation.
C'est ce qui rend ce film plus proche de nous. Plus réaliste, il aurait affiché des filles sales, avec des dents pourries et des charmes sans doute moins évocateurs pour la plupart d'entre nous... Ici, elles pourraient être des nôtres : nos sœurs, nos cousines, nos filles... On les imagine bien condamnées actuellement pour un crime qui n'existe pas et jugée par un homme qui a déjà écrit le procès avant même de les connaître. Vous savez, ces procès qui amènent à la lapidation, par exemple, au nom de... oh ben tiens, au nom d'une religion. Quelle coïncidence !

Un pamphlet contre ces obscurantismes qui se créent des ennemis pour singer la lumière

Selon les propres dires de Pablo Agüero : "Le film est conçu comme une bataille des Lumières contre l’obscurantisme. Ces femmes accusées de sorcellerie ont une pensée en quelque sorte plus rationnelle et plus proche de notre esprit contemporain que ces hommes imprégnés de religion. Certes, ils sont cultivés, mais leur culture théologique relève d’un délire fictionnel proche de la littérature fantastique !
Ces femmes, elles, sont dans une connaissance concrète de la réalité, que je n’ai justement pas voulu mythifier en les représentant comme des guérisseuses par les plantes ou autres pouvoirs magiques, mais simplement comme des jeunes femmes éprises de liberté."
Mission accomplie : c'est très exactement ce que l'on comprend au premier visionnage de ce film qui est d'une très belle efficacité dans la défense du droit des femmes et dans sa charge contre les dogmes religieux. Et ce sans jamais exprimer une seule fois de message en ce sens de façon explicite. Vous savez combien j'aime les œuvres qui ne nous prennent pas pour des idiots... en voici une !

Il affirme pourtant avoir subi beaucoup de pressions pour adopter un angle plus commercial, où l’on aurait eu le point de vue d’un juge qui enquête sur des jeunes filles apparemment innocentes jusqu'à l'apparition du fantastique. Mais ça aurait donné une légitimité à la chasse aux sorcières.

Ce qui est important, ici, c'est de montrer que la sorcellerie n'est qu'un fantasme et que ce fantasme de la sorcellerie ne vient pas des filles, mais bien du juge. Il est le seul à avoir des connaissances en folklore démoniaque et/ou en démonologie. 
Les traces que l'on a des procès de sorcières et la dialectique à l’œuvre dans l’ordalie offrent au film son côté thriller. Le film s'en sert d'astucieuse et étrange façon : les syllogismes de l'inquisition relèvent quasiment de la manipulation mentale. Quoi que l'on dise ou fasse peut nous trahir, dans un procès où le crime pour lequel on est suspecté n'existe pas... On ne peut que finir piégé. Tout ce qu'on répond peut se transformer en une preuve de culpabilité.
L’accusé (ici Ana, spécifiquement) finit par devoir accomplir la tâche impossible de déjouer la trame d'un procès écrit d'avance pour sauver sa peau.
Ce mécanisme de "fabrication de l’ennemi" consistant à inventer des crimes et leur attribuer de prétendus auteurs est un classique indémodable que tous les modèles autoritaires emploient ou ont employé pour faire taire leurs opposants : les religions le font, les États répressifs le font... et mêmes les bien pensants des jeunesses twitteriennes le font ! 

Les milles et une nuits

Face à un juge qui a déjà fantasmé un procès idéal et planifié la date de l'exécution, l’imagination sera la seule arme dont disposeront les prétendues sorcières. 
Les hommes en armes sont avec lui... mais certains fuiront, effrayés par les rumeurs de sorcellerie que parviennent à faire propager les captives par leur comportement. 
La culture savante est avec lui... mais Ana est rusée et perçoit vite qu'elle incarne pour le juge la tentation. Elle va donc coller à son récit pour gagner du temps et jouer le rôle d'objet de désir ayant forniqué avec la bête, provoquant la libido refoulée de l'inquisiteur qui, avide d'en savoir davantage, prolongera le procès... Ana est telle une Shéhérazade espagnole ne devant son sursis qu'à son imagination. Car oui, plus que son corps pourtant sensuel ou ses regards sulfureux, ce sont les paroles d'Ana qui envoûtent le juge. L'érudition cléricale se fait mener par le bout du nez par de l'érotisme paysan... c'est assez amusant à voir et au final assez pertinent : cette liberté, cette audace, cette volupté qu'ils condamnent si durement fascinent forcément les religieux... sinon, pourquoi se sentiraient-ils menacés par elles ?

Cinq Goya ? Ça ne ferait pas un peu beaucoup pour un seul film, ma chère Chantal ?

6 mars 2021. Les sorcières d'Akelarre reçoit les Goya de la meilleure musique originale, de la meilleure direction artistique, des meilleurs costumes, des meilleurs maquillages et coiffures et des meilleurs effets visuels. À quoi donc tient cette moisson miraculeuse ?

La musique ?
S'il est un petit prodige musical, dans ce film, c'est l'innocente comptine coquine en langue basque que chantaient les jeunes filles lors de leurs sorties en forêt qui, pour les besoins de leur argumentaire, va peu à peu se transformer en incantation démoniaque martelée et saccadée, chantée par de jeunes femmes semblant possédées par le démon.
Cette transformation se fait en parallèle de celle de la plus jeune des filles, Katalin (l'étonnante Garazi Urkola) qui, au début, semble être un oisillon apeuré et naïf que les autres tentent de protéger et qui, au moment du faux sabbat, se livre à une performance de simulacre de possession digne d'un film d'horreur sur les contorsionnistes.
Dans cette scène où les femmes enchaînées les unes aux autres (métaphore évidente de l'oppression masculine à leur égard comme de leur solidarité sororale acquise de haute lutte dans les geôles), elles n'ont pourtant jamais semblé plus libres... et la musique y est pour beaucoup.
Goya validé !

Les costumes, les maquillages et les coiffures ?
Soit. Oui, c'est soigné et oui, on y croit... c'est un XVIIème siècle idéalisé, trop propre pour être vrai, parfois quasiment onirique... mais ça fonctionne avec l'idée de faire de cette histoire un récit exemplaire intemporel : ça situe l'époque, sans la simuler.
Les costumes et le maquillage n'ont rien à se reprocher mais je suppose que les autres films de la sélection de cette année-là (que je n'ai pas tous vus) n'avaient pas les mêmes ambitions... Décrocher le prix des meilleurs costumes avec le seul film "d'époque" est un classique de ce genre de cérémonies.
Les coiffures sauvages et parfois sacrifiées des comédiennes sont quant à elles, en effet, un atout du film... effrontées et arrogantes, certaines des filles se retrouvent brisées à la suite de séances de tortures où, au nombre des sévices et humiliations qu'elles auront subies, comptera la tonte de leurs crinières...
On sent là aussi l'envie des membres du jury d'insister sur toutes les qualités de ce métrage et, ma foi, je les en remercie puisque cet argument des cinq Goya poussera sans doute certains à franchir le pas et à regarder un bon film d'auteur (et ça, c'est une bonne chose !).
Goya légitimes !

La direction artistique et les effets visuels ?
Parlons déjà de la lumière. Cette lumière diégétique et trop rarement utilisée au cinéma : le soleil naturel, sans aide aucune de quelque projecteur, la lumière d'un bûcher, d'une torche, d'une lampe... Tout cela renforce le réalisme et, par conséquence, l'immersion. Si vous ne voyez pas en quoi une lumière extradiégétique peut nuire à un film, visualisez les deux films de la franchise The Descent. Aucun des deux n'est un chef-d'œuvre, loin s'en faut ! Mais le premier nous offre un film horrifique qui amène son lot de tensions grâce à un éclairage diégétique cachant les recoins des grottes, n'éclairant les antagonistes qu'au moment où les héros braquent leurs torches sur eux... ça fonctionne, niveau ambiance. Le second fout des projecteurs extradiégétiques partout, ruine l'ambiance oppressante de son prédécesseur et devient de facto un navet poussif et prévisible.
Loin des caméras statiques et contemplatives des jolis décors très chers de la plupart des films historiques, Les sorcières d'Akelarre a été tourné de façon vive et le réalisateur dit que plus de cent heures de rushes de séquences "caméra à l’épaule" ont nourrit les nombreux jump-cuts, faux-raccords intentionnels et les ellipses donnant à son clip une allure très moderne, parfois presque youtubesque.
À la fois motivé par une envie artistique, un besoin sémantique et une nécessité financière, il a privilégié les plans rapprochés et les gros plans... Cette façon de faire est une manière de mettre une matière première importante en avant : l'humain !
Goya mérités !

Mais à propos d'humain, pourquoi aucun prix d'interprétation ?
Le film devait avoir une lourde concurrence parce que, en ce qui concerne l'humain, le jeu des acteurs est impeccable ! Il commence par être parfaitement juste et d'une grande précision puis, au fil du film, au fur et à mesure que la jeune Ana s'attache à offrir à l'inquisiteur ce qu'il souhaite pour retarder le plus possible l'heure fatidique de leur exécution, il se fait de plus en plus exagéré et halluciné, jusqu'à n'être plus que grandiloquence : le juge (un Àlex Brendemühl charismatique en diable, hèhè !) devient un être pathétiquement soumis à la tentation et les jeunes femmes deviennent une sorte d'incarnation d'une liberté farouche et féline qui trouve son apogée dans la fascinante scène de reconstitution d'un sabbat. Dans cette scène, ce casting féminin irréprochable distord et fracasse un chant populaire pour en faire une incantation satanique baignée de la lueur des flammes. Les jeunes femmes dansent, chantent, charment, se contorsionnent, crient et se libèrent métaphoriquement pendant que le juge leur cède... et perd la face. "Il n’y a rien de plus dangereux qu’une femme qui danse" avait auparavant dit le juge. Pour une fois qu'il avait raison, celui-là !

Cette séquence emblématique et porteuse d'espoir (avant un final poignant et amer qui met en scène une défaite ayant tout d'une victoire) est une des scènes où l'on ne peut qu'admirer le talent de l'interprète d'Ana. 
Ajoutons à cela plusieurs passages des scènes d'interrogatoire, certaines autres en compagnie de ses amies où elle crée une vraie sensation de complicité et, même, cette difficile scène de torture où, allongée sur une table, soumise à la question, elle parvient à faire oublier sa nudité et sa fragilité grâce à son simple jeu !
Bravo.

Cette jeune femme se nomme Amaia Aberasturi et elle crève l'écran. Je vais maintenant être plus subjectif et me montrer d'une mauvaise foi digne d'un fanboy de merde mais je soupçonne Patricia López Arnaiz (Goya 2021 de la meilleure actrice pour le rôle de Lide dans Ane) de n'avoir décroché ce prix uniquement parce qu'elle interprétait une môman à la recherche de sa fifille disparue... Oui, c'est bas et mesquin. En plus, je n'ai même pas vu Ane qui est peut-être un écrin de choix pour un jeu admirable de la part de cette actrice. Mais je m'en fous : je lui arrache virtuellement son Goya des mains et je l'offre genou en terre à Amaia Aberasturi !
Il faut dire qu'elle coche rigoureusement toutes les cases. Sa performance est convaincante dans la moindre image du film. Il émane d'elle autant de charme naturel que de force et elle est, qui plus est, de ces rares femmes dont jamais les regards incendiaires ne prêtent à rire. Oh si, vous savez parfaitement de quoi je parle... Ce petit regard ultra utilisé qui consiste à fixer intensément l'autre avant de baisser lentement les paupières jusqu'à mi-hauteur... Ce petit regard parfois maladroitement accompagné d'une lèvre mordillée... Ce petit regard qui fait naître en tout homme la réflexion muette : "Meuf, arrête, t'es ridicule ! On voit bien que tu veux me chauffer mais là, t'es ridicule." Oui, ce regard-là. Eh bien, il y a une poignée de femmes de par le vaste Monde qui le maîtrisent... souvent des méditerranéennes aux yeux sombres, souvent des femmes en lesquelles se mêlent force et faiblesse... de ces femmes qui font alors naître en tout homme la réflexion muette : "La vache ! C'est sensé être ridicule, ça... pourquoi je tombe amoureux, moi ?"
Amaia Aberasturi n'est pas une sorcière mais, bien filmée et bien dirigée, elle est ensorcelante !
Mon Goya personnel subjectif en "moi je" pour la demoiselle !

Alors, je dois le regarder ?
Ça dépend... 
Non, si le cinéma n'est du cinéma à vos yeux que quand le scénario est complexe. Non, si vous avez envie d'explosions et d'effets spéciaux. Non, si vous êtes de ceux qui qualifient de chiant n'importe quel film contenant des dialogues un peu longs, même si joués à la perfection.
Mais oui, si vous avez envie de voir du cinéma d'auteur de qualité. Oui, si vous aimez les films porteurs de messages. Oui, si vous aimez les films à l'esthétique personnelle. Oui, si vous aimez les comédiennes jouant juste et les comédiens avec des gueules de cinéma. Oui, si vous avez envie de regarder une œuvre cinématographique donnant envie de creuser un peu plus loin, d'aller chercher plus que ce qu'elle offre (ce que j'ai fait, comme en atteste un peu cet article). Alors oui : ce film doit être vu et est disponible en Blu-ray et en DVD chez l'éditeur Blaq Out depuis le 7 décembre 2021 !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Traiter un procès en sorcellerie du point de vue des accusées est à la fois original et riche en enseignements.
  • La mise en scène est soignée et la photographie est superbe.
  • Les jeux d'acteurs sont de haut niveau.
  • Amaia Aberasturi. Elle est un argument à elle seule, de par ses qualités intrinsèques !

  • Le scénario peut sembler léger.
  • Certaines longueurs déplairont aux impatients.
  • Même si le réalisateur en a joué, le manque de budget peut se faire sentir.
  • Le parti pris de ne pas faire dans le "vraiment historique hardcore" peut déplaire.