Conan le Cimmérien tome 13 : Xuthal la Crépusculaire
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Le treizième album de la collection "Conan le Cimmérien" des éditions Glénat est consacré à Xuthal, la crépusculaire, adaptation de l'une des nouvelles écrites en 1933 par Robert E. Howard, le père du héros barbare dont les aventures, souvent teintées de mysticisme lovecraftien, ont jeté les bases de la fantasy anglo-saxonne et engendré bon nombre d'éditions avant d'être portées à l'écran avec plus ou moins de bonheur (on fête d'ailleurs le quarantième anniversaire du film de John Milius co-écrit avec Oliver Stone et qui demeure parmi ce qui se fait de mieux dans cette catégorie).

Des comics sur Conan, il y en a à la pelle, et parfois dans de très belles séries. Même Panini avait réussi son coup en sortant sous forme d'intégrales en noir & blanc les épisodes de the Savage Sword of Conan, des volumes denses signés des artistes qui ont laissé une empreinte durable tant sur le personnage que sur le genre en lui-même : difficile de passer après les textes soignés de Roy Thomas et le style puissant et fougueux de John Buscema (auquel certains aficionados préfèrent celui, plus élégant peut-être, de Barry Windsor Smith) dont les productions ont bien mieux vieilli que dans le domaine super-héroïque (cf. la Guerre Kree/Skrulls). Ne manquait à cette collection qu'une dimension oversized et quelques suppléments cartographiques, éléments que reprit Soleil lorsque ses décideurs lancèrent leur propre anthologie à partir des mêmes sources.

Avec Glénat, on suit le même chemin avec un format album à l'européenne, mais un contenu moins imposant (une histoire par volume) quoique enrichi par nombre de petits bonus appréciables (des couvertures alternatives, une présentation de l'œuvre d'Howard et surtout une carte). Enfin, leur ambition est également différente puisqu'ils ambitionnent de proposer une vision alternative et moderne des pérégrinations de Conan en donnant carte blanche à de nouveaux artistes. Une démarche salutaire qui permettra notamment de s'affranchir des règles éditoriales américaines qui empêchaient les dessinateurs d'aller trop loin dans l'illustration de la violence et du sexe, leitmotivs pourtant présents en permanence chez l'écrivain qui avait d'ailleurs misé sur de très nombreuses allusions de type BDSM pour ses premières nouvelles, ce qui convenait parfaitement aux directeurs de publication des pulps, avides de chair dénudée susceptible de capter l'attention du public ciblé. Ainsi, plutôt que la musculature imposante du Cimmérien, c'est invariablement les courbes révélées d'une jeune femme qui s'exposaient sur les premières couvertures dans les années 30, qu'elle soit fouettée ou menacée par des êtres aussi laids que répugnants.

Néanmoins, on s'apercevra que la continuité n'est pas la pièce maîtresse du projet, ce qui permet de lire aisément n'importe quel tome sans avoir à connaître par le menu les circonstances qui ont amené Conan et ses éventuels compagnons face aux périls proposés. C'est Christophe Bec qui se charge ainsi de rédiger le script tiré de la nouvelle écrite voici quatre-vingt-dix ans : pas un chef-d'œuvre, ni même un incontournable, mais une entrée en matière fort pertinente pour qui ne connaît guère le contexte. Car Xuthal porte en germe de futurs récits bien plus denses et profonds tout en se frottant à ces horreurs tentaculaires chères au père du Mythe de Cthulhu avec lequel Howard entretenait une fructueuse correspondance, allant jusqu'à analyser méthodiquement la quintessence de leurs œuvres et références respectives (correspondance éditée récemment, merci Virgul !). 


L'image de couverture choisie est parfaitement annonciatrice du récit : Stevan Subic nous montre un colosse imposant, couvert de sang et de cicatrices, au regard sombre pointé vers sa destination, tenant une épée massive dans une main et tirant de l'autre sa frêle et dénudée compagne, qui porte encore moins de vêtements que Red Sonja. Le couple est à pied au milieu d'une étendue désertique et aride au fond de laquelle se devinent les silhouettes de vestiges inconnus...


Excellente introduction. On y retrouve les motifs visuels déjà classiques, avec des personnages assez proches de ce que John Buscema produisait dans les années 1974 : un barbare massif, aux traits acérés, à la mâchoire volontaire, aux épaules larges et la taille impressionnante ; une femme aux courbes voluptueuses et à la chevelure débridée. Et si Buscema faisait de son mieux pour inspirer la sensualité sans sombrer dans la nudité (par des postures étudiées, ou le placement opportun d'une mèche de cheveux ou d'un bout de vêtement arachnéen), Subic n'a pas les mêmes contraintes : tant mieux pour les petits coquins, mais aussi et surtout pour les amoureux de l'œuvre originelle, souvent suggestive. 


Le fait est que Conan vient d'échapper, en compagnie de Natala, l'ancienne esclave qu'il a prise à son compte, à une horde de cavaliers stygiens, et il fuit vers le sud à travers le désert. Le soleil cogne, les sables ne lui offrent aucune protection et leurs maigres provisions s'épuisent. Conan étant avant tout un survivant, il est sur le point de prendre une décision radicale qui lui permettrait de tenir encore un peu (le retour serait les condamner car il n'est plus en mesure d'affronter une cohorte entière) lorsque quelque chose attire son attention : ce n'est pas un mirage, mais bien une cité. De quoi s'abriter, trouver de l'ombre et peut-être de l'eau et des vivres. Mais la ville qu'ils découvrent a de quoi surprendre : pas âme qui vive. Et puis là, dans une pièce, le corps d'un homme, inerte. Conan sent que cet endroit n'est peut-être pas le havre qu'ils espéraient. C'est alors que le cadavre s'anime et leur saute dessus...


Ainsi ira le récit. Plus les deux héros s'enfoncent dans les entrailles silencieuses de l'antique cité, plus les sombres arcanes entourant son passé se révèleront à eux : un secret gît là, sous leurs pieds, qui explique le sommeil dans lequel les habitants semblent plongés. Une ombre rôde et s'empare des corps. Il vaudrait mieux filer, même si le désert n'offre aucune solution de repli viable. C'est alors que survient Thalis, femme sensuelle et peu farouche qui a clairement jeté son dévolu sur la virilité redoutable du guerrier de Cimmérie. Le genre d'invite qu'un homme las ne peut clairement pas refuser. Et pourtant... Thalis est aussi perverse que Natala est innocente, aussi raffinée que l'autre est fruste, mais les deux ont en commun cette volonté de dépasser leur condition féminine pour tenter de survivre à un monde qui les rabaisse. Deux faces d'une même pièce, qui rehaussent l'impact d'un récit très consensuel, rythmé par les découvertes macabres et les confrontations inhumaines. La chose qui régit la vie de cette Cité qui rêve, sensiblement similaire à Imrryr (dans la saga d'Elric le Nécromancien), pourrait directement faire partie des Grands anciens lovecraftiens, quelque part entre Cthulhu et Shub-Niggurath. Et s'il y a bien quelque chose qui peut faire reculer l'invincible Conan, c'est la magie et les dieux qui la génèrent. Encore une histoire mal engagée...


L'album aurait pu être proprement enthousiasmant. Les dessins ravissent souvent l'œil avec quelques décors sublimes et un encrage profondément marqué par les ocres et les rouges qui, s'il dissimule souvent les traits des visages, parvient à mettre parfois en valeur un regard ou un rictus. Subic est généreux dans les proportions de ses personnages, on retrouve quelques invariants mis en place par Buscema mais avec une tendance à privilégier les inserts, des gros plans parfois signifiants (lors des explorations et des combats) et parfois clairement voyeurs : on est manifestement dans une forme d'excès calculé, avec moult découpages et éviscérations lors des affrontements systématiquement déséquilibrés, et moult fesses, cuisses et poitrines opulentes cadrées dans toutes les positions. Le cahier des charges a poussé le curseur au maximum sans pour autant verser dans la pornographie. C'est sans doute plus respectueuse des racines du texte, mais on n'en a pas moins une forte sensation d'œuvre racoleuse, d'autant que le script opte pour une narration très littéraire, plus proche d'un graphic novel, avec de longues et lourdes phrases pas toujours en phase avec les images qui les surplombent. L'équipe artistique déjà à l'origine de la série sur Tarzan chroniquée par ici s'essaie ainsi à d'autres choix, pas toujours aussi évidents. Et si l'option d'un montage parallèle fait sens lorsque nos héros sont séparés, la lisibilité des cases descend clairement d'un cran (on ne sait plus trop dans quel sens il faut les lire) d'autant que le découpage s'étale parfois sur deux pages en regard. On navigue ainsi entre ravissement et agacement, et puis on pousse quelques cris d'admiration devant des cases franchement réussies, où s'épanche le talent du dessinateur avec un souci du détail et de la symétrie que ne renierait pas Druillet.


Une histoire mineure, une tentative intéressante, un choix narratif risqué, des options visuelles osées (dans tous les sens du terme). À découvrir.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un bel album, doté d'une couverture avenante (il en existe une version collector beaucoup plus raffinée, mais également beaucoup plus chère).
  • Un contenu éditorial riche qui donne un éclairage captivant sur la genèse du personnage.
  • Une aventure de Conan peu connue, même si elle a fait partie des toutes premières publiées par Robert Howard.
  • Du sang, des tripes, de la bravoure, de l'érotisme et un soupçon d'horreur rampante.
  • Un style graphique intéressant, qui confère à Conan une stature imposante dans la lignée de ses glorieux prédécesseurs.
  • Deux personnages de femmes antithétiques qui rehaussent l'intérêt du script.
  • On est enfin débarrassé de cette censure pudique avec laquelle les précédents illustrateurs ont jonglé.


  • La narration très littéraire manque cruellement de rythme. 
  • L'encrage empêche parfois la lisibilité de certaines cases.
  • Peut-être un poil de complaisance dans l'érotisme, avec des gros plans inutiles sur l'anatomie généreusement dévoilée des femmes.
  • Un script un peu vain, essentiellement centré sur la survie de Conan au sein d'une cité morte.
Maudit sois-tu 3/3 - Shelley
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La trilogie Maudit sois-tu se clôt ici, à la fin de cette narration à rebours, par un tome consacré à Mary Shelley.
Et, loin d'être une malédiction, c'est plutôt une bénédiction pour les bienheureux lecteurs que nous sommes !



Ankama, avec ce triptyque, s'est fendu d'une œuvre intéressante mêlant personnages fictifs et figures historiques réelles au sein d'un récit fleurant bon le fantastique à l'ancienne.
Le premier volume consacré à Zaroff se déroulait en 2019, le deuxième mettant en scène le professeur Moreau se déroulait en 1948... Remontons maintenant plus loin encore, aux sources de tout ce mal, en l'année 1816, afin de trouver enfin les réponses aux questionnements lancés par la série.

Hors de question de changer une équipe et un concept qui gagnent et nous retrouverons donc Philippe Pelaez à l'écriture et Carlos Puerta au dessin. Tous deux signent un ultime album dans la droite ligne des précédents, faisant montre d'une cohérence narrative et d'une constance dans la recherche de qualité qui devraient en faire réfléchir plus d'un. Inutile donc, ici, de revenir sur les qualités intrinsèques de la série (référez-vous pour cela aux deux chroniques précédentes) mais attardons-nous sur ce que ce tome 3 apporte aux deux autres.

Sur les bords du lac Léman, la villa Diodati fut habitée par Lord Byron, Mary Shelley, Percy Shelley, John Polidori et d'autres de leurs amis durant l'été de 1816. C'est lors de ce séjour que furent rédigées les bases des classiques récits d'horreur Frankenstein et Le Vampire, deux récits mettant en scène des morts revenant à la vie. Mais Frankenstein (le plus immortel des romans traitant de l'immortalité), celui de Mary, aspire à une résurrection provoquée par la science... une renaissance que Mary espérait sans doute plus que tout possible tant son existence fut jalonnée de décès tragiques et douloureux.

Dans cette BD, au bord de ce lac, on voit la jeune et belle Mary Shelley s'éprendre du médecin attitré de Lord Byron, le très remarquable John Polidori. Ce dernier, aidé en cela par Giovanni Aldini et le docteur Robert Darwin (père de Charles), est parvenu à rendre vie à des tissus nécrosés à l'aide d'impulsions électriques. Le lieutenant Joseph Burton, pour sa part, a eu l'idée de plonger les tissus morts dans du liquide physiologique... idée intéressante mais voué à l'échec, le chlorure de calcium étant trop conducteur d'électricité.

C'est, selon la BD, la description de ces expériences qui donnera à Mary l'inspiration pour écrire Frankenstein et Mary y aurait, par cette histoire, inspiré à Polidori une théorie philosophique de la chair impliquant une mémoire du corps. Le corps, décédé, refuserait la résurrection... mais assembler des membres d'origines différentes en un seul corps aux membres déracinés pourrait les obliger à tout oublier de leurs origines et, peut-être, vierges de tout souvenir, à mieux accepter de revenir à la vie.

Le coup de cœur de Mary pour Polidori ne durera qu'un temps et terminera en humiliation pour le jeune docteur. Malheureusement, ce qui ne fut qu'une amourette pour elle devint une obsession pour Polidori qui sombra peu à peu dans la démente obsession de mettre à bien l'œuvre imaginée par son aimée pour son roman... allant jusqu'à tuer pour se procurer des cadavres toujours plus frais à démembrer et à rassembler en un macabre puzzle grotesque.

Invoquant nombre de grandes figures de la littérature, cette BD fait même intervenir le révérend Brontë (père des sœurs Brontë) et la petite Emily encore enfant dans une scène de confession sous tension où Polidori prend conscience d'avoir voulu s'asseoir à la table de Dieu mais de n'en avoir jamais été que la négation.

C'est sur un retournement de situation habile et tout à fait convaincant que ce tome 3 met fin à l'arc narratif entrepris depuis le tome 1. Un retournement qui ne sera sans doute prévisible avant son dévoilement qu'aux yeux d'une poignée de lecteurs très attentifs mais qui, à la relecture de l'ensemble, s'avère avoir été patiemment distillé tout au long de cette narration à rebours. Cette seule vérité explique tout, des motivations des personnages aux incroyables capacités de Moreau, personnage central du tome 1. 

"Qu'est-ce qui peut arrêter un cœur déterminé et une résolution bien arrêtée ?"
(Mary Shelley, in Frankenstein ou Le Prométhée Moderne). 

Visiblement, pas grand-chose : cette trilogie est rien moins qu'un projet ambitieux mené à bien, de mains de maîtres, de bout en bout. On sent les auteurs sûrs de leur fait, certains qu'il y a là une bonne histoire à raconter et décidés à la partager.
Invoquer autant de grandes figures historiques, les mêler à autant de créatures de fiction et fondre le tout en un récit de trois albums teintés de fantastique magnifiquement dessinés et narrés nous offrant une histoire remontant peu à peu jusqu'à ses propres origines.
Faire cela en parvenant à ménager jusqu'au dernier tome le suspense autour de ce qui engendrera l'ensemble.
Se risquer, au-delà de ce petit exploit narratif, à susciter chez le lecteurs des réflexions d'ordre philosophique sur la destinée, sur la foi, sur la santé mentale, sur la place de la mort, sur la médecine, sur l'éthique, sur le paradoxe inhérent à tout acte médical consistant à injecter des doses modérées de poison afin d'aider le corps à guérir par réaction...
Tenter tout cela, ça s'appelle l'audace, l'ambition ou la démesure.
Mais réussir tout cela en l'espace de quelques cases réparties sur à peine 150 pages, ça porte un nom et un seul : la maestria


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Belle, érudite et bien conçue, cette trilogie est un modèle du genre.
  • L'intégration de figures notoires de notre histoire et de la fiction est une bonne idée très bien exploitée.
  • Le dessin est bluffant de réalisme et trouble parfois par cette façon qu'il a, comme la narration, de confondre fiction et réalité.
  • A de rares instants, certains visages semblent capturés entre deux expressions faciales... ce qui engendre en réalité un trouble que l'on peut aussi considérer positif, en ce qu'il est vecteur de doutes.
  • Une bonne compréhension de l'ensemble nécessite un minimum de connaissance sur les personnages historiques... Mais comment reprocher à une œuvre de demander à ses lecteurs un minimum d'érudition ?
DC Infinite, phase 2 : Harley Quinn, Joker, Nightwing, Robin...
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Après les sorties des poids lourds que sont Infinite Frontier, Batman, Superman et Wonder Woman (cf. notre article sur la phase 1), voici venir quelques poids plus légers mais néanmoins compétitifs : Nightwing, Joker, Harley Quinn et Robin.


NIGHTWING, tome 1 : Le saut dans la lumière

Commençons avec celui qui a l'honneur de l'image nous servant ici de titre : Nightwing ! Enfin de retour à Blüdhaven en pleine possession de ses souvenirs et de ses capacités, Dick Grayson va cette fois se lancer dans une enquête sur le nouveau maire de sa ville d'adoption, propulsé au pouvoir par le crime organisé. Ce maire est une femme et elle porte le lourd patronyme de Zucco, le même nom que celui de l'assassin des parents de Dick... Blüdhaven, c'est la Gotham de Nightwing : une ville violente aux élites corrompues. Mais Dick n'est pas Bruce et si la chauve-souris veut sauver ses concitoyens, Nightwing a l'espoir de les inspirer pour leur insuffler la force de se sauver eux-mêmes.

Nightwing est un personnage qui incarne ce que devrait toujours être un héros : un homme avec ses failles, qui commet des erreurs mais dont la pureté des intentions et la foi en l'Humanité sont incontestables. Ajoutez son humour on ne peut plus particulier et vous obtenez sans doute le héros le plus sympathique de l'écurie DC.

Ici, entre les mains très expertes de Tom Taylor au scénario (Les s7pt secrets, Injustice...) et Bruno Redondo au dessin, il va naviguer entre l'affaire de cette maire Zucco et une enquête sur des meurtres dont les victimes ont le cœur arraché. Il sera en cela aidé par Tim Drake, le "meilleur Robin" à ses yeux (alias Red Robinà. La relation telle que décrite ici entre les deux jeunes hommes est parfaitement caractérisée dans cette sorte de rivalité complice qu'ils déploient. 
 
En parallèle de cela, il découvrira des mains de Barbara Gordon, qu'Alfred Pennyworth l'a cité dans son testament dans le but de lui léguer une fortune proprement insoupçonnable de la part d'un majordome (insoupçonnable mais suffisamment crédible, néanmoins). Désirant s’investir et investir pour améliorer la qualité de vie des plus précaires, Dick va se mettre en tête de créer un projet pouvant changer la face de sa ville et inspirer d'autres œuvres similaires partout où l'on en a besoin.

Ce tome se veut être un nouveau point d’entrée dans la vie du personnage en faisant quasiment table rase du passé et c'est une excellente chose car c'est fait avec une maestria d'écriture qui rend la lecture aussi fluide et agréable que les traits du dessinateur, d'une modernité et d'une simplicité qui confinent à l'évidence.

Chez DC Comics, Tom Taylor a bossé sur Earth 2, les séries Injustice (cité plus haut) et DCeased ou encore Suicide Squad . Mais surtout, il est à la barre de Superman : Son of Kal El où il narre les événements impliquant Jon Kent. DC a visiblement décidé de lui confier l'avenir des deux successeurs des héros emblématiques que sont Batman et Superman. Son Nightwing est lumineux, c'est un homme du jour heureux de partager la vie simple de la rue avec ses proches et ses voisins mais, la nuit, quand le besoin s'en fait sentir, il enfile le costume le plus moulant de toute la bat family pour amener toute sa lumière au cœur des ténèbres. Ce n'est pas anodin si, au lieu de demander des conseils à Bruce sur la façon d'utiliser la fortune d'Alfred pour changer durablement les choses, il échange à ce sujet avec Superman : ce que symbolise le Kryptonien est sans doute, à moindre échelle, ce que veut représenter Nightwing dans sa ville. La conversation entre eux consacre d'ailleurs Nightwing de belle façon tant il reçoit la validation de Clark Kent. Bruno Redondo, lui, offre à cet album une patte rare dans les comics contemporains. Efficace sans esbrouffe, elle souligne avec talent la justesse d'écriture de Taylor dans les rapports entre les personnages et sait tout autant se faire énergique et lisible dans les scènes d'action, par un découpage intuitif et astucieux. 

Album accessible, aussi charmant que son héros et intéressant jusqu'à la dernière case, Le saut dans la lumière (titre rappelant les talents de voltigeur et le côté solaire du personnage) est une agréable descente dans Blüdhaven avec le meilleur des guides. Un album à recommander à tous ! Une absolue réussite qu'il est aussi agréable de lire que de relire.


JOKER, tome 1 : La chasse au clown

Poursuivons avec le tome qui, un peu filou, a choisi de s'intituler Joker. Disons-le d'emblée : ça a tout d'un moyen un peu facile de s'attirer un vaste lectorat. Parce que, objectivement, il devrait jusque là se nommer James Gordon. C'est en effet notre bon vieux commissaire retraité du Gotham City Police Department qui occupe ici le rôle central, c'est lui dont on entend la voix off dans des bandeaux qui fleurent bon l'ambiance de polar, c'est de sa famille que l'on parle et des conséquences désastreuses qu'a pu avoir pour elle le fait d'avoir croisé la route dudit Joker. Ici, le Joker est tel le Fantomas des films avec De Funès : c'est après lui qu'on court mais on le voit fort peu et, à dire vrai, il n'est guère aussi intéressant qu'il pourrait l'être (ouais, j'ai comparé le Joker à Fantomas... qu'est-ce que tu vas faire, hein ?). Par contre, Jim s'y montre, lui, extrêmement bien développé et sa relation avec sa fille Barbara (à qui il avoue enfin qu'il connaît ses identités secrètes) est touchante et bien posée.

Scénaristiquement, Gordon est ici retraité depuis peu. Il est encore très déstabilisé par son infection datant de Le Batman qui rit qui le vit se retourner contre Gotham et ses habitants. Il pense encore quotidiennement à la fin abrupte de son fils et reste très marqué par ce que le Joker a infligé à sa fille dans les événements de Killing Joke. Impuissant, frustré, désœuvré et ne jouissant que d'une trop maigre retraite pour véritablement jouir d'un repos mérité, il est hanté par trop de cicatrices du passé dont il doit la majorité à ce bouffon grimaçant dont ils avaient, initialement, eu bien tort de ne pas suffisamment se méfier. Mais où est-il, ce damné fou furieux ? La fin de Joker War a obligé le criminel à s'éloigner de Gotham et à aller prendre quelques congés au soleil. Au cours des derniers mois, ce dernier avait quand même volé la fortune de Bruce Wayne et l'arsenal de Batman, plongé Gotham dans le chaos et détruit l'asile d'Arkham dans le très meurtrier attentat du Jour A... Alors quand, après tout le mal qu'il a fait, une jeune femme mystérieuse propose de financer Gordon de façon illimitée pour l'aider à retrouver le Joker dans le but avoué de mettre définitivement fin à son existence, Jim n'hésite guère. Avec l'aide à distance de Barbara et le soutien d'un Batman mal informé sur l'objectif réel de la mission, le vieil homme va se lancer dans La chasse au clown

James Tynion IV (j'ignore pourquoi mes parents n'ont pas foutu un chiffre dans mon blase, c'est trop stylé) développe ici un récit d'enquête narré au rythme des pensées intimes de James Gordon. C'est un procédé qui était déjà présent dans Batman - Année un et ça fonctionne ici à merveille dans la première partie très sombre du récit. Malheureusement et bizarrement, l'album cède ensuite à une vision très peu enthousiasmante du Joker, trop bouffon et trop peu criminel (dans son attitude, hein, pas dans les faits : il flingue du monde !). Protégé par une sorte d'organisation internationale offrant des lieux de villégiature à de super criminels en vacances, le Joker y montre un visage souvent trop ridicule. Il se reprend néanmoins par moments et son retour aux affaires en fin de tome le ramène à nous d'intelligente façon dans un questionnement intéressant : pourquoi n'élimine-t-il pas Gordon ? Pourquoi jouer avec lui au chat et à la souris alors qu'il a maintes fois le loisir de l'éliminer ? Voilà une narration qui, au final, aura peut-être encore une facette supplémentaire du clown à nous faire découvrir, après tout...

Le trait de Guillem March, quant à lui, montre une certaine parenté (parfois) avec le travail de Brian Bolland sur Killing Joke, qui constitue en quelque sorte l'origine de ce récit : c'est le comic emblématique dans lequel Gordon est la victime collatérale du duel entre le Joker et la chauve-souris. Un trait maîtrisé, parfois halluciné mais toujours lisible. (Thomas se permet un encart, lui aussi ayant beaucoup apprécié ce tome, cf. sa critique sur son site. Cette nouvelle série, revendiquant pleinement l'héritage du titre d'Alan Moore, complémente aussi à sa façon le très clivant Trois Jokers, qui, on le rappelle, avait été détesté par Grizzly là où Thomas lui trouvait une certaine audace et des qualités graphiques indéniables. Urban Comics a déjà annoncé que Joker Infinite serait achevé au terme de son troisième volume, prévu le 2 septembre prochain.)

Le plus étrange dans cet ouvrage reste sans doute le choix d'illustration de la couverture... On vous laissera vous faire votre avis, mais... hum...


HARLEY QUINN, tome 1 : Bienvenue à la maison !

Puisque l'on a parlé du Joker, parlons maintenant de son ex : Harley Quinn. Monsieur J a certes plus ou moins remplacé l'extravagante arlequine par la très intéressante et ambitieuse Punchline, mais ça n'empêche nullement Harley de continuer à exister chez DC. Dans une logique mi-narrative, mi-marketing, la psy la plus timbrée de la BD s'efforce désormais de devenir une héroïne, histoire de donner à ses fans moins de remords à l'apprécier... euh... pardon ; histoire de se racheter une conduite, dirons-nous.

Pour l'occasion, on dit au revoir au tracé réaliste faisant d'elle une poupée humaine, objet de mille et un fantasmes de geeks en manque de sensations, au profit d'un trait bien plus cartoon et permettant à sa douce folie de continuer à transparaître malgré son envie de retour à une certaine normalité morale. Harley revient donc à Gotham avec l'intention de faire ses preuves en tant que psy borderline : elle veut en effet aider les anciens acolytes du Joker à se débarrasser de leurs problèmes psychologiques par des thérapies de groupe et autres méthodes relativement conventionnelles. Malheureusement, le maire Nakano décide, de son côté, de financer un programme d'Hugo Strange allant plus ou moins dans la même direction mais employant des méthodes autrement plus contestables et dangereuses.
Notre désormais brave Harley, en compagnie d'un nouveau comparse et de quelques anciens compères comme Grundy, va donc se battre contre le plan machiavélique de Strange pour rétablir l'équilibre mental des criminels clownesques de Gotham.
 
Le scénario de Stephanie Philips comme le dessin de Riley Rossmo confèrent à l'album une légèreté qui dénote, à Gotham, mais qui va bien avec l'inconscience de leur héroïne. Tout, pour elle, semble n'être qu'une farce et même ce qui lui tient à cœur est traité avec humour et second degré. L'ensemble a des airs de fête foraine criarde mais gagne par la même occasion, une identité unique dans le batverse.

L'histoire principale est suivie de trois autres plus anecdotiques mais réimplantant Harley dans l'univers de Batman. La première, Cat & Quinn, porte bien son nom et narre les retrouvailles entre Harley et Selina tout en approfondissant les rapports conflictuels entre les trois antagonistes Strange, l’Épouvantail et Keepsake. Le dessin plus réaliste de Laura Braga permet de ne pas ridiculiser Catwoman et c'est une bonne chose pour ce personnage. La deuxième est dessinée par David La Fuente dans un style rondouillard sympathique et une esthétique bubblegum ; elle présente le nouveau venu Keepsake comme une sorte de copycat des super-criminels de Gotham résolument fan d'Harley au point de vouloir en faire son associée. Mais Harley compte bien rester sur le chemin plus ou moins droit qu'elle s'est choisi et est résolue à décider, désormais, par elle-même de qui elle sera !L'ultime histoire, Nouvelles racines, nous narre, sous le coup de crayon réaliste de Laura Braga, des souvenirs que Harley chérit avec sa chère Ivy... Nul doute que cela annonce le retour de la plantureuse et redoutable rouquine dans Gotham tôt ou tard.

Varié mais cohérent, excentrique mais compréhensible, ce premier tome Bienvenue à la maison ! plaira autant aux gens aimant Harley qu'à à ceux qui reprochent parfois au batverse sa noirceur. Du comic book décomplexé, sympa, rigolard et néanmoins intéressant.


ROBIEN, tome 1 : Contre tout le monde !

Reste maintenant à revenir un peu plus près de Batman (puisqu'on parle ici de son fils biologique) mais bien plus loin de lui (puisque Damian Wayne s'est barré de Gotham pour mener sa barque loin de sa chauve-souris de papa). Suivons les aventures de ce dernier Robin en date !

Peut-être est-il utile de le rappeler : Damian est le fils turbulent de Bruce Wayne et de Talia al Ghul. Petit-fils de Ras al Ghul, Damian a un caractère plutôt farouche, pour un Robin... Formé au sein de la Ligue des Assassins jusqu'à ses dix ans, il revendique bientôt le rôle de Robin, aux dépends de Tim Drake. Il sera ensuite le Robin de Dick Grayson (Nightwing) tant que ce dernier devra porter le costume de Batman en l'absence de Bruce.

Dans cet album, le plus létal des Robin (celui que l'on nous annonce même prophétiquement comme fossoyeur de Gotham lorsqu'il endossera à son tour le costume de chauve-souris, jusqu'à ce que sa mort et sa résurrection annulent la possibilité de ce futur) va prendre son destin en mains en solitaire. Enfin décidé à faire le bien, il va faire face à ses démons et tenter de se montrer digne de la confiance de feu son parrain Alfred Pennyworth. Pour ce faire, il va se lancer sur les traces de la Ligue des Ombres et, qui sait, peut-être même sur celles de son terrible grand-père.

Damian va aussi intégrer un tournoi sur l'île de Lazare. Un tournoi à mort où l'on peut revenir à la vie deux fois... mais la troisième mort est définitive. La promotion autour du titre nous vend l'idée qu'il lui faudra s'allier pour parvenir à surmonter maints obstacles mais, même si des alliances sorties de son passé semblent en effet l'aider, notre Damian ne s'en montre pas moins farouchement autonome et terriblement efficace.

Le scénario de Joshua Williamson ne révolutionne pas le genre mais nous offre un background intéressant à cette sorte de Mortal Kombat à la sauce Batverse. Il se dégage de l'album une ambiance teenage pas déplaisante et une certaine légèreté vis-à-vis de la mort qui permet à notre jeune héros de nous rappeler à quel point son entraînement a fait de lui une machine à tuer. Les rapports entre les personnages sont parfois un rien trop superficiels et l'ambiance "cour de récré où l'on s'entretue" est étrange mais elle fonctionne. L'on a, en plus, le plaisir de retrouver tous les autres Robin réunis dans la recherche de Damian. Ce qui nous permet en quelques cases de nous remémorer les liens affectifs et/ou conflictuels entre eux.

Côté dessin, Gleb Melkinov nous délivre des cases aux traits dynamiques pouvant rappeler aux plus anciens le look de comics comme Crimson de Humberto Ramos. Très approprié pour cette petite teigne de Damian Wayne, ce type de dessin anguleux et vif est d'une efficacité égale lors des phases d'action ou des passages plus sereins, tant il permet une grande expressivité des corps comme des visages des personnages. Toutefois, on regrettera parfois des planches entières très pauvres en décors, ne nous donnant guère l'opportunité de saisir le contexte de cet environnement pourtant inhabituel.

Une lecture agréable, aussi énergique que son protagoniste.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Peu affectés par la découverte de l'Omnivers, ces quatre albums marquent des tournant décisifs dans l'existence de leurs protagonistes et ont tous, à leur façon, un intérêt particulier.
  • Il se dégage de ces titres une forme de liberté narrative qui fait d'autant plus plaisir à lire car on constate que, chez DC, les actes ont des conséquences sur le long terme. Cela donne du corps aux faits d'armes des héros et aux menaces qui pèsent sur eux.
  • Les styles graphiques sont globalement bien adaptés aux histoires narrées et aux ambiances recherchées.
  • La fournée est un peu inégale, entre un Nightwing accessible à tous et hautement recommandable, un Joker pas inintéressant mais finalement peu convaincant en raison de sa seconde partie, un Harley Quinn sympathique mais dont on cherche encore quel peut être le public visé et un Robin très orienté action et comic pour ados.
Vision aveugle, de Peter Watts
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Vers la fin du XXIe siècle, un événement a bouleversé la vie des Terriens : notre planète a soudain été prise sous les milliers de feux d'objets artificiels qui se sont consumés dans l'atmosphère. Quelle intelligence étrangère a pu accomplir cela ? Pour en avoir le cœur net, une mission est montée d'urgence, rassemblant l'élite de l'humanité et les moyens technologiques les plus avancés sur le vaisseau Thésée, propulsé à destination des confins du système solaire, d'où proviendrait la source d'un mystérieux signal. À bord, Siri Keeton, synthétiste, destiné à observer et retranscrire tout ce à quoi il assistera. À ses côtés, un biologiste qui s'interface aux machines, une linguiste aux personnalités multiples, une militaire à la tête d'une phalange de drones et robots armés et surtout leur commandant, un être ressuscité par le génie génétique dont l'équipage pourrait profiter des exceptionnelles facultés intellectuelles et physiques : un vampire... Mais rien ne se passe comme prévu, et la rencontre avec l'artefact extraterrestre va s'avérer aussi terrifiante que capitale.

Vision aveugle
est incontestablement de ces romans qui se méritent. S’il aborde manifestement un thème classique de la science-fiction, le "premier contact", il le fait avec une énergie, un style, une intelligence propres à son auteur qui ne verse jamais dans la facilité. Bardé d’un techno-babble qui dérouterait jusqu’aux fans les plus assidus de Star Trek, s’appuyant sur des théories scientifiques extrêmement poussées (et confirmées dans une annexe salvatrice), constellé de références pointues tout en s’émancipant des sous-genres majeurs comme la hard science [1] et le cyberpunk, le livre plonge souvent le lecteur dans l’expectative : en effet, il va parfois le forcer (s’il est un tantinet curieux et/ou lexico-maniaque) à rechercher frénétiquement la véracité d’une assertion ou la définition d’un terme inconnu – ce qui en fait un texte à lire plus aisément sur tablette connectée – tout en l’entraînant irrésistiblement dans une histoire moins complexe qu’elle n’en a l’air, qui saura lui communier son lot d’émotions et de tension jouissives. En ce sens, il procure une sensation globale assez proche d’un Maison des feuilles [2] par exemple, qui parvient à engendrer de réelles émotions, quoique fragmentées par la mise en page emberlificotée entre notes, annexes et autres ajouts au corps de texte. Et là, sous l’impulsion des événements rapportés par le narrateur, on parvient à passer outre les spécificités du style pour vibrer à l’unisson de ces personnages si « tordus » mais dont le sort finit par nous importer.

C’est sans doute l’exploit majeur de ce roman : parvenir à partager le destin de cette fraction d’humanité dont le but est de prendre contact avec ce qui se cache derrière l’artefact extraterrestre à l’origine de l’incident planétaire initial (la Terre semble avoir été « prise en photo » depuis l’espace, mais par qui ?). Il s’agit d’une expédition, montée à la hâte, composée de bric et de broc, dont les chances de survie sont si ténues en comparaison avec l’importance de leur objectif. Et tout ce que cela comporte de risques et d’héroïsme de circonstance fait qu’on ne peut que vivre des moments inoubliables, entre exaltation et souffrance.

Le problème, c’est que ce n’est pas gagné d’avance. Peter Watts, rompant définitivement avec la SF de "papa", utilise les mêmes codes mais ne s’embarrasse pas avec les politesses habituelles dues au lecteur : nulle présentation, nulle introduction à l’univers mis en place, lequel sera petit à petit dévoilé mais uniquement dans ses aspects nécessaires à la compréhension de l’intrigue. Ceux qui espéraient un avatar de Rendez-vous avec Rama [3] en seront pour leurs frais : Watts n’est ni Arthur C. Clarke, ni même Isaac Asimov (et encore moins Hal Clement) et ne verse guère dans la vulgarisation. Il ne vous prendra pas par la main pour vous expliquer la plupart des notions scientifiques abordées, en dehors de quelques-unes indispensables à la compréhension du récit, que des personnages-clefs introduiront de manière subtile : la "vision aveugle" du titre, justement, ainsi que celle de "chambre chinoise" ou la "théorie des jeux" seront plusieurs fois développées en parallèle à des principes de neurologie essentiels pour assimiler les tenants et aboutissants de certaines décisions stratégiques. Tant mieux. Le reste du temps, on en est réduits à supposer, anticiper en se servant de nos propres connaissances littéraires ou culturelles et attendre qu’un éclaircissement daigne venir a posteriori, ce qui ne sera pas toujours le cas. Ainsi, lors d'un de ses flashbacks, le narrateur (Siri Keeton) évoque la notion de Paradis où résiderait sa mère : on se doute qu’il ne s’agit pas du jardin d’Éden promis aux Chrétiens après la mort, et il faudra être patient pour découvrir de quoi il en retourne. En ce sens, et même s’il aborde de front des sujets similaires (sur le plan de l’intelligence artificielle, des cerveaux connectés, des voyages interstellaires, questionnant le concept de conscience ou celui du libre-arbitre, s'interrogeant sur l’altérité engendrant des problèmes de communication insurmontables), Vision aveugle ne prend pas le temps de s’étendre sur une description posée des fondements de son univers, n’ayant pas la prétention des livres monumentaux que sont les Cantos d’Hypérion (Dan Simmons) ou l’Aube de la nuit (Peter F. Hamilton). Et si un lecteur de SF pourra y naviguer sans trop de peine, surtout s’il est familier avec les notions astronomiques qui surgissent à chaque paragraphe, les autres risquent de s’égarer entre la ceinture de Kuiper et le nuage d’Oort, tentant de se représenter une bouteille de Klein ou un cube de Necker... 


Pour autant, Watts raconte une épopée, à sa manière, certes, avec ses phrases emplies de termes nébuleux, de néologismes osés et bourrées d’ellipses sadiques, mais cela s’inscrit tout de même dans la tradition des grands récits pleins de bruit, de fureur et de courage qui puisent leurs origines dans les chansons de geste. On a là une troupe de chevaliers hétéroclites partis trucider un dragon, une communauté vaguement fraternelle constituant la dernière chance de l’humanité dont ils sont, à vrai dire, les représentants les moins... représentatifs. Rappelez-vous à quelle mesure extrême avait dû recourir le gouvernement terrestre dans l’Homme dans le labyrinthe de Silverberg : rechercher celui qui n’avait plus rien d’humain, car seul capable de comprendre l’énigme posée par des extraterrestres potentiellement belliqueux. Ironie mordante ici : on ira jusqu’à ressusciter les antiques prédateurs vampires, car la difficulté de la mission est telle qu’il faut mettre toutes les chances, les plus minimes qu’elles soient, de son côté. Dans le Bateau fabuleux de Philip José Farmer, Sam Clemens avait été contraint de s’allier à son pire ennemi, l’impayable prince Jean, sachant qu’il risquait le coup de poignard dans le dos à tout moment. Mais le jeu en valait la chandelle, d’après lui. Même coup de poker ici, dont chaque joueur est conscient. Et prendre le risque de mettre un prédateur-né à la tête d’un équipage de proies putatives, c’était incontestablement osé. On introduit donc le loup dans la bergerie en espérant que les moutons seront capables de percer l'énigme du Rorschach (le nom dont s'est auto-baptisé l'artefact après être entré en contact avec le Thésée) avant de se faire bouffer.


Le fait est que, au début, malgré les incessants allers-retours entre le passé de Siri (il explique dans des propos liminaires que des événements de son enfance, comme l'opération qui lui a ôté une partie du cerveau suite à ses crises d'épilepsie, vont conditionner ceux qui se sont déroulés pendant l'expédition) et le continuum de la mission – dont il semble s'être sorti, puisqu'il la raconte (mais sait-on jamais ?) – on a l'impression d'assister à un synopsis proche de 2001, l'Odyssée de l'espace. Une découverte/un événement inexplicable entraîne une mission d'exploration, avec un vaisseau (le Discovery/le Thésée) géré par une intelligence artificielle (HAL/Capitaine) chargé d'entrer en contact avec la source d'un signal extraterrestre (le second monolithe autour de Jupiter - dans le film de Kubrick/le Rorschach autour d'une planète géante surnommée Big Ben). Terrain connu, donc. L'IA va-t-elle pour autant partir en vrille sous le poids de ses responsabilités ? Il y a de cela, mais seulement au départ (comme dans Alien, l'équipage est réveillé à un moment inattendu et le vaisseau ne se trouve pas aux coordonnées prévues).


Ensuite, c'est le chaos. Mais un chaos évident, prévisible : comment appréhender l'insondable, l'inintelligible, l'indicible ? Nos experts ont été formés pour cela et ils se mettent à pied d'œuvre, questionnant, doutant, réfutant et émettant autant d'hypothèses que possible. Ce qu'ils observent est-il artificiel ? Est-ce un vaisseau ? Un être vivant ? Une entité biomagnétique ? Les messages qu'il émet sont-ils le fruit d'une intelligence (d'où l'explication de la "chambre chinoise" qui permet d'émettre des doutes même quand le test de Türing semble confirmé) ? Les créatures que nos héros finissent par rencontrer sont-elles conscientes ? Peut-on entrer en contact avec elles ? Sont-elles seulement "vivantes" ? Et que sont ces fantômes que Siri perçoit à bord de son propre vaisseau, toujours à la lisière de la perception ? Une altération de ses facultés sensorielles liée à la proximité avec le Rorschach (source d'un puissant rayonnement électro-magnétique) ? À moins que le Thésée n'ait été envahi avant même que son équipage n'ait pu tenter une approche directe... 


Et sous les yeux forcément objectifs (jusqu'au moment où il sera forcé de prendre part à la mission, et non plus de se tenir à l'écart) du narrateur synthétiste, nous nous familiarisons avec Szpindel, le biologiste placide mais méfiant, le "Gang" (Susan James la linguiste et ses autres personnalités aux compétences spécifiques), Amanda Bates qui peine à réfréner son côté warrior et n'hésite pas à mettre en cause la hiérarchie et enfin Sarasti, le vampire obligé de prendre un traitement non-euclidien, communiquant peu mais dont les décisions brutales pèsent sur le moral de l'équipe qui ne peut s'empêcher de frissonner chaque fois que son regard perçant se pose sur l'un d'eux. Cela dit, l'auteur ne cherche pas à favoriser le phénomène d'identification envers ces Goonies adultes interstellaires, tous foncièrement "autres" (corps ou cortex "boostés", psychologie divergente, principes moraux antithétiques), mais l'on finit par s'investir dans le devenir de cette mission dont dépendra peut-être l'avenir de cette humanité qui se précipite déjà vers sa ruine (le peu qu'on découvre de cette société où chacun est bio-connecté à la noosphère mais où les rencontres en personne ne sont plus la norme n'est pas très réjouissant).


Enfin, incidemment, derrière la complexité du lexique mais la limpidité de l'intrigue sous-jacente se cache une révélation, une chute censée apporter un impact sur le lecteur encore plus grand que la compréhension de la nature de l'Autre (ami ou ennemi ?) : par le truchement d'ellipses bien senties (mais ô combien agaçantes !) et de happenings de fin de chapitre, Watts nous laisse entendre qu'il y aura bien un de ces twists narratifs qui rehaussent parfois l'intérêt de récits trop évidents ou simplistes. Il n'était du coup pas indispensable et ne constitue pas, à notre avis, le meilleur atout du roman, même s'il l'imprègne d'une forme de malice laconique, laissant un étrange sentiment d'abandon nostalgique qui rappelle de grandes œuvres du siècle passé. 


Un roman puissant, ardu à déchiffrer (on en félicite d'autant plus la traduction courageuse de Gilles Goulet), parfois un peu suffisant, mais qui n'en est pas moins la preuve de la vivacité du genre SF en littérature contemporaine et s'établira sans doute comme un jalon durable dans les lectures de la prochaine décennie – d'autant qu'il s'inscrit dans une œuvre de plus longue haleine avec sa suite Echopraxia. Prix Locus du meilleur roman de SF.   

Suite au succès rencontré par le roman, un projet a été monté qui a notamment engendré un remarquable court-métrage (visible sur Youtube ici) reprenant avec bonheur les éléments les plus marquants de l'histoire en en modifiant la chronologie (la vidéo commence par la fin et fait défiler les souvenirs de Siri à l'envers). Certaines images qui illustrent cet article en sont d'ailleurs tirées.

[1] Une branche de la science-fiction privilégiant des textes à "forte plausibilité scientifique" (cf. le Science-fictionnaire de Stan Barets) se fondant sur des explications rationnelles et des bases concrètes des sciences exactes. Cela leur confère souvent un aspect un peu lourd ou indigeste, surtout lorsque le substrat scientifique domine la psychologie ou l'évolution des personnages. Les auteurs sont généralement d'anciens scientifiques (Arthur C. Clarke ou Hal Clement par exemple, cités plus loin).
[2] Roman singulier de Mark Z. Danielewski, à la mise en page complexe, fondé sur le reportage filmé de l'exploration d'une maison étrange, à la géométrie non-euclidienne, annoté par un artiste aveugle et sur-annoté par un junkie désœuvré, complété en outre par nombre d'annexes sur le passé de ce dernier. Une réédition au format broché (en couleurs remastérisée) est prévu aux éditions Monsieur Toussaint Louverture le 25 août prochain.
[3] L'un des plus grands romans d'Arthur C. Clarke, pour lequel il a obtenu de très nombreux prix littéraires, dont les prix Hugo et Nebula en 1973. Il raconte l'irruption dans le système solaire d'un objet cylindrique que les Terriens vont surnommer Rama, qu'ils vont partir explorer mais qui conservera jusqu'au bout le mystère sur ses constructeurs et repartira en laissant les hommes insatisfaits.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman dense et captivant sur les risques et les difficultés d'un premier contact avec une entité extraterrestre.
  • Des personnages fascinants dans leurs différences et leur complémentarité.
  • L'évolution des rapports internes au groupe est corrélée avec les découvertes multiples engendrées par le contact avec l'Autre.
  • De nombreuses théories scientifiques sont abordées, et explicitées dans une annexe qui ravira les plus curieux.


  • Un style ardu et abrupt, bardé d'ellipses et usant d'un jargon extrêmement pointu, qui ne s'embarrasse d'aucune présentation ou explication.
  • Un univers qu'on peine à se représenter, abordé par le truchement de souvenirs biaisés.