The Nice House on the lake
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Imaginez un peu le tableau : une dizaine de jeunes adultes répondent à l'invitation d'un ami commun, Walter, pour passer quelques jours dans une luxueuse maison au bord d'un lac dans le nord du Wisconsin. Le cadre est somptueux et ils s'apprêtent à passer quelques vacances délassantes lorsqu'ils apprennent soudain que l'apocalypse s'est abattue sur la planète. Les dernières nouvelles sur les canaux d'urgence évoquent rien moins que la fin du monde (des tempêtes de feu, les chairs qui fondent). C'est le moment que choisit Walter pour leur annoncer qu'ils seront à l'abri dans cette maison, à condition qu'ils n'en sortent pas...

Voici le point de départ de The Nice House on the lake. 



Ce pourrait ainsi être un récit comme tant d'autres, une histoire d'Armageddon destinée à révéler l'instinct de survie de chacun, la capacité de s'adapter et de conserver les valeurs sur lesquelles reposent les sociétés humaines. De La Nuit des morts-vivants à Contagion, en passant par les excellents Les Fils de l'Homme ou Snowpiercer, le cinéma s'est nourri de la fin des temps à coups de zombies, de virus, d'attaque extraterrestre ou de dérèglement climatique. Sans oublier une énième venue de l'Antéchrist quand ce n'est pas une guerre nucléaire ou des IA qui se rebellent. On serait ici plus proche du propos de Leave the World behind, film déroutant disponible sur Netflix

Bien entendu, ni la littérature (citons par exemple Le Fléau - simplement parce que sur UMAC, il est toujours de bon ton d'évoquer Stephen King) ni surtout la bande dessinée ne sont en reste sur le sujet : il suffit de voir l'impact d'une série comme The Walking Dead de Robert Kirkman sur la culture populaire, elle-même immédiatement adaptée à l'écran. Sans parler de Crossed...


Donc un récit de fin du monde de plus, penserez-vous. Sauf que celui-ci a de très sérieux atouts à faire valoir : non seulement il a hérité du Prix de la Meilleure Série au Festival d'Angoulême de 2024 (après avoir décroché pas moins de quatre Eisner Awards les années précédentes),  mais son scénario saura vous happer dès les premières pages par sa maîtrise formelle, sa construction ludique et son découpage percutant. À la croisée de Lost, Les Dix Petits Nègres et Yellow Jackets, l'histoire est bourrée de petits indices qui vous pousseront à revenir régulièrement en arrière afin de vérifier un nom, un fait, un détail troublant, et qui s'appliqueront à réduire vos hypothèses à néant. Car le récit se nourrit de votre imaginaire, et l'auteur de Something is killing the children use des références dont vous disposez certainement pour densifier son propos, tout en parvenant à placer des happenings au moment propice et en levant très progressivement le voile sur les nombreux mystères entourant ce séjour opportun.

Chaque chapitre s'ouvre avec l'un des protagonistes s'adressant au lecteur, seul au milieu d'un contexte plutôt chaotique, paré pour la survie. Ensuite on bascule en ce mois de juin 2021 dans cette luxueuse demeure, avec l'arrivée des invités, tous identifiés par un nom de code que le dit Walter leur a attribué. Certains sont en couple, d'autres se sont fréquentés, d'autres encore ont étudié ensemble : ils ne se connaissent pas tous, mais chacun d'entre eux est incontestablement lié à ce Walter - ce qui nous vaut, par la suite, quelques séquences en flashback sur des discussions passées, discussions parfois intenses qui font tout le sel du scénario et enrichissent considérablement les personnages en illustrant un trait de caractère, une manie, un penchant, voire des rêves ou des projets. Ce qui fait que ces individus, tous différents, allant du COMIQUE décomplexé à la SCIENTIFIQUE cool en passant par l'AUTEUR taciturne (les noms sont volontairement écrits en capitales pour faire écho à la mise en page de James Tynion IV), acquièrent une densité considérable, une texture faite de craintes, de doutes, d'opinions et de préférences qui nous permettent de les suivre avec davantage d'attention que s'ils étaient les victimes dispensables d'un serial killer. 



C'est surtout dans leurs réactions face à l'impensable que l'écriture se montre si percutante : dans la scène de la révélation (fin du premier chapitre), on assiste à tout un panel d'attitudes, entre la sidération et la révolte (révolte qui nous permettra d'en savoir un peu plus sur la vraie nature de ce fameux Walter, même si les questions demeurent légion : est-il à l'origine de cette apocalypse ? Dans le cas contraire, il était forcément au courant. Mais comment ? Pourquoi a-t-il recruté ces jeunes gens ? Et pourquoi eux, précisément ?). Cette dernière question est significative de la façon dont ces personnes acceptent leur destin : quelques-uns optent pour l'introspection quand d'autres partent à l'aventure, alors que celle-ci est persuadée d'être la cause de tous ces malheurs et celle-là refuse de dire ce qu'elle sait. Si plusieurs d'entre eux agissent de manière logique (compte tenu de ce que l'on sait d'eux, et notamment leur profession : si le MÉDECIN est capable en cas d'urgence de prendre les choses en mains et de prendre les bonnes décisions rapidement, si la SCIENTIFIQUE parvient à mettre à plat les connaissances dont elle dispose afin de dégager une vue d'ensemble rationnelle, on peut être surpris par le comportement du REPORTER, totalement à côté de la plaque).

La fin du monde étant posée, et (apparemment) incontestable, il s'agit à présent de digérer l'événement, et là aussi, tout le monde n'est pas doté des mêmes armes pour le faire. Certains savent des choses que les autres ne connaissent pas, ou croient savoir ; d'autres tentent des trucs, émettent des hypothèses, formulent des plans, des échappatoires - là où leurs compagnons préfèrent profiter de la vie et du très haut niveau de luxe qui leur est offert. Tant qu'à crever, autant le faire en pétant dans la soie, en profitant du garde-manger inépuisable (et du service de livraison presque magique de cette prison dorée), de la piscine, de la salle de cinéma, du spa et... des surprises qui fourmillent dans la demeure. Ou en dehors, car le domaine est vaste, jonché de sculptures étranges : pourquoi ne pas l'explorer ?

Les possibilités sont vertigineuses, les révélations pleuvent et mettent à mal ce que l'on pensait savoir. D'autant que, comme dans tout bon thriller ludique, certains points ne "collent" pas - comme les faux faux-raccords de Shutter Island : des noms, des informations manquent à l'appel et, une fois que l'on s'en rend compte, on se prend à explorer chaque case, à analyser les couleurs et le découpage d'un Alvaro Martinez Bueno dont le travail n'a sans doute jamais été autant scruté. Certes, le script manque d'action mais peu importe : l'essentiel réside dans la tension naissant au sein de dialogues sibyllins, de découvertes étranges. Et si chaque révélation s'accompagne de son lot de nouveaux mystères, l'on sait que, contrairement aux X-Files, la conclusion est proche et nous clouera sur notre siège.

Une série initialement parue en douze épisodes regroupés en France en deux albums chez Urban dans la collection "DC Black Label". À lire de toute urgence avant la sortie imminente de The Nice House by the sea.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un pitch prometteur.
  • Une histoire rondement menée, pleine de suspense, de mystères et de tension.
  • Des personnages traités avec minutie. 
  • Une écriture subtile qui sème trouble et indices.
  • Des dessins parfois impressionnants, notamment dans les gros plans et les pleines pages.


  • L'encrage des petites cases manque parfois de précision.
Les Chevaliers du Ciel en tabarnak
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L'album Traque au Canada met fin au troisième diptyque de la collection Classic de Tanguy et Laverdure. Bilan de l'aventure canadienne !

On le sait, outre les albums récents qui prennent la suite de la série historique (cf. ces intégrales) et se déroulent de nos jours, un spin-off (exactement à la manière de celui dédié à Buck Danny) des aventures de nos deux pilotes français conte également des récits censés se dérouler dans le passé, plus précisément dans les années 60. 
La première partie de cette histoire, intitulée Le Mystère du Sabre Jaune, plantait le décor et montrait les deux héros prenant part à un exercice commun réunissant l'armée de l'air française et des pilotes canadiens basés à Marville (dans la Meuse, et non en Alsace comme comme certains sites ont cru bon de le préciser...) dans le cadre de l'OTAN. Très vite, après l'intervention d'un mystérieux Sabre, une sombre histoire de vengeance remontant à la guerre de Corée semblait viser l'un des pilotes canadiens. Suite à diverses péripéties, Tanguy et son ami Laverdure se retrouvent donc à poursuivre un suspect... au Canada.

Disons-le tout de suite, le scénario de Patrice Buendia (s'il tant est qu'il ait bien écrit ce dernier étant donné qu'il est bizarrement crédité, dans la BD, pour le "texte", ce qui laisse planer un doute) ne s'embarrasse pas de réalisme et fait dans le limite farfelu. Un scénario de "bande dessinée" diraient ceux qui ne connaissent pas la BD et pensent qu'elle se doit d'être grand-guignolesque. Une vengeance à l'aide d'un Sabre (un jet militaire quand même) sur le sol français, l'implication de la mafia chinoise, l'intervention des deux personnages principaux à l'étranger, tout cela est assez chaotique. Sans parler de la résolution finale, à base de grenades. Mais ça passerait si c'était passionnant, or c'est loin d'être le cas.




Les événements se déroulent de manière très mécanique, selon une logique prévisible, sans que le lecteur en retire la moindre émotion. Tout est assez fade et peu inspiré. D'ailleurs, il n'y a jamais, par exemple, de pause humoristique dans le récit. Ni même de quoi épaissir un peu les personnages. La faute à un cahier des charges très (trop) précis ? Difficile à dire. 
Même sans parler de l'intrigue en elle-même, l'escapade canadienne se révèle très peu excitante. Si l'on excepte les dessins de Matthieu Durand, plutôt agréables et dans le style Uderzo (avec un effet caricature parfois prononcé au niveau des visages), le reste est composé de clichés simplistes, au point que l'on croirait que l'auteur a coché très scolairement toutes les cases de ce qui constitue le folklore canadien : police montée, bûcherons, expressions typiques et même un amérindien venant critiquer les colons et rappeler au lecteur à quel point les Blancs sont méchants (cette propagande à base de simplification historique manichéenne est tellement omniprésente dans la plupart des œuvres qu'elle finit par ronronner, comme une méchante et lancinante musique venant laver les cerveaux les moins affûtés).

Bref, même si retrouver Tanguy et Laverdure dans un contexte historique fleurant bon une France qui avait encore du sens, des valeurs et même un certain panache, peut réveiller chez certains un brin de nostalgie, la faiblesse de l'écriture rend cette aventure insipide. Ce n'est pas réellement mauvais, c'est plat, sans aspérités, sans ambition, sans saveur : une production destinée à surfer sur l'effet vintage et à exploiter une licence qui mériterait largement mieux. Surtout si l'on compare aux premiers albums, datant de la fin des années 50, et dont la qualité des scénarios et des dialogues est telle qu'ils sont encore de nos jours parfaitement lisibles, voire intemporels. 

Une traque au Canada totalement dispensable. Dommage. 



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des dessins très corrects, avec notamment des appareils bien détaillés.
  • Le cadre canadien.


  • Des personnages sans âme.
  • Des péripéties sans réel suspense et fort peu vraisemblables.
  • Un alignement de poncifs.
  • Un ensemble très fade.
Écho #42 : La Saga du Roi Arthur
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Retour sur les excellents romans de Bernard Cornwell concernant sa version de la saga du roi Arthur.

Dans cette trilogie (Le Roi de l'Hiver, L'Ennemi de Dieu et Excalibur), le narrateur est Derfel, ancien esclave saxon recueilli par Merlin et élevé à Avalon. Derfel raconte l’histoire d’Arthur – dont il est devenu l’un des guerriers – à une jeune noble qui voit dans tout cela des histoires merveilleuses et romantiques. L'auteur met l'accent sur l’aspect politique et religieux : diplomatie, croyances, complots, batailles sont au centre de l’histoire.

Le style est plutôt réaliste, les combats violents, les comportements parfois cruels. La magie est présente mais très pragmatique (pas de "boule de feu" qui jaillit d’un bâton ou d'autres fantaisies du même genre). 
Voyons un exemple concret : Derfel est l’ami de Nimue (dont il est amoureux également), la maîtresse de Merlin. À un moment, Nimue met en fuite des ennemis qui tentaient de s’introduire dans les appartements de Merlin pendant son absence. Pour cela, elle apparaît en transe, hurlant, tenant des serpents dans ses mains, une chauve-souris attachée dans ses cheveux, elle est également nue et badigeonnée de sang de bœuf, bref, l’apparition est effrayante et les "méchants" prennent la fuite.
Quand Nimue lui explique la "combine", Derfel, qui souhaite croire en la magie des dieux, est déçu :

— Mais, tout cela n’est que supercherie ?
— La magie opérait du temps où la vie des Dieux croisait celle des hommes, mais il n’appartenait pas aux hommes d’en décider. Je ne puis embuer cette pièce sur un simple claquement de doigt, mais cela arrive, je l’ai vu. Je ne puis réveiller les morts, mais Merlin assure qu’il l’a vu faire. Je ne puis ordonner à la foudre de frapper, bien que je le souhaite ardemment, seuls les Dieux le peuvent. Mais il fut un temps Derfel où nous pouvions faire ces choses-là, où nous vivions avec les Dieux, nous les contentions et nous pouvions user de leurs pouvoirs pour préserver la Bretagne telle qu’Ils le souhaitaient. Nous exécutions leurs ordres, mais leurs ordres ne faisaient qu’un avec notre désir. Ensuite, les Romains sont venus, et ils ont rompu le Pacte. Il nous faut refaire la vieille Bretagne Derfel, la vraie Bretagne, la terre des Dieux et des hommes, et si nous le faisons, leur pouvoir sera de nouveau avec nous.
— Mais il n’y a pas d’autres solutions que la supercherie ?
— Quand j’ai franchi cette porte, j’affrontai un Roi, son druide et ses guerriers, qui a gagné ?
— Toi.
— Ce ne sont donc pas seulement des trucs. Ce pouvoir appartenait aux Dieux mais il me fallait y croire pour qu’il puisse opérer. À chaque instant du jour et de la nuit, tu dois être ouvert aux Dieux, et si tu l’es, ils viendront. Pas toujours quand tu as besoin d’Eux, c’est entendu, mais si tu ne demandes jamais, Ils ne viendront jamais. En revanche, quand Ils répondent, c’est merveilleux, merveilleux et terrifiant, comme d’avoir des ailes qui t’élèvent dans la plus haute des gloires.
— Jamais je n’ai vu de Dieux…
— Tu en verras. Tu dois penser à la Bretagne comme si elle était parée de rubans de brume de plus en plus fins. De simples fils ténus, ici où là, qui dérivent et s’estompent. Mais ces fils, ce sont les Dieux, et si nous parvenons à les trouver et à leur plaire, si nous leur rendons leur terre, alors les fils s’épaissiront et se rejoindront pour former une grande et merveilleuse brume qui recouvrira tout le pays et nous protègera de l’Extérieur.

Évidemment, mieux vaut lire ce passage dans son contexte pour le savourer pleinement. Néanmoins, on peut en admirer l'efficacité et le côté poétique, à la fois plein d’espoir et pathétique. L’auteur, loin de simplement faire de la magie une vague superstition, la rend réelle, palpable, il en fait l’expression de la foi des mages et de leur amour pour la Bretagne. 

Bref, un Cornwell au savoir-faire évident, qui narre une histoire passionnante dans un contexte historique réaliste. L'une des plus belles versions des légendes arthuriennes. 
Absolument conseillé !



Le Grand Cirque
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Les habitués le savent bien : les chroniqueurs d'UMAC aiment s'envoyer en l'air. Il n'est pas rare de voir apparaître un article sur Tanguy & Laverdure ou Buck Danny, et plusieurs d'entre eux ont des orgasmes à chaque visionnage de Top Gun : Maverick. Car s'ils n'ont pas de super-pouvoirs, de capes seyantes, de masques intrigants ou de tenues voyantes, les pilotes décrits dans ces histoires n'en sont pas moins des héros, qui ont profondément marqué l'imaginaire de milliers de jeunes lecteurs ou spectateurs. Ils ne se baladent peut-être pas en Spandex, mais ils portent des blousons ultra-cool, s'affublent de noms de code, participent à des missions secrètes, appartiennent à des groupes plus ou moins organisés et ont contribué à sauver notre monde. Mais, surtout, ils évoluent dans les airs, livrent des combats aussi spectaculaires qu'acharnés, se déplacent à des vitesses inouïes, supportent des accélérations fulgurantes et pilotent des engins fascinants, chefs-d'œuvre de technologie visionnaire.

Les pilotes d'avion, ce sont un peu nos Chevaliers (du Ciel) à nous. Et si leurs missions sont parfois ennuyeuses, contraignantes ou inutiles, elles leur permettent de voler, accomplissant ainsi le fantasme de tout être vivant sur Terre. Ils se savent ainsi privilégiés, s'expriment entre eux avec un vocabulaire singulier et se reconnaissent malgré les frontières, les religions ou les politiques : initiés du firmament, membres d'une confrérie planétaire. Au-dessus des contingences des troufions de base, s'il leur arrive de bombarder des bâtiments et des positions stratégiques, ils saluent toujours le courage et la valeur de l'adversaire qu'ils ont abattu, espérant secrètement que, s'il en réchappe, ils auront la chance de s'affronter à nouveau dans les nuages.

Or, avant les BD et films précités, il y a eu des récits de gloire rédigés par ceux-là même qui avaient frôlé la mort dans un cockpit, décollé et atterri aux commandes de dizaines d'avions. On pourrait citer Vol de nuit de Saint-Exupéry, et son controversé mais puissant Pilote de guerre (1942) ou Les Carnets de René Mouchotte (publiés à titre posthume en 1949) décrivant le quotidien de l'aviateur français le plus apprécié par les Alliés, les pilotes britanniques ayant pleuré sa disparition prématurée et l'ayant plusieurs fois honoré de leurs plus hautes distinctions militaires. 

Toutefois c'est l'incontournable Grand Cirque de Pierre Clostermann qui sera le sujet de notre article du jour.

Clostermann n'est pas un de ces pilotes hors-pair, aux réflexes aiguisés, aux nerfs d'acier, semblant nés pour voler, tels le trop méconnu Jean Maridor, un de ses compatriotes surdoués, admis dans les Forces Françaises Libres et mort bravement en se sacrifiant pour sauver un hôpital pour enfants - ou l'incroyable Walter Nowotny qui avait abattu plus de 250 ennemis avant même ses 22 ans, et que Clostermann tint à saluer dans ses mémoires, justement, comme un adversaire d'une valeur inestimable quand bien même il avait descendu tant des siens. 

Rien de tout cela donc, et pourtant l'auteur du Grand Cirque est parvenu à la postérité, avant même la publication de son ouvrage, comme étant le plus grand as français de la Seconde Guerre mondiale, ayant traversé le conflit avec plus de 2000 heures de vol et au moins 33 victoires aériennes (le système d'homologation français étant le plus strict au monde, il pourrait revendiquer facilement une dizaine de victoires supplémentaires, comptées uniquement comme probables). Il a servi sous les ordres du vénéré Mouchotte dans le "groupe de chasse Alsace" au sein de la prestigieuse base de Biggin Hill, regroupant le fleuron de la R.A.F. 

Et, lui, il s'en est tiré. Humblement, tout au long des pages de son récit, il se décrit comme ayant eu souvent de la chance, s'en étant sorti plusieurs fois de justesse. Il a raté des atterrissages, été mis à pied pour prendre du repos (les officiers supérieurs n'hésitant pas à clouer au sol les pilotes souffrant de dépression ou de surmenage), s'est même crashé aux commandes de son Hawker Tempest, avion puissant mais extrêmement capricieux ; au cours de plusieurs missions compliquées, la météo n'aidant pas, il s'est perdu au-delà des lignes ennemies ou s'est retrouvé à court de carburant - pourtant, il a chaque fois réussi à trouver un aérodrome de secours, un moyen de rentrer ou un allié de circonstance.


Tous ces détails font le sel de l'incroyable somme d'informations que constitue en premier lieu Le Grand Cirque. Clostermann s'y montre d'abord minutieux, puisant dans la richesse méticuleuse de ses carnets, détaillant certaines missions minute par minute tout en se permettant quelques digressions poétiques sur la géographie (quand il a survolé pour la première fois depuis la débâcle le sol de sa mère Patrie), les conditions climatiques ou les scrupules propres à un homme de guerre. Certains chapitres s'avèrent étrangement pesants dans leur narration : on est parfois loin de la frénésie des combats tournoyants, du glamour qu'Hollywood a su chanter pour ses héros de l'USAF ou de la Navy - mais au plus près de ce qu'était réellement le quotidien de ces forçats du ciel, en alerte permanente. Alors oui, ils appelaient les dogfights de leurs vœux, cela constituait pour la plupart l'essentiel de leur motivation : affronter l'ennemi en faisant corps avec son appareil, user des meilleures tactiques, des manœuvres les plus audacieuses pour prendre l'avantage, s'appuyer sur la solidarité de ses coéquipiers et pouvoir compter sur eux en cas de surnombre adverse ou de pépin technique. Sans être profondément intrépide, affronter des escadrilles "boches" à un contre quatre ne lui faisait pas peur - il en allait tout autrement face à la flak. S'il est très aisé de comprendre les phrases en anglais dont Clostermann devait user pour se faire comprendre de ses homologues alliés (et il vaut mieux les traduire vous-même car la traduction qui est proposée en bas de page manque de clarté), l'auteur oublie parfois d'expliciter certains termes que des profanes mettront du temps avant d'assimiler : ainsi, la flak est l'acronyme de Flugabwehrkanone, terme désignant simplement la DCA (Défense Contre Avions) nazie. Les traceuses de 20 mm et les obus explosifs de plus gros calibres, qui parsèment le ciel autour des avions de corolles sombres et lourdes de menace, étaient source d'angoisse, voire de terreur chez les pilotes même les plus aguerris. Et ces derniers deviennent de plus en plus rares au fur et à mesure que la guerre se prolonge, surtout après le Débarquement.

Ce point est d'ailleurs significatif de la valeur du témoignage de Clostermann, qui permet non seulement de mieux connaître les exploits de ces combattants des airs, mais également le contexte historique et le déroulé du conflit. L'auteur se permet ainsi des chapitres entiers sur des sujets qui le préoccupent, par exemple sur leur estimable adversaire Nowotny (qui rappellera à ceux qui ont connu la série Les Têtes brûlées le respect mutuel entre Papy Boyington et Tomio Harachi), un autre sur l'arrivée du Hawker Tempest (avec de très nombreuses considérations techniques et des comparaisons de performances avec le Spitfire, le Typhoon, le Messerschmitt Bf-109 et le Focke-Wulf 190). 


On le voit pester contre la lourdeur administrative, la rigueur des missions d'alerte, l'ignorance des troupes au sol alliées (qui plusieurs fois tirent sur son escadrille en les confondant avec des ennemis). Il se montre très éloquent sur les émotions qu'il éprouve aux commandes de son appareil, l'exaltation comme la peur viscérale, les sensations de froid et de brûlure, les odeurs de cordite et d'huile, la pureté du ciel au-dessus des nuages... 

Le style, parfois sec et technique, s'accélère pour s'accorder au tempo des assauts aériens, avant de s'épancher lorsque l'âme se fait nostalgique, lorsque la tristesse s'empare de lui. Au début, les pertes humaines sont narrées par le menu. Ensuite, elles se réduisent à une ligne, voire une phrase. Devenu Flight Commander après juin 1944, Clostermann mènera de très nombreuses missions de bombardement tout en essayant d'assurer une supériorité aérienne vantée par la propagande alliée, mais très loin de la réalité : le roman nous apprend ainsi que les Allemands avaient conservé jusqu'en 1945 une capacité de production insensée, fabriquant des dizaines d'aéronefs dans des usines souterraines et les testant sur des portions d'autoroute. De longs paragraphes sont ainsi consacrés aux chasseurs à réaction, qui auraient pu faire tourner la guerre à l'avantage d'Hitler et Goering s'ils avaient été mis en service plus tôt. L'édition illustrée Flammarion de 1948 que j'ai dénichée dans une boîte à livres généreuse propose des photos d'archives sur les Messerschmitt 262 et autres Heinkel 162 qui permettent de se faire une idée directement sans avoir à se connecter sur Wikipedia. 




Sur le même sujet, il est intéressant de lire son point de vue sur la guerre aérienne et de le croiser avec par exemple ce qui est raconté dans une série comme Masters of the Air (actuellement sur Apple +, une série très bien documentée produite par Spielberg & Tom Hanks) : certains événements, comme les bombardements diurnes massifs nécessitant des escortes de chasseurs, mettent en avant une stratégie américaine divergeant de celle utilisée par la R.A.F. qui, désireuse de préserver au maximum ses avions et pilotes, préférait les raids nocturnes. Et si la fin de la série semble montrer une maîtrise des airs totale des forces alliées (après des vagues de bombardements sur les aérodromes ennemis, en France, aux Pays-Bas comme en Allemagne), le roman témoigne qu'il n'en était rien et l'auteur perdait quasi quotidiennement des coéquipiers trop fougueux, ou trop maladroits, en tous cas trop peu expérimentés face à leurs homologues à la croix gammée, et cela même dans les premiers mois de 1945. La flak prélevait ses victimes avec la régularité d'un métronome morbide et, si les combats entre escadrilles se faisaient plus rares, ils témoignaient davantage d'un changement d'orientation de la Luftwaffe (qui se concentrait désormais sur la destruction des appareils au sol) que d'une raréfaction notable du nombre d'appareils ennemis. 

Réédité en 2000 dans une version augmentée et révisée (certains événements étant racontés différemment, sans doute après avoir effectué des vérifications auprès d'autres sources - exemple notable : la disparition de René Mouchotte dans des circonstances différentes selon les éditions), ce livre a été un immense best-seller pendant l'après-guerre (3 millions d'exemplaires vendus), a été plusieurs fois réédité avant d'être adapté en BD puis en film. Il constitue un récit puissant, âpre et réaliste sur ces hommes qui ont donné leur âme à la sauvegarde de leur nation avec panache et honneur.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un des plus grands récits sur la guerre aérienne.
  • Une somme ahurissante d'anecdotes et de faits historiques, racontée par un survivant.
  • Un ouvrage mettant en lumière des personnages valeureux mais différents, luttant pour un but commun.
  • Les éditions complètes proposent des illustrations et des photos d'archive assez surprenantes. 
  • Un style alerte, parfois méthodique mais capable de belles envolées poétiques.


  • Certains termes techniques ne sont pas explicités ou traduits.
  • Une traduction de l'anglais désuète.
  • Les vieilles éditions sont fragiles et à manipuler avec soin.


La Parenthèse de Virgul #47
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Hello les Matous ! Ça ronronne ? 
Aujourd'hui, nous faisons un détour par le sombre et tragique royaume de Melniboné, à la rencontre d'un Champion Éternel à l'aspect singulier et au destin mouvementé. Et pour bien profiter du voyage, on vous a sélectionné deux ouvrages bien sympathiques.

Sur les traces d'Elric
C'est en 1961 que Michael Moorcock publie la première nouvelle de sa saga phare, dans le magazine britannique Science Fantasy. Le récit, intitulé La Cité qui Rêve, introduit le personnage d'Elric de Melniboné. Loin des clichés du genre, Elric s'impose comme une sorte d'antithèse d'un Conan. C'est un albinos tourmenté, affaiblit par une santé précaire. Il va cependant, en passant d'empereur à magicien et aventurier, se révéler être un adversaire redoutable, grâce à son épée maudite, Stormbringer, qui lui redonne de la vigueur en buvant les âmes de ses adversaires. 
On le voit, Moorcock n'utilise nullement l'archétype du héros vaillant et bourré de qualités, luttant pour de nobles raisons. Il installe au contraire, au fil des histoires (le cycle est composé de nombreux romans et nouvelles), un univers sombre, des personnages cyniques et plus généralement une atmosphère sinistre mêlant trahisons, décadence et meurtres.

L'auteur voit cependant plus loin que Melniboné. En effet, les aventures d'Elric prennent place dans un vaste multivers peuplé notamment de "Champions éternels". Il s'agit, sur chaque plan, d'un gardien de la balance cosmique, qui oscille perpétuellement entre Loi et Chaos. Une déclinaison évidente de la fameuse lutte entre le Bien et le Mal, mais dans une version plus subtile. Ainsi, Elric est dans un premier temps lié à Arioch, Seigneur du Chaos et Duc des Enfers, divinité dont il s'émancipera.
Vous l'aurez compris, vous êtes devant du pur Sword & Sorcery, version "dark". La saga a connu un tel succès qu'elle a été adaptée à plusieurs reprises, que ce soit en BD ou en Jeu de Rôles (voir aussi cet article). Mais comment suivre cette quête aussi épique que romantique et tragique ?

Eh bien, il existe évidemment de nombreuses éditions comprenant les différentes parties du cycle d'Elric. Nous allons ici nous concentrer sur deux ouvrages présentant des qualités différentes.
Tout d'abord, présentons Le Cycle d'Elric, publié sous le label Omnibus (un département du groupe Place des Éditeurs). Il s'agit d'une intégrale regroupant Elric des Dragons, La Forteresse de la Perle, Le Navigateur sur les Mers du Destin, Elric le Nécromancien, La Sorcière dormante, La Revanche de la Rose, L'Épée Noire, Le Dernier Enchantement, Stormbringer et Elric à la fin des Temps
Ce livre de 1218 pages est complété par un avant-propos de Moorcock, une préface de Jacques Goimard et un lexique des personnages. Signalons également une table des matières détaillée, fort utile.

C'est probablement l'ouvrage le plus complet et le plus pratique à l'heure actuelle. Pour 30 euros, cela permet de mettre la main sur la totalité des textes concernant le célèbre albinos. Cette édition ne comporte pas d'illustrations et est dotée d'une couverture souple. Bref, c'est efficace, maniable pour une intégrale, et abordable au niveau du prix. Par contre, c'est plutôt épuré et pas très esthétique.

Pour les collectionneurs, heureusement, il existe d'autres ouvrages, dont Elric le Nécromancien, un livre publié en 1969 par Opta, dans sa collection Aventures Fantastiques (la suite, Elric des Dragons, sortira chez le même éditeur en 1975). Il s'agit d'un tirage limité (6500 exemplaires) et numéroté.

Il regroupe les parties correspondant à Elric le Nécromancien (mais sans la nouvelle Le Songe du Comte Aubec), L'Épée Noire et Stormbringer. Même s'il ne s'agit pas d'une intégrale, loin de là, l'ouvrage de 464 pages possède quelques bonus bienvenus. Outre une couverture en dur et un ruban marque-page, cette édition propose des illustrations, fort jolies, signées Philippe Druillet. Et surtout, elle contient une carte, certes assez simple mais toujours utile.
Ces tomes publiés par Opta se trouvent encore relativement facilement d'occasion, entre 30 et 80 euros, selon l'état. 

Voilà pour ce petit tour d'horizon, à vous de choisir entre l'édition moderne et complète ou l'option vintage, illustrée et accompagnée de cartes.  
Mais quel que soit la voie empruntée, elle vous réserve bien des tourments, des moments magiques et lyriques et des péripéties exceptionnelles. Car dans le Multivers, les Champions continuent de se battre et d'affronter leur destin !
Miaw !








Original Sin : Édition "absolute"
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Étrangement, alors qu’on a ici-même souvent évoqué le travail de Jason Aaron - un auteur qu'on apprécie pour ses mini-séries comme The Goddamned, Southern Bastards ou Scalped, un peu moins lorsqu’il a en charge les super-héros Marvel (même si X-Men : Schism et surtout Dr. Strange valent largement le détour) - il ne s’est trouvé personne pour parler de l’event Original Sin. Oubli réparé à présent, ce qui nous permettra en outre de donner notre impression sur la collection "Marvel Absolute"

Entrons tout de suite dans le vif du sujet : l’événement mis en images est né en 2014 et s’appuie, comme très souvent, sur un pitch plus que prometteur. En effet, une découverte macabre attend les Avengers sur la Lune : au cœur même de son repaire, Uatu, le Gardien, gît, abattu par une arme inconnue. Ses yeux ont été arrachés. Stupéfaits et horrifiés par ce crime, inquiets par les secrets que l’assassin aurait pu dérober, les plus puissants super-héros de la Terre entament une enquête délicate : les informations manquent, les données se contredisent. En outre, les Avengers, malgré leurs énormes qualités, n’ont rien de véritables détectives. C’est pourquoi, dans l’ombre, un mystérieux commanditaire convoque un groupe parallèle pour partir à la recherche du meurtrier…

L’on imagine le potentiel du récit. Certes, ça n’a pas le glamour d’un Avengers vs X-Men, mais ça a de la gueule, et cela offre l’opportunité de mettre en scène une forme de crossover avec bon nombre de héros tirés de différents groupes. D’autant que le père Aaron sait doser les révélations, distillées avec maestria, et entretenir le suspense sur les multiples mystères que ce crime a mis en lumière. Déjà, qui s’est permis d’abattre ainsi le représentant de l’une des plus anciennes races cosmiques ? Mais aussi : pourquoi ? Uatu ayant fait le vœu de ne jamais intervenir dans les affaires terriennes (qu’il se contente le plus souvent d’observer de loin, de commenter sommairement parfois tout en ayant le chic pour, exceptionnellement, donner un petit coup de pouce aux héros lorsqu’ils sont mal engagés face à un péril d’ampleur universelle), pour quelle raison vouloir le supprimer ? Pourquoi lui ôter ainsi les yeux ? Et qui a engagé Strange, Emma Frost, le Punisher, Ant-Man, Black Panther et le Winter Soldier dans le but de mener des investigations ? La vérité fera froid dans le dos et remettra des décennies d’aventures super-héroïques en question. 


Pour le coup, l’essentiel des huit épisodes de la série de base s'avère réussi : c’est plaisant, frustrant à souhait tant les éléments manquent pour qu’on puisse avoir une vue générale sur le sujet, avec des complots dissimulés sous les complots, plutôt bien rythmé (et même trop rapide par moments) et magnifiquement illustré par un Deodato en grande forme, qui se lâche dans des mises en page frôlant le psychédélique. Le dernier tiers, après la première grande révélation, accuse cependant le coup – là aussi, c’est un constat banal dans les publications de ce type. On a l’impression qu’Aaron ne contrôle plus totalement toutes les implications de son récit, qu'il développe les branches qui l’intéressent et laisse aux autres le soin d’exploiter le filon afin d’engendrer des mini-séries annexes, devenues incontournables dans le monde de l’édition. 


Sans aller jusqu’à vous spolier la conclusion, sachez qu’à un moment précis de la confrontation entre les Avengers et un adversaire aux motivations floues, une déflagration répand dans la nature les secrets les plus vils, les plus honteux, les plus sordides qu’avait enregistrés le Gardien  : s’enclenche alors la véritable raison d’être de cet event, qui se rapproche ainsi d’un Fear itself. Car la connaissance, c’est le pouvoir, et celui qui connaît les secrets de ses adversaires dispose du moyen de les vaincre, donc de les dominer. Des secrets qu’on peut dès lors monnayer, ou qui serviront de moyen de dissuasion. Les implications sont énormes car personne ne peut se vanter d'être totalement innocent, d'avoir un passé "clean" ; personne ne souhaite que sa vie privée, ses erreurs de jeunesse, ses accidents de parcours soient révélés, partagés, diffusés. Imaginez alors les identités secrètes !


Paradoxalement, ce qui a pu engendrer légitimement nombre d'épisodes annexes affaiblit le corps de l'intrigue principale, d'autant que la chute, cette fois, se voit venir de loin, alors que l'essentiel du scénario nous tenait en haleine par son imprévisibilité. Cela reste tout de même un script de grande portée, qui a l'intelligence de bouleverser nombre de vérités sur le monde marvellien sans que cela affecte véritablement ce qui se déroule à la surface des choses. Ceux qui ont lu les tie-ins sur Secret Invasion se trouveront en terrain connu. Et ainsi, voilà qui justifie habilement l'achat d'une édition complétiste qui videra les comptes en banque et embellira les bibliothèques : nombre des récits (certains de seulement deux pages !) ayant pour cadre cette explosion de révélations viennent agrémenter l'album, outre un numéro 0 qui donnera un autre point de vue sur l'agression et ajoutera encore au mystère (surtout en le lisant dans l'ordre chronologique, donc avant la série principale). Ce qui nous fait ainsi deux épisodes des Secret Avengers, cinq Original Sins dont certains sont subdivisés en plusieurs petits épisodes ainsi qu'un Annual - et j'en oublie certainement tellement c'est rempli, sans compter la galerie de couvertures alternatives à la fin. 

Le principal problème de ce remplissage, c'est qu'il y a à boire et à manger, ça va du très intéressant voire surprenant au portnawak, du très sérieux au très drôle ou au pas drôle du tout. La variété des artistes fait tout le sel du produit et permettra peut-être d'en découvrir de nouveaux - et de rayer certains autres de nos listes. Impossible de tous les apprécier tellement le style et la portée diffèrent. Les puristes se contenteront aisément d'un bel album de la série principale, bien que certaines perles valent sans doute le détour. 

Entrons à présent dans les détails : l'annual apporte une nouvelle perspective à ce qu'on a appris au cœur de l'intrigue de base ; Jason Latour signe un script assez futé qui va explorer quelques-uns des antécédents des événements ayant mené à Original Sin #1 ; dommage que les graphismes de Cisic soient aussi passe-partout. 

C'est en tous cas nettement plus stimulant que le poussif Original Sin #0 écrit par un Mark Waid s'enlisant dans la niaiserie en nous présentant une forme de biographie du Gardien, bien loin du cynisme adulte d'Aaron. 

L'histoire avec les Young Avengers, par Ryan North, commence avec un truc totalement wtf, constamment en décalage dans un style proche de X-Statix, avec un vilain pathétique qui passe son temps à se jouer de la crédulité des héros. On finit pourtant par s'y attacher grâce à une multitude de retournements de situations et à un final moins optimiste que prévu, et plutôt lucide. 

Suit un épisode assez court mettant en scène le revenant Deathlok : Terminus se lit comme un épisode de X-Files, avec le spectre d'une vérité cachée qui finit par resurgir brutalement. Pas mal, percutant, et des dessins de Mike Perkins qui contribuent à accentuer la paranoïa. Passons rapidement sur la petite pastille sur Gueule d'or, rigolote mais puérile, et nous voilà avec un autre personnage annexe à fort potentiel, le Chevalier Noir avec son épée d'ébène : une histoire abrupte agréable à l'œil et qui aurait sans doute mérité un véritable développement, Frank Tieri choisissant de l'achever sur une interrogation pleine d'à-propos. 

Original Sins #3 met en scène les Inhumains dans un épisode semblant vouloir introduire une nouvelle direction pour ce groupe singulier : Charles Soule livre un script plein de promesses, mal servi par des dessins grossiers. C'est suivi par une mini-histoire assez culottée signée Dan Slott, avec un lourd secret pesant sur la conscience de l'inénarrable J. Jonah Jameson : une "erreur de jeunesse" - titre de l'épisode - malicieusement écrite par un des plus grands spécialistes de l'univers du Tisseur

S'ensuit un morceau de choix, qui s'inscrit également dans l'ambiance paranoïde engendrée par la bombe à secrets, dans la lignée de Secret Invasion, avec un récit mettant en scène un homme qui décide de tout plaquer pour réussir là où les plus grands super-héros de la Terre se sont cassé les dents : vaincre Fatalis. Comment ? Grâce tout simplement à un secret qu'il détient sur lui, et qui devrait lui permettre, après avoir mûrement réfléchi et échafaudé un plan à toute épreuve, de faire chanter l'inamovible monarque de Latvérie. Sauf que le Docteur Fatalis n'est pas n'importe qui... C'est signé James Robinson & Alex Maleev

L'épisode sur Nick Fury, qui se déroule durant les événements de la série mère, est un grand classique sur l'identité et l'honneur, et surtout les cas de conscience auxquels doivent faire face les décideurs et les espions. Classique dans sa narration comme dans sa mise en pages, avec des graphismes, signés Butch Guice, semblant issus d'un autre siècle. 

La pastille suivante sur Cap America arrachera à grand peine un sourire, contrairement au très ludique La Première Pierre de Chip Zdarsky qui vous obligera à revenir au début afin de trouver l'info qui vous avait échappé. 

L'album se referme sur un double épisode des Secret Avengers par Ales Kot, obscur et complexe, avec des personnages dont les motivations nous échappent mais un Fury égal à lui-même. Heureusement, le rythme est enlevé et l'action constante.

Bref, une somme conséquente à dépenser pour une somme conséquente à lire. Faites-le vous offrir (et agrandissez vos rayonnages car l'édition Absolute, livrée dans un coffret cartonné, fait dans les 32 cm de haut sur 21,5) ou concentrez-vous sur une édition normale.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un event ambitieux et retors, destiné moins à bouleverser le monde Marvel qu'à donner un autre éclairage sur des événements-clefs.
  • Une série captivante, au moins dans ses deux premiers tiers.
  • Une galerie de personnages atypiques.
  • Deodato en grande forme.
  • L'édition Absolute (pour les gros portefeuilles et les grandes bibliothèques).
  • Des histoires annexes globalement intéressantes.


  • Un dernier tiers précipité dont le but est clairement la genèse d'histoires dérivées.
  • Des personnages aux motivations floues.
  • L'habituelle diversité des styles dans une telle compilation (surtout en version Absolute) en rend la lecture assez ardue.
Maléfices : nouvelle édition
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On se penche aujourd'hui sur la version française de la nouvelle déclinaison de Maléfices, sortie il y a un peu plus d'un an.

Beaucoup de choses à dire sur ce jeu, que ce soit au niveau de ses particularités propres ou, plus généralement, au niveau de l'évolution des Jeux de Rôles. Tout d'abord pour les vétérans, rassurez-vous, Maléfices conserve son esprit et son cadre. Deux éléments forts caractérisent ce jeu, tout d'abord son cadre, les aventures ayant lieu à la Belle Époque, soit une période s'étalant de la fin du XIXe siècle jusqu'aux années précédant la Première Guerre mondiale. 
Le second élément fort tient au système de jeu de Maléfices, dont les règles sont très simplifiées, afin de privilégier le récit et l'interprétation des personnages par les joueurs.

Une petite explication s'impose pour les novices. Grosso modo, on peut dégager deux grandes "écoles" parmi les rôlistes. D'une part, ceux qui privilégient la simulation, et sont donc attachés aux règles, d'autre part, ceux qui privilégient le roleplay, et pour qui l'ambiance compte plus que les jets de dés. 
Ce n'est évidemment pas aussi tranché que ça, bien des joueurs oscillent entre ces deux pôles opposés. Pour ma part, j'estime que les règles sont un support pratique qui doit être assoupli voire carrément écarté quand ce même support commence à nuire à la narration et au plaisir de jeu. Ceci dit, cela demande un Maître de Jeu expérimenté et des joueurs intelligents, qui ne sont pas des gros bourrins. 
Maléfices se situe clairement dans cette catégorie de jeux privilégiant le RP. Sur plus de 350 pages, ces règles, très simples, représentent à peine une dizaine de pages.

Vous voilà donc prévenus, il s'agit d'un jeu d'ambiance. 
Voyons le contenu maintenant de ce fort joli manuel. Une grosse partie est consacrée au contexte historique : la bourgeoisie et les revendications ouvrières, le fonctionnement de la IIIe République, les mœurs, l'empire colonial, la place des femmes dans la société, les forces de l'ordre, la vie quotidienne (vêtements, transports, restauration...), tout cela est plutôt bien détaillé, avec différentes illustrations, photos et reproductions d'époque. Mieux vaut ne pas faire l'impasse sur cette partie, car elle est évidemment centrale dans le jeu.




La création des personnages est ensuite expliquée, ainsi que les fameuses (et succinctes) règles. Outre les éléments basiques (âge, sexe, profession, orientation politique, loisirs, etc.), le caractère du personnage va également être influencé par le tirage de quelques lames issues du tarot de Maléfices.
C'est là sans doute le troisième élément important concernant ce jeu. Et pour parler du tarot en détail, il faut maintenant également parler de l'évolution de la présentation des JdR.
Dans les années 80, la première version de Maléfices était présentée dans une boîte qui contenait tout le matériel nécessaire. De nos jours, tous ces éléments sont à acheter séparément. En plus du manuel (45 euros), il faut donc acquérir le tarot (15 euros). Si vous voulez un écran de jeu, c'est 25 euros supplémentaires. Et encore 30 euros pour un livre contenant deux scénarios supplémentaires. Plus encore 20 euros pour le "dé du destin" (ouais... 20 euros un dé). On en est à 135 euros. Même si tout n'est pas indispensable pour pouvoir jouer, ça fait quand même mal au cul (à comparer avec le contenu énorme de la boîte d'initiation Chroniques Oubliées - Cthulhu, pour seulement 50 euros). 

Revenons au tarot. Dans cette nouvelle version, il n'intervient pas seulement dans la création des personnages mais également dans certains rebondissements lors de la "narration partagée" (un concept un peu particulier, où les joueurs peuvent également influer sur l'histoire). Il a donc son importance. Mais ce nouveau tarot est proprement... hideux. Bon, c'est subjectif, OK, mais tout de même. Les illustrations ne sont pas top et, surtout, la colorisation est bien trop flashy. Précisons que ce n'est pas l'avis de tout le monde. Fred par exemple, de la chaîne En Jeu (que je vous recommande), estime que les illustrations, très art nouveau, correspondent bien à l'époque, ce qui n'est pas faux. Cependant, Maléfices n'est pas un jeu sur l'art nouveau, mais sur le mystère, l'étrange, le surnaturel, l'ésotérisme. Et les tarots précédents reflétaient bien mieux cette atmosphère inquiétante. 
Je dis "les" car en fait, il existe apparemment trois jeux différents (je n'ai appris l'existence du troisième, enfin, du deuxième en réalité dans l'ordre chronologique, que récemment). Il y a donc le premier tarot, des années 80, monochrome et à dominance beige ; il y a le plus récent, qui date de 2023 et pique les yeux ; et il en existe également un autre, très joli, à dominance beige également mais avec des illustrations colorisées (mais bien colorisées, avec des teintes pastel). Par contre, ce dernier est quasiment introuvable et donc hors de prix. Bref, si vous avez celui des années 80, vous pouvez tout à fait l'utiliser. 

Continuons à parcourir cet ouvrage édité par Arkhane Asylum Publishing. Après la création de personnages, nous avons différents conseils (souvent très pertinents) sur la manière de mener une partie, sur les aides de jeu que l'on peut confectionner ou sur la gestion du fantastique. 
Cet aspect a son importance puisque Maléfices est un jeu assez réaliste dans son approche. Les personnages ne vont pas pratiquer la magie comme dans un D&D par exemple. Tout cela reste assez exceptionnel et le surnaturel se doit de l'être aussi (voire parfois d'avoir une explication rationnelle). Là encore, tout réside dans l'ambiance. Par exemple, une séance de spiritisme peut être angoissante et effrayante sans pour autant qu'il se passe quelque chose de réellement surnaturel. Voilà encore une raison qui destine Maléfices, selon moi, à des joueurs expérimentés (et intelligents, donc pas des utilisateurs de X-Card... hop, un petit tacle en passant, c'est de bonne guerre). 
Enfin, deux scénarios (Le Marchand de Jouets et Rêveurs éveillés) complètement l'ensemble. Ces derniers sont très complets, avec de nombreuses notes destinées au MJ, des plans et même une chronologie complète à part. 

Au final, voilà un excellent jeu, au cadre original et au système agréable (renforcé par le tarot), mais qui s'avère onéreux et d'une approche sans doute un peu complexe (paradoxalement, malgré la simplicité de ses règles) pour des débutants. En effet, le jeu privilégiant l'ambiance et l'interprétation des personnages (qui participent même au narratif), cela demande un minimum d'aisance. 
Une version fort jolie, apportant une nouvelle utilisation du tarot, mais qui ne s'avère pas forcément indispensable si vous avez déjà la première. 









Comparatif avec l'édition en boîte datant des années 80.

Contenu de la première édition. 

Tarot de l'édition 2023.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le système de jeu.
  • L'utilisation du tarot.
  • L'ambiance.
  • La description de la Belle Époque.

  • Le prix cumulé de tous les éléments séparés.
  • La narration partagée et l'accent mis sur le RP, qui demandent une certaine expérience et une grande intelligence de jeu (ça ne constitue pas un point négatif en soi, au contraire, mais ça peut être une difficulté pour certains).
  • L'aspect esthétique du nouveau tarot.