Mezkal
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"Je me sens comme une ombre. Un courant d'air qui ne ferait que traverser son époque. Je crois bien que la dernière fois que j'ai ri, c'est quand j'ai joué avec mon père aux cow-boys et aux indiens. J'avais 4 ans."


Ainsi commencent les 188 pages de ce gros album sorti aux éditions Soleil. Ce sont les premiers mots par lesquels se présente le personnage central : un Américain du nom de Vananka Darmont.
 
Un putain de prénom indien, une gratte bas de gamme et une carte d'anniversaire à la con chaque année ; voilà les seuls trucs que Vananka garde de son paternel, musicos de génie mais clairement pas père de l'année (quelle que soit la foutue année) qui s'est barré de la maison familiale avant même que Vananka sache pisser tout seul sans repeindre les chiottes.

Vananka est un looser, une sombre merde sans aucune estime de soi qui vit encore chez sa mère et se fait exploiter par un patron dégueulasse dans un job vide de sens. Le genre d'individu qui sert de terreau à l'Amérique ; pour que les USA s'épanouissent, il faut que des millions de Vananka leur servent de compost humain.

Mais aujourd'hui, Vananka va se surpasser pour fêter le jour de sa naissance et va carrément réussir à merder au point de se faire virer d'un boulot ne nécessitant pourtant pas un Q.I. très généreux ! C'est que Vananka n'en a rien à foutre : tout lui semble vain.

Retour chez maman. Carte d'anniv' du pater en provenance de Mexico dans la boîte aux lettres, matou déglingué qui traîne, assiette de pâtes chaudes sur la table, musique de fond sur le vieux pickup... mais maman ne répond pas. Qu'est-ce qu'elle fout, encore, la daronne ? Ah ben génial : elle s'est flinguée à coup de médocs et d'alcool. Joyeux anniversaire, ducon !


"Est-ce que ma mère m'a aimé un jour ? Va savoir, ta mère reste ta mère quelle que soit la vie qui va avec". Rongé par ces réflexions et après avoir pété la gueule à un type venant réclamer le remboursement des dettes de sa mater, Vananka décide de prendre la route dans son costard de deuil, la guitare en bandoulière... ça lui donnerait un air d'Antonio Banderas dans Desperado s'il en avait la belle gueule et les cheveux longs au lieu d'une tronche fendue d'une cicatrice sans doute récoltée dans une bagarre et des cheveux osant la combinaison audacieuse "banane et mulet".

Autostop avec des routiers trumpistes aux airs de consanguins dégénérés et bouffis, petits jobs de zikos dans des rades, voyage en bétaillère sous le regard amusé de motards racistes... Vananka taille la route façon hobo direction le Mexique. Et c'est là, dans le désert tabassé de soleil de ce pays aride, qu'il va tâcher de donner un sens à sa chienne de vie. C'est aussi là que tout va partir plus encore en couilles. Pourtant, ça semblait déjà pas mal compliqué de faire pire. C'était sans compter sur Vananka qui a un don pour ce genre de choses : c'est un aimant à emmerdes ! 

En vrac (et pour ne pas gâcher trop la surprise aux futurs lecteurs), il va rencontrer un gosse aveugle dont le grand-père est un vieux chaman et dont la sœur, Leila, est une bombasse chaude comme un chile guajillo. Ils tiennent une ferme qui vivote et Vananka va les aider à la faire fructifier en ensemençant les champs... et la frangine, au passage.

C'est sans compter sur Felipe, le cousin de la belle indienne, qui est une sorte de truand local sans aucune limite, les connexions de ce dernier avec la pègre mexicaine, des fédéraux carrément azimutés, des bikers psychopathes, toute une faune hétéroclite bardée d'autant d'armes que de vices et la propension manifeste de Leila à succomber à toutes les addictions possibles... Vananka est tellement dans la merde jusqu'au cou qu'il devrait tailler ses cravates dans des slips ! 


Entre récit initiatique à la recherche du père, road movie en BD halluciné, romance impossible et histoire de cartels, cette bande dessinée déglingue pas mal de codes et a tout pour plaire et pour déplaire.
Très compliqué de rester mitigé face à ces 188 pages signées Kevan Stevens (au scénario) et Jef (au dessin).

Parlons du dessin, donc. C'est pile poil le genre d'approche graphique qui (le premier qui rigole, je lui tricote un nœud papillon avec ses zygomatiques) me faisait peur quand j'étais gosse. Ca vous semble excessif ? Eh bien c'est précisément parce que ce trait est excessif que ça me faisait flipper. Autour du héros au look un peu ringard s'agglutine, en ville, une faune bigarrée et répugnante qui me mettait instantanément mal à l'aise. J'avais ressenti ça avec certains numéros de Tank Girl ou de Ranxerox, si mes souvenirs sont bons ; ce qui peut sans doute être vu comme un compliment, à l'heure actuelle, pour le travail de Jef... Et même une fois arrivé au Mexique, si les "gentils" (il faut le dire vite !) ont des traits harmonieux et réalistes, certains méchants sont des caricatures difformes proprement dégueulasses ; matez donc les bikers ci-dessous, sérieusement... ils sont ignobles. Et c'est de toute évidence fait exprès : ce sont de gros bouffons et tout chez eux est ridicule : même leur dessin et leur mise en couleur sont plus naïfs que ceux du reste de la BD. La démarche consistant à offrir un style spécifique à certains personnages selon la crédibilité qu'on veut leur allouer est appréciable. Mais le résultat final offre évidemment des têtes de gros cons à certains antagonistes... Un fois cette logique intégrée, force est de constater que le dessin de Jef est intelligent, signifiant et efficace ; même s'il est parfois un peu moche, exprès !


La mise en page a elle aussi ses codes et sait se faire nerveuse dans les bastons et les gunfights, la mise en couleurs est soignée... Plus on réfléchit à chacun des éléments et plus on se rend compte que, dans sa démesure et malgré ses partis pris excessifs, Mezkal coche un paquet de cases rendant l'album très attractif pour tout public amateur de déglingue, de violence et de trash car, non seulement tout cela est présent mais, en plus, justifié. En effet, l'histoire, pour caricaturale qu'elle soit, n'en reste pas moins cohérente de bout en bout dans son univers.

Pour la plupart des lecteurs, Mezkal passera sans doute pour un ovni bédéistique. En temps normal, je serais même le premier à me dire "Ouah, la vache ! Ce n'est pas pour moi, ça !".
Toutefois, il se fait que je me suis simplement laissé abuser par la couverture de l'album qui me semblait particulièrement sensible, presque nostalgique (allez savoir pourquoi je pensais ça)... Autant dire que, dès les premières pages, les aventures de Vananka m'ont donc surpris. J'étais bien à côté de la plaque et n'aurais pas dû me fier à cette seule couverture.

Au final, bien m'en a pris. 
Mezkal, c'est la quête initiatique d'un looser malaimé qui finit en héros à la Tarantino dans un décor et une atmosphère navigant entre Mad Max et Breaking Bad. Chaque recoin de planche cache un détail choquant ou un truc marrant à la Gotlib derrière un gros biker beurré ou un latino dont la seule ligne de dialogue possible semble pouvoir être un tonitruant "Hijo de puta, cabrón !".
Mezkal, c'est l'histoire d'un gaijin virtuellement immortel et porté par une magie qui le dépasse qui va devenir un samourai mexicain moderne, troquant son look Reservoir Dogs contre son négatif parfait pour symboliser la façon dont il a transcendé ses doutes.
Ca vous intrigue ? C'est fait exprès : j'essaye d'hameçonner comme je peux un lectorat potentiel pour ce gros bouquin... parce que, même s'il n'est pas de ceux que je chéris, il a objectivement tout pour plaire à un certain public qui est friand des références qu'il véhicule avec bonheur et avec lesquelles il jongle.
Gros défouloir de violence et de cul, Mezkal a le bon goût d'avoir une histoire a raconter, de nombreuses ambiances bien transcrites à faire passer et des personnages hauts en couleurs à faire connaître.

Vananka, que l'on apprend à mépriser en début d'ouvrage, gagne ses lettres de noblesse aux yeux du lecteur au fil des pages et, pour une fois, ce n'est ni abrupt, ni artificiel : sa progression vers l'espèce de représentation iconographique de la vengeance qu'il incarne à la fin est lente et bien construite. Il a en cela un parcours diamétralement opposé à celui de l'être de son cœur, Leila, qui révèle peu à peu toute la noirceur et les travers dont elle est capable.

En littérature, on parle parfois de "livre coup de poing". Mezkal est une "bande dessinée pied dans les couilles avec des godasses de chantier renforcées". Moi qui ne suis pas accoutumé à la lecture de bandes dessinées aussi décomplexées, je me suis parfois demandé comment les auteurs pouvaient à ce point se permettre de violenter leurs personnages.
Pourtant, au bout du compte, ça contribue à leur construction... une étrange construction qui peut passer par une destruction systématique préalable.

J'aimerais, par mes mots, faire comprendre que, même en n'étant pas la clientèle-cible de cet ouvrage, j'ai été impressionné par certaines de ses qualités ; ce qui justifierait sans doute que nombre de gens plus friands que moi de ce genre particulier se précipitent sur lui à sa sortie.
Il y a dans la narration et dans la mise en images une expertise assez fascinante en ce qu'elles sont capables en peu de temps de nous emporter à divers endroits ou à faire remonter en nous diverses références, parfois pour les intégrer, voire les sacraliser ; parfois simplement pour s'essuyer les santiags dessus.

Mezkal est cru et explicite mais aucunement gratuit. Mezkal porte bien son nom : notre héros est une larve de papillon plongée dans un environnement comparable à de l'alcool à 55°... mais comme c'est une foutue larve hargneuse comme une teigne, elle va siphonner le tord-boyau et devenir le papillon le plus badass qu'une bouteille d'eau-de-vie ait connu ! 


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une quête initiative musclée et sexy sans aucune retenue.
  • Un héros qui évolue vraiment.
  • Un dessin très efficace et évocateur.
  • 188 pages de gros délire qui tache.
  • Tellement de bikers que ça m'offre un prétexte pour exhiber ce Virgul à moto.
  • Une couverture aussi trompeuse que l'idée première que l'on se fait de son héros.
  • Une BD clairement pas pour tout le monde !
  • Certains délires sont quand même parfois un rien trop perchés.