Maudit sois-tu 3/3 - Shelley
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La trilogie Maudit sois-tu se clôt ici, à la fin de cette narration à rebours, par un tome consacré à Mary Shelley.
Et, loin d'être une malédiction, c'est plutôt une bénédiction pour les bienheureux lecteurs que nous sommes !



Ankama, avec ce triptyque, s'est fendu d'une œuvre intéressante mêlant personnages fictifs et figures historiques réelles au sein d'un récit fleurant bon le fantastique à l'ancienne.
Le premier volume consacré à Zaroff se déroulait en 2019, le deuxième mettant en scène le professeur Moreau se déroulait en 1948... Remontons maintenant plus loin encore, aux sources de tout ce mal, en l'année 1816, afin de trouver enfin les réponses aux questionnements lancés par la série.

Hors de question de changer une équipe et un concept qui gagnent et nous retrouverons donc Philippe Pelaez à l'écriture et Carlos Puerta au dessin. Tous deux signent un ultime album dans la droite ligne des précédents, faisant montre d'une cohérence narrative et d'une constance dans la recherche de qualité qui devraient en faire réfléchir plus d'un. Inutile donc, ici, de revenir sur les qualités intrinsèques de la série (référez-vous pour cela aux deux chroniques précédentes) mais attardons-nous sur ce que ce tome 3 apporte aux deux autres.

Sur les bords du lac Léman, la villa Diodati fut habitée par Lord Byron, Mary Shelley, Percy Shelley, John Polidori et d'autres de leurs amis durant l'été de 1816. C'est lors de ce séjour que furent rédigées les bases des classiques récits d'horreur Frankenstein et Le Vampire, deux récits mettant en scène des morts revenant à la vie. Mais Frankenstein (le plus immortel des romans traitant de l'immortalité), celui de Mary, aspire à une résurrection provoquée par la science... une renaissance que Mary espérait sans doute plus que tout possible tant son existence fut jalonnée de décès tragiques et douloureux.

Dans cette BD, au bord de ce lac, on voit la jeune et belle Mary Shelley s'éprendre du médecin attitré de Lord Byron, le très remarquable John Polidori. Ce dernier, aidé en cela par Giovanni Aldini et le docteur Robert Darwin (père de Charles), est parvenu à rendre vie à des tissus nécrosés à l'aide d'impulsions électriques. Le lieutenant Joseph Burton, pour sa part, a eu l'idée de plonger les tissus morts dans du liquide physiologique... idée intéressante mais voué à l'échec, le chlorure de calcium étant trop conducteur d'électricité.

C'est, selon la BD, la description de ces expériences qui donnera à Mary l'inspiration pour écrire Frankenstein et Mary y aurait, par cette histoire, inspiré à Polidori une théorie philosophique de la chair impliquant une mémoire du corps. Le corps, décédé, refuserait la résurrection... mais assembler des membres d'origines différentes en un seul corps aux membres déracinés pourrait les obliger à tout oublier de leurs origines et, peut-être, vierges de tout souvenir, à mieux accepter de revenir à la vie.

Le coup de cœur de Mary pour Polidori ne durera qu'un temps et terminera en humiliation pour le jeune docteur. Malheureusement, ce qui ne fut qu'une amourette pour elle devint une obsession pour Polidori qui sombra peu à peu dans la démente obsession de mettre à bien l'œuvre imaginée par son aimée pour son roman... allant jusqu'à tuer pour se procurer des cadavres toujours plus frais à démembrer et à rassembler en un macabre puzzle grotesque.

Invoquant nombre de grandes figures de la littérature, cette BD fait même intervenir le révérend Brontë (père des sœurs Brontë) et la petite Emily encore enfant dans une scène de confession sous tension où Polidori prend conscience d'avoir voulu s'asseoir à la table de Dieu mais de n'en avoir jamais été que la négation.

C'est sur un retournement de situation habile et tout à fait convaincant que ce tome 3 met fin à l'arc narratif entrepris depuis le tome 1. Un retournement qui ne sera sans doute prévisible avant son dévoilement qu'aux yeux d'une poignée de lecteurs très attentifs mais qui, à la relecture de l'ensemble, s'avère avoir été patiemment distillé tout au long de cette narration à rebours. Cette seule vérité explique tout, des motivations des personnages aux incroyables capacités de Moreau, personnage central du tome 1. 

"Qu'est-ce qui peut arrêter un cœur déterminé et une résolution bien arrêtée ?"
(Mary Shelley, in Frankenstein ou Le Prométhée Moderne). 

Visiblement, pas grand-chose : cette trilogie est rien moins qu'un projet ambitieux mené à bien, de mains de maîtres, de bout en bout. On sent les auteurs sûrs de leur fait, certains qu'il y a là une bonne histoire à raconter et décidés à la partager.
Invoquer autant de grandes figures historiques, les mêler à autant de créatures de fiction et fondre le tout en un récit de trois albums teintés de fantastique magnifiquement dessinés et narrés nous offrant une histoire remontant peu à peu jusqu'à ses propres origines.
Faire cela en parvenant à ménager jusqu'au dernier tome le suspense autour de ce qui engendrera l'ensemble.
Se risquer, au-delà de ce petit exploit narratif, à susciter chez le lecteurs des réflexions d'ordre philosophique sur la destinée, sur la foi, sur la santé mentale, sur la place de la mort, sur la médecine, sur l'éthique, sur le paradoxe inhérent à tout acte médical consistant à injecter des doses modérées de poison afin d'aider le corps à guérir par réaction...
Tenter tout cela, ça s'appelle l'audace, l'ambition ou la démesure.
Mais réussir tout cela en l'espace de quelques cases réparties sur à peine 150 pages, ça porte un nom et un seul : la maestria


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Belle, érudite et bien conçue, cette trilogie est un modèle du genre.
  • L'intégration de figures notoires de notre histoire et de la fiction est une bonne idée très bien exploitée.
  • Le dessin est bluffant de réalisme et trouble parfois par cette façon qu'il a, comme la narration, de confondre fiction et réalité.
  • A de rares instants, certains visages semblent capturés entre deux expressions faciales... ce qui engendre en réalité un trouble que l'on peut aussi considérer positif, en ce qu'il est vecteur de doutes.
  • Une bonne compréhension de l'ensemble nécessite un minimum de connaissance sur les personnages historiques... Mais comment reprocher à une œuvre de demander à ses lecteurs un minimum d'érudition ?