Le Sauveur
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Mine de rien, les éditions Delcourt ont peut-être frappé un grand coup en misant sur la nouvelle série de Todd McFarlane & Brian Holguin : après avoir longtemps (et brillamment) collaboré sur la série Spawn, indissociable du premier cité, on les retrouve à la genèse d'une histoire dans l'air du temps, axée sur cette fascination qu'éprouvent les grands auteurs de comic books pour le rapport entre les pouvoirs et la divinité.
L'album intitulé sobrement Le Sauveur reprend les huit premiers épisodes de l'histoire de cet inconnu qui surgit de nulle part au milieu du gigantesque crash d'un Boeing et sauve une jeune fille promise à une mort certaine. Alors que la petite bourgade de Damascus dans l'Iowa s'apprête à pleurer ses morts, une journaliste, une fliquette locale et un jeune délinquant désœuvré se posent des questions sur cet amnésique providentiel. Qui est-il, en effet ? Un super-héros ? Un messie ? Un bon samaritain traumatisé par la catastrophe aérienne ? Un fantasme ? Un souvenir ? Lui-même est en quête d'identité, et d'un sens à sa vie fragmentée, ponctuée de décès et de résurrections... Et au milieu de tout ça, l'Église de la Vérité Divine cherche à remuer les consciences et s'apprête à provoquer une émeute...

La lecture du résumé de la quatrième de couverture semble nous orienter vers ces histoires un brin eschatologiques que Warren Ellis (No hero), Mark Waid (Irrécupérable) ou John Arcudi (A god somewhere) ont rédigées sur la condition et le destin de ces êtres ayant acquis des pouvoirs les plaçant au-dessus (ou au-delà ?) de l'humanité. Flanqué des interrogations subséquentes qui en font la richesse, ces titres avaient su avec plus ou moins de rigueur traiter le sujet de la responsabilité de ces personnages envers l'espèce dont ils étaient issus plutôt que de s'épancher sur les origines de leur incommensurable potentiel.
Tout en abordant des thèmes similaires, Le Sauveur utilise des biais différents, multiplie les points de vue et insiste sur le caractère religieux (ou du moins théologique) de la question. Le "super-héros" en question n'est en soi qu'un gars complètement inconnu (on ne sait même pas s'il était à bord de l'avion qui s'est crashé) qui a préservé une petite fille de la mort. Ce ne sont pas tant ses facultés extraordinaires (dont on ne sait rien, dont on ne voit d'ailleurs - au départ - aucune manifestation) que l'acte lui-même qui suscite les interrogations avant d'engendrer une vague exponentielle de rumeurs : il suffit que le mot "miracle" ait été employé une fois pour que les réseaux sociaux s'en emparent et enflent artificiellement sa portée. S'il y a eu un miracle sur la route de Damascus (puisque les millions de vues sur Internet l'attestent) : c'est qu'il y a un faiseur de miracle. Or, ni la journaliste Cassie (présente sur les lieux du crash), ni l'officier de police Natalie ne paraissent persuadées de ce fait : comme l'affirme cette dernière, le bon Samaritain de Damascus semblait davantage avoir besoin d'être sauvé que d'être un sauveur. Mais de quoi ? En parallèle, Malcolm, lui, est certain que cet étrange personnage n'est rien d'autre que la manifestation d'une réponse divine à sa question existentielle : il quémandait un signe du Ciel afin de prouver l'existence d'une force supérieure à laquelle il pourrait se référer. Il n'en démordra pas : voici le Messie tant attendu. Et si ce dernier refuse de se révéler au monde, il l'y forcera. C'est là sa mission, et ces abrutis illuminés de l'Église de la Vérité Divine ne seront que les vecteurs de sa démarche militante et radicale.

Entre ces questionnements et ces doutes, McFarlane & Holguin insèrent quelques flashes mémoriels, quelques souvenirs fragmentaires, à moins que ce ne soient des cauchemars récurrents : l'homme est une énigme, tant pour lui-même que pour les autres. Il se sait doué de dons inexplicables mais il ne les contrôle pas et, chaque fois qu'il tente de les mettre au service du Bien, les conséquences sont inexplicablement néfastes. Alors il se fait discret et tente depuis des lustres de s'intégrer dans des communautés reculées, au gré de ses errances, cherchant à ne pas oublier le peu qu'il sait de lui. Et à trouver du sens à ce qu'il est.

Sans être révolutionnaire, l'album interpelle dans son traitement, mettant le doute en exergue en misant sur les fausses vérités véhiculées sur le net et la fragilité de la mémoire. Le lecteur se retrouve ainsi tiraillé entre son envie irrépressible de croire en ce qui est possible (oui, cet individu est doué de pouvoirs divins ; oui, il est peut-être une manifestation cosmique ou une transcendance qui bouleversera le sort de l'Humanité) et se contenter de ce qui est établi (par les enquêtes conjointes de la journaliste et des spécialistes de la DARPA - Defense Advanced Research Project Agency - ou les témoignages recueillis par les policiers). Entretemps, il pourra profiter du travail graphique somptueux d'un grand Clayton Crain qui se permet le luxe d'insister sur des détails physiques ou vestimentaires afin de nous permettre de nous retrouver dans cette galerie de personnages dont on sait que chacun aura un rôle crucial à jouer. Le texte non linéaire, très peu mouvementé (il n'y a pas vraiment d'action à proprement parler), commençant quasiment par la fin et revenant en permanence sur des moments dispersés dans le temps, achève de nous plonger dans la perplexité et l'expectative puisqu'il se conclut sur un happening aussi attendu que révélateur. Une suite est évidemment nécessaire, tant pour calmer nos ardeurs impatientes que pour confirmer qu'on tient là une pépite.

Prometteur, donc.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un trio de grands artistes en verve.
  • Un récit discontinu qui sait ménager la tension et le suspense.
  • Des réflexions intéressantes sur la religion et la place de la rumeur dans la société, sur la notion de héros et le sens du devoir.
  • Des personnages écrits avec finesse.

  • Manque d'action et de punch.
  • Les scènes de foule sont assez peu intelligibles, un défaut dû à l'encrage particulier du travail de Crain.
  • On reste quand même sur notre faim à la fin.