The Wendy Project
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Soyons franc et sans détour, n'y allons pas par quatre chemins, allons droit au but et sans louvoyer parce que noyer le poisson ou tourner autour du pot est une perte de temps absolument indigne d'un site sérieux comme le nôtre et que, dans notre mission culturelle, nous ne pouvons en aucun cas... pardon ? Ah, oui, je m'y mets...
Autant être franc : j'ignore totalement si The Wendy Project, sorti le 24 mai 2019 chez Ankama (dans un joli format 16 x 24 cm), est une bande dessinée qui pourrait intéresser notre lectorat (et je suis d'ailleurs curieux de tout retour à ce sujet en commentaire sur la page facebook UMAC). Disons que sa présence ici est surtout légitimée par sa dessinatrice qui a déjà travaillé sur ArchieLa Guêpe et Howard le canard...

Cette BD a cependant d'emblée titillé ma curiosité et il y a une raison évidente à cela : en chaque geek survit une part d'enfance qui refuse de mourir ; je ne fais pas exception à la règle. Par conséquent, dès qu'une histoire fait allusion d'une façon ou d'une autre à cet éternel enfant qu'est Peter Pan, le gamin en moi (qu'on va appeler Ticon pour simplifier les choses) ne peut s'empêcher de crier : " Peter Pan, gn'est Peter Pan ! Gn'aime bien Peter Pan ! Gne veux voir Peter Pan !"... Oui, il est pénible : je vous avais prévenu que c'était l'enfant en moi, non ?
Eh bien la partie adulte de mon cerveau trouve elle aussi Ticon un peu "broie-gonades" et elle fait alors comme tout parent moderne qui ne se respecte pas : elle cède aux caprices du monstre pour qu'il la boucle.

J'ai donc lu The Wendy Project pour faire taire Ticon. Et, étonnamment, ça a très bien fonctionné. Ticon a fermé son claque-merde (si Audiard l'écrit, je ne vois pas ce qui m'en empêcherait !), abattu en plein rêve par un accablant sentiment de trahison.
Et en plus, au-delà de la satisfaction de voir Ticon bouder en ravalant sa morve, la partie adulte de mon cerveau s'est surprise à apprécier cette bande dessinée pour des raisons auxquelles elle s'attendait un peu au vu de la couverture, mais que le contenu parvint à ne pas trahir.
En effet, nous avons là une couverture à la fois assez honnête et assez mensongère pour ne pas trop renseigner le lecteur sur le contenu. Sur ladite couv', le "Wendy" du titre associé à l'illustration composite montrant une sirène, le crochet du capitaine bien connu, le navire et d'autres points de repères nous orientent d'emblée vers la conclusion évidente qu'on va avoir droit à une relecture du mythe de Peter Pan... Mais le fait que tout cela soit circonscrit à l'intérieur du profil stylisé de celle que l'on suppose être Wendy peut déjà nous renseigner sur le fait que Neverland risque bien d'être ici plus imaginaire ou symbolique que jamais.
Ce qui explique qu'on a perdu Ticon en route, lui qui rêvait de voir Peter "se bagarrer cont' le Cap'taine Crochet avec sa dague et que le Cap'tain il a son crochet et que même que le Capt'ain, eh ben, il va perdre vu que les grands, ben c'est trop nul !".
Ici, Neverland est juste esquissé et n'occupe que quelques pages rapidement tournées ; le monde imaginaire n'est que prétexte à parler d'autre chose : le deuil chez les grands adolescents...
Ambiance ! Ticon est en position latérale de sécurité.

Dans The Wendy Project, Jane Osborn (actrice et scénariste de profession) narre l'histoire touchante d'une grande sœur ayant un accident de voiture alors qu'elle véhiculait ses deux petits frères. L'un d'eux, le plus jeune, disparaît corps et biens dans les eaux sombres où l'automobile s'est jetée. Toutefois, selon Wendy, il n'est pas mort ; elle dit l'avoir vu s'envoler, emmené dans les airs par un étrange personnage qu'elle identifie comme étant Peter Pan.

Voilà les faits. ils sont exposés en trois planches. Les trois premières des 93 que compte cet album.
Parce que ces faits ne sont pas ce qui importe le plus. Ce qui importe, c'est ce deuil et la façon dont Wendy et son autre frère vont l'encaisser. Lui s'enferme dans le mutisme et elle dans ce refus impliquant le peuple de Neverland.
A-t-elle raison et lisons-nous une bande dessinée fantastique ? A-t-elle tort et lisons-nous le récit d'un déni ? Là est tout l'intérêt de cet ouvrage qui explore les pensées de Wendy mises à plat... puisque l'on comprend vite que cette BD que nous avons entre les mains est supposée être le carnet dans lequel la psy enjoint Wendy à dessiner ce qui la hante.

La situation dégénère, la cellule familiale se délite autant que l'état mental de la jeune fille. La vie reprend autour d'elle mais elle, elle se cramponne à une voix qu'elle entend, la voix de son frère lui demandant de la rejoindre... une fois de plus, appel vers Neverland ou pulsion suicidaire ?

C'est intelligent, bourré de références à l'univers créé par J. M. Barrie ainsi qu'à sa mise en image la plus populaire (celle de Disney) et suffisamment mature pour se permettre des procédés comme cette mise en abyme élégante de livre qui raconte sa propre écriture.

En ce qui concerne le dessin, le trait de Veronica Fish a achevé Ticon : "C'est pas beau, y'a même pas d'la couleur tout partout puis c'est même pas dessiné partout pareil !". Normal. Une fois de plus, c'est supposé être dessiné par Wendy. Et le trait, la mise en page, la mise en couleurs... tout retranscrit les préoccupations et les états d'âme de la jeune fille.

Le contour des cases est tracé à main levée et parfois même absent ; le dessin est un crayonné tantôt appliqué, tantôt nerveux, voire bâclé quand l'urgence de narrer les faits se fait plus pressante ; les couleurs ne sont présentes que lorsque l'imaginaire entre en jeu...

The Wendy Project est une œuvre touchante sur le deuil et la culpabilité du survivant. Un thème sérieux s'il en est !

C'est un album paru aux éditions Ankama dans leur collection Étincelles qui se spécialise dans les ouvrages à mi-chemin entre la bande dessinée et le roman graphique (prix indicatif : 14,90€). Initialement, il était paru aux USA sous forme de quatre fascicules chez Emet Comics. 

En soi, ce n'est vraiment pas le genre de bande dessinée qui devrait m'accrocher tellement, lorsque je pense à Peter Pan, ce qui s'impose à moi comme récit idéal est plutôt le genre d'œuvre qui réconcilie l'adulte que je suis devenu avec Ticon, comme le magnifique Peter Pan de Régis Loisel (éditions Vents d'Ouest... ne pas l'avoir lu est un délit, sachez-le). Mais ce petit livre a un charme bien à lui et assez de densité pour appeler à une relecture attentive une fois que l'on a compris ses codes. Une relecture qui sera étonnamment plus lente que la première tant on finit par se prendre au jeu des références et au compte des indices de la présence du fantastique que la dessinatrice a glissé dans ses cases.

Si pour vous l'adolescence est une période compliquée dont l'imaginaire aide parfois à s'évader.
Si vous appréciez le métalangage.
Si vous aimez les allégories.
Si, parfois, un trait simpliste vous est agréable quand il se fait le complice de la narration...
Alors The Wendy Project ne pourra que vous plaire.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une narration intelligente soutenue par un dessin approprié.
  • Un thème sérieux traité avec suffisamment de légèreté pour ne pas plomber la lecture par trop de pathos.
  • Une bande dessinée qui ne vous prend pas pour un imbécile.
  • Un format élégant et très agréable à la prise en main.
  • Un ouvrage capable de mettre Ticon en boule au pied de son lit ; c'est appréciable.

  • Le dessin, à n'en pas douter, déplaira à certains de nos lecteurs par sa simplicité pourtant porteuse de sens...
  • Le thème pourrait sans doute lui aussi en rebuter plus d'un mais il est bien traité et loin d'être indigeste.