Ignited 1 - Activés
Par

"Alors que la Terre subit des changements sans précédents,
des personnes se mettent à acquérir des pouvoirs extraordinaires : on les appelle les Ignited."




H1 : ou quand Les Humanoïdes Associés lancent un nouvel univers voulant inscrire les comics dans la réalité avec trois séries régulières et toute une gamme de romans graphiques one-shot.

Sous le label H1, Les Humanoïdes Associés prennent le pari de tenter rien moins que chambouler un peu la façon de faire des comics.

Mark Waid, directeur du développement de ce label, parle de ces nouveaux héros "activés" par une force naturelle inconnue comme d'individus ne tapant pas sur des super-vilains mais travaillant à une autre échelle, voulant "transformer le monde".

Trois séries récurrentes, Ignited, Strangelands et Omni, vont se succéder dans les mois à venir en nous offrant leurs tomes 1 respectifs. Ces séries évolueront au sein de cet univers où, suite à certains stimuli apparemment provoqués par un stress intense, l'on verra des gens du commun s'activer et prendre en main leur destin pour changer le monde.

Entre octobre et février sortiront aussi trois romans graphiques uniques qui se focaliseront sur des personnages spécifiques, activés eux aussi.

La promesse de ce label est apparemment de rompre avec cette habitude effectivement trop présente chez Marvel et DC de nous présenter un univers figé dans un statu quo relatif.
Comment ne pas être malheureusement d'accord avec ce constat : pour une planète où des milliers d'individus aux pouvoirs cataclysmiques déchaînent quotidiennement des combat titanesques, la Terre (ou les Terres) des comics les plus mainstream semble(nt) en effet finalement assez peu affectée(s).


Venons-en à Ignited


Avec le duo Mark Waid (RuseKingdom Come, Flash, Captain America, Justice League, The Avengers...) - Kwanga Osajyefo (Black) au scénario et Phil Briones (Iron Man, Spider-Man, X-Men, Captain AmericaAquaman, Suicide Squad, Justice League, Batman Detective Comics...) au dessin, cet album s'offre un alliage de choix pour la première balle qui sort du chargeur de ce nouveau Label qu'est H1. Voyons si elle fait mouche.

Ignited, c'est un album d'un format classique pour les comics : 92 pages de 18 x 27 cm en couleurs, disponibles dès le 23 octobre 2019.

Dans ce premier tome, mélangeant narration continue et flash-backs très identifiables, on suit l'histoire d'Anouk Lovari, grande adolescente rousse encore très marquée par la fusillade de masse qui a frappé son lycée lors de l'année scolaire précédente.

L'album s'ouvre sur la rentrée scolaire suivante avec les angoisses et les passions que l'on imagine.

Très vite, on apprend que le conseil d'établissement compte adopter un budget spécifique pour armer le corps professoral du Lycée Phoenix... Alors oui, le choix du nom est un peu facile : le lycée renaît de ses cendres après la fusillade, il abrite de futurs "activés" appelés "ignited" - enflammé, donc - et les scénaristes l'appellent "Lycée Phoenix". Allez, okay, c'est cliché, c'est vrai... mais le livre compte assez peu de facilités de ce genre alors n'en faisons pas tout un foin.

Toujours est-il que cette idée d'armer les professeurs ne fait pas l'unanimité et l'école entière va bientôt être divisée à ce sujet au point que certains parents prendront même part au débat.
De façon surprenante, deux activistes masqués se surnommant @viral et @wave prennent alors le contrôle du système de messagerie scolaire pour lancer un message on ne peut plus clair :


C'est alors que des adultes inquiets pour leurs enfants décident de constituer une milice pour patrouiller aux alentours de l'établissement...
@viral et @wave n'entendent pas laisser encore des hommes armés pénétrer dans les lieux et passent donc à l'action. C'est là que l'on voit pour la première fois par les yeux d'Anouk un aperçu de leurs capacités.
Les événements se précipiteront et l'on découvrira bien vite l'histoire de six adolescents qui, lors du massacre dans leur bahut, ont chacun eu un comportement particulier qui fut, d'une façon ou d'une autre, "encouragé" par une force naturelle inconnue au point de leur offrir un pouvoir semblant y faire échos.

Callum Healey (@viral) est capable de contrôler toutes sortes de micro-organismes, de maladies et de virus depuis qu'il a tâché de venir en aide à un condisciple lors de la fusillade.

Shai Fareda Hadane (@wave) est abattu dans le petit studio radio de l'école et songe alors à tout ce qu'il n'a jamais osé dire... il devient  un amas d'ondes électromagnétiques influençant les appareils électroniques.

Himari Saito (@poupee_de_papier) s'est cachée durant la fusillade au point de ne plus faire qu'un avec le décor, elle est littéralement passée en deux dimensions. Elle peut également appliquer cette transformation à des objets.

Luther Ray Henschen (@mashup) s'est protégé des tirs derrière les éléments d'une batterie, parvenant à les fondre en un bouclier improvisé. Il est depuis capable de fusionner les matériaux non-organiques.

Marisol Flores (qui deviendra un jour @terror) fait toujours tout pour garder les autres à distance pour protéger sa famille de ses mauvaises fréquentations. Cette habitude développera en elle la faculté de repousser tout ce qui est à proximité d'elle à l'aide d'une onde de distorsion.

Anouk Lovari, le personnage principal, initialement peu convaincue d'être elle-même "activée", semble tirer ses capacités des émotions (les siennes et celles d'autrui) qu'elle peut unir en une même empathie.

Se reconnaissant assez vite entre eux, ralliés au panache de @viral mais bientôt alliés sous l'autorité morale naturelle d'Anouk, cinq de ces ados vont s'autoproclamer "héros voulant changer le monde".
La sixième, Marisol, plus marginale... observe encore le groupe de loin.


D'un point de vue scénaristique : aucune incohérence en vue, les personnages ont des personnalités parfaitement crédibles et très marquées par notre époque, l'environnement est on ne peut plus réaliste... rien à redire !
D'un point de vue graphique, Briones fait du Briones et si ce n'est pas le dessinateur dégageant la plus grande personnalité graphique de cette décennie, il donne à ce premier album de H1 une légitimité immédiate en lui offrant ce trait que la plupart des comics actuels arborent : agréable, lisible, coloré sans être chamarré. C'est beau et efficace, du travail de pro consciencieux. 

Inutile de vous en dire plus, l'album se lit très bien : n'hésitez pas à faire connaissance avec cette nouvelle série.
Mais cet album est au moins aussi intéressant par son contexte que par lui-même. Et il est temps d'y venir !


Qu'est-ce que c'est que ces héros ?


Dans les comics, n'importe qui peut soudain être investi de pouvoirs ou de grandes ambitions et se voir tenté par le Bien ou le Mal.
Un nerd se lie un peu trop à une arachnide de passage, une mutation touche une partie de la population, un gosse de riche se laisse aller à sa soif de justice pour faire taire sa soif de vengeance, un autre revient d'entre les morts, un gamin se découvre des capacités uniquement explicables par ses origines extraterrestres, un gars joue trop avec des produits chimiques par temps d'orage, un autre aurait dû éviter l'exposition à tel ou tel rayon ou la consommation de tel ou tel truc...
On a des héros de tous poils, chez Marvel, DC, Dark Horse et les autres.

Mais, à ma connaissance, peu de comics se voient portés par... comment les définir ? Euh... par une poignée d'antifas !
Souvent idéalistes, assurément anti-armes (ironique en étant une arme soi-même !), ados un peu paumés pour la plupart, à la faculté de réflexion dépassant souvent difficilement quelques clichés moraux, on pourrait craindre que ces héros novices soient antipathiques au possible si l'histoire donnait raison sans cesse à leur côté Bisounours.

Mais il n'en est rien. C'est vrai, les héros tiennent des discours caricaturaux et simplistes et usent de raccourcis éhontés.
Pour eux, par exemple, les pro-armes cachent forcément des gars d'extrême-droite (même si je crois savoir qu'on dirait plutôt "alt right" aux États-Unis, dans le cas présent) qui sont naturellement qualifiés de nazis sans autre forme de procès par chaque ado activé.
Mais nos héros en herbe, tout défenseurs d'une morale consensuelle qu'ils soient, ne peuvent s'empêcher, au vu de la tournure des événements, de se rendre compte qu'eux-mêmes ont quelque peu dérapé dans leurs interventions parfois trop musclées et vraiment trop maladroites.
La BD ne semble pas avoir envie de leur donner raison à 100% mais plutôt de les suivre, comme un annaliste qui ne serait là que pour rendre compte de ce qui arrive.



Une BD post-Parkland


Le 14 février 2018 dans un lycée de Parkland, en Floride, une fusillade a éclaté. Elle a ravivé le débat sur le port d’armes à feu dans les établissements scolaires américains et je la soupçonne d'être aussi la source d'inspiration du début de la série Ignited
Depuis ce jour, nous savons que Donald Trump estime que les enseignants devraient être armés dans les établissements scolaires américains.
Du côté des jeunes rescapés, par contre, de nombreuses voix en faveur d’une réglementation plus stricte s’élèvent.

Brandissant des pancartes à bout de bras (dont le slogan devenu célèbre "Protect our children, not guns", mettant en évidence les accointances entre le gouvernement Trump et la National Rifle Association), plus d’un million de personnes ont manifesté le 24 mars dans les rues de centaines de villes américaines, pour demander une réglementation plus stricte sur les armes à feu.
À l’initiative de ce mouvement national, baptisé "March for our Lives", l'on trouve un groupe de lycéens regroupés derrière le hashtag #NeverAgain. Rescapés de la fusillade du 14 février 2018, qui a fait 17 morts au lycée de Parkland, ils entendent changer les lois sur le port d’armes.

Donald Trump, dont la campagne électorale a été généreusement alimentée en dollars par la NRA, semble du même avis que Wayne LaPierre, président de cette association, qui déclarait au lendemain d’un autre massacre (celui de Sandy Hook, en 2012) : "La seule manière de stopper un méchant avec une arme est d’avoir un gentil avec une arme."

Cela peut nous sembler totalement aberrant, vu d'Europe... Mais rappelons que la relation que nourrissent les Américains envers leurs armes est très différente de celle que la majorité d'entre nous, habitants du vieux continent, avons avec ces objets.
À Sidney (Ohio), par exemple, les écoles sont équipées de pistolets Glock semi-automatiques, gardés dans des coffres sécurisés par reconnaissance biométrique. Des gilets pare-balles sont également mis à disposition du personnel.

Je ne m'en suis jamais caché : je suis moi-même professeur...
Autant je cautionne tous les entraînements que l'on peut suivre avec les élèves, chez moi en Belgique, pour réagir de façon efficace en cas d'incendie (avec les pompiers et la police) ou d'attaque terroriste (avec la police et l'armée)... autant suivre une formation pour avoir le droit de me servir d'un "matériel scolaire" aussi particulier qu'un Glock me semble parfaitement incongru. Je n'ai jamais eu l'impression qu'ajouter des armes à feu dans l'équation permettrait de diminuer le nombre de morts par armes à feu.
J'imagine d'ici un collègue dépressif ou une collègue maladroite avec ça en main... vous n'avez même pas envie de savoir ce que j'imagine, d'ailleurs !

Pour rester dans le côté dérangeant... 
Le personnel enseignant américain est légalement autorisé à porter une arme dans au moins dix États. 
En Floride, une semaine après le drame de Parkland, un budget de 67 millions de dollars a été voté pour former 37 000 enseignants à l’utilisation d’armes. 
Chaque enseignant qui s'est porté volontaire pour cette formation a reçu un bonus de 500 dollars : mesure préconisée par Donald Trump pour rallier plus d’enseignants à cette cause !
C'est génial ! Une prime de port d'armes dans les écoles ! Être payé pour banaliser la vue de flingues dans les établissements scolaires, c'est carrément une idée géniale : quelle belle com' pour la NRA ! J'ai beau avoir du mal à avoir un avis totalement tranché sur le sujet, cette seule prime me semble être un procédé totalement cynique.

Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet et je ne suis pas certain que UMAC soit l'endroit parfait pour aborder ce genre de problématique mais la BD ici chroniquée ayant fait de ce thème le sujet central de cet épisode, il fallait au moins en toucher un mot. D'autant que, étant prof moi-même...



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le scénario est intéressant.
  • Les personnages sont crédibles et actuels.
  • Les thèmes de la fusillade de masse et du port d'armes dans les lycées sont culottés pour un tome 1.
  • Le dessin et la mise en couleurs sont agréables.
  • Chose rare chez les comics (mais je ne lis peut-être pas les bons) : il m'a donné à réfléchir.

  • Les héros ne sont guère sympathiques (trop ados pour moi). Personnellement, je n'ai pas besoin de m'identifier à quiconque pour m'intéresser à une histoire mais je sais que ça compte, pour certains.
  • Les thèmes (la fusillade de masse et le port d'armes dans les lycées) pourraient refroidir certains lecteurs. Ils auraient tort... mais on a le droit de se tromper !