Rewind : Le Temps des Colonies
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Retour sur un titre tournant en dérision le colonialisme mais perçu encore aujourd'hui comme "raciste" par certains ahuris.

En 1977 sort le single Le Temps des Colonies, de Michel Sardou. Titre lui-même issu d'un album riche en chansons polémiques, sorti l'année précédente. 
Avec des titres comme Je suis pour, J'accuse, voire Les Ricains ou Les Villes de Solitude, issus d'albums précédents, le chanteur cristallise la haine et l'intolérance de certains extrémistes qui ne supportent pas d'entendre un avis différent du leur [1]. Cela va très loin, des manifestations sont organisées lors de ses concerts, pire encore, une bombe est retrouvée dans la salle de Forest National, en Belgique.
Prêts à tout pour jeter de l'huile sur le feu et empocher un peu de pognon au passage, deux obscurs béotiens vont même pondre un pamphlet intitulé "Faut-il brûler Sardou". Amis du bon goût...

C'est dans cette ambiance tendue et sordide que sort Le Temps des Colonies, titre qui devrait permettre à Sardou de "souffler" un peu, étant donné qu'il s'agit d'une chanson très second degré, se moquant des habitudes et réactions de certains colons. 
Mais c'est bien entendu compter sans les professionnels de l'indignation qui, déjà à l'époque, avaient très peu de neurones et beaucoup de temps libre. Mais voyons donc en détail ces paroles censées véhiculer une idéologie pro-coloniale et une nostalgie coupable.

Moi monsieur j'ai fait la colo,
Dakar, Conakry, Bamako.
Moi monsieur, j'ai eu la belle vie,
Au temps béni des colonies.
Les guerriers m'appelaient Grand Chef
Au temps glorieux de l'A.O.F. [2]
J'avais des ficelles au képi,
Au temps béni des colonies.

Passons rapidement sur ce premier couplet qui plante le décor et installe le personnage. L'on comprend que le narrateur (et pas le chanteur) est un ancien colon qui regrette sa vie passée. Pour le moment, ça pourrait effectivement passer pour du premier degré, mais le "moi monsieur", pédant et répété, annonce pourtant déjà la couleur.

On pense encore à toi, oh Bwana. [3]
Dis-nous ce que t'as pas, on en a.
Y a pas d'café, pas de coton, pas d'essence
En France, mais des idées, ça on en a...
Nous, on pense !
On pense encore à toi, oh Bwana.
Dis-nous ce que t'as pas, on en a.

Dès le refrain, le doute n'est plus permis, il s'agit bien d'un titre humoristique, qui égratigne même l'ancienne politique coloniale au passage. Impossible de ne pas déceler la critique dans l'énumération des produits que la Métropole va chercher en Afrique et en Asie, ou encore la moquerie dans l'évocation des "penseurs" français.

Pour moi monsieur, rien n'égalait
Les tirailleurs Sénégalais
Qui mouraient tous pour la patrie,
Au temps béni des colonies.
Autrefois à Colomb-Béchar, [4]
J'avais plein de serviteurs noirs
Et quatre filles dans mon lit,
Au temps béni des colonies.

Le deuxième couplet s'offre le luxe de rappeler le tribut payé par les Africains lors notamment de la Première Guerre mondiale. Sardou ici rappelle un fait historique mais se moque en plus du colon qui, lui, trouve ça "normal" et éprouve une forme d'admiration pour ces gens servant de chair à canon et qui, au fond, ne comptent guère à ses yeux. 
En prime, les paroles soulignent la possible débauche de certains, loin du jugement de leurs pairs et de la "bonne société".

Moi monsieur j'ai tué des panthères,
À Tombouctou sur le Niger,
Et des hyppos dans l'Oubangui,
Au temps béni des colonies.
Entre le gin et le tennis,
Les réceptions et le pastis,
On se serait cru au paradis,
Au temps béni des colonies.

Là encore avec ce dernier couplet, pas de soutien au colonialisme mais au contraire une nouvelle moquerie, visant cette fois ce que l'on appelait "l'œuf colonial" [5]. On bouffe, on picole, on bute une pauvre bestiole de temps en temps, et l'on s'encroûte. 
Au final, il faut être d'une grande mauvaise foi pour lire (ou écouter) ce texte et en déduire qu'il soutient un quelconque colonialisme. En réalité, il s'en moque. Et il s'en moque en plus assez intelligemment puisqu'il se base sur des faits historiques tragiques et des habitudes peu glorieuses. Si un ancien colon entendait cette chanson, il ne se sentirait nullement flatté mais très probablement insulté tant le portrait qui est délivré ici est acide et à charge.
Eh bien, ça n'empêche pas pourtant certains journalistes d'encore considérer qu'il s'agit là d'un texte carrément "raciste", comme l'écrit en 2018 Alice Dutray dans Ouest-France (cf. l'image ci-dessous).


Ben alors Alice ? Trois conneries dans un paragraphe aussi court ? On en est où au niveau de la déontologie, de la nécessité de faire des recherches, du devoir d'objectivité, tout ça ? 
Déjà, non, ce n'est pas la chanson la plus controversée de Sardou. La chanson la plus controversée, c'est Je suis pour. Ça a même failli très mal se terminer.
Ensuite, non, Sardou ne décrit pas une France coloniale "idéalisée", tu as vu ça où Alice ? Au contraire, il s'en moque de la France coloniale, d'une manière très évidente (mais encore faut-il prendre le temps de lire le texte de la chanson... ou avoir les capacités cognitives permettant de le comprendre). Et non, ce texte n'est pas "profondément raciste", c'est hallucinant ! À quel moment il le serait ? Quand il est précisé que le colon avait des serviteurs noirs ? Mais... c'est un fait ça, déjà. Et, si le colon regrette cette époque, Sardou, lui, se moque justement du colon et de ses habitudes.
J'ignore qui s'occupe du recrutement chez Ouest France, mais visiblement, ça a l'air d'être plus proche des "portes ouvertes" que de la sélection minutieuse... car même si la conclusion de l'article est plus nuancée (sans doute pour des raisons judiciaires), le procédé est malhonnête et les affirmations fausses.

L'on peut ou non apprécier Sardou et ses prises de position (changeantes d'ailleurs, car à l'évidence, un individu peut changer d'opinion au cours de sa vie), il s'agit là d'inclination personnelle. Mais pour lui faire des reproches et l'accuser de xénophobie, il faut des faits, des arguments. Et pour que ces arguments soient recevables, encore faut-il comprendre ce qu'on lit (ou ce que l'on entend). 
Le Temps des Colonies est une chanson amusante et caustique, qui ne fait nullement l'apologie de cette époque mais en souligne avec férocité les dérives. Le narrateur [6] est une sorte de tire-au-flanc embourgeoisé qui regrette son oisiveté passée et son statut social. L'on peut penser que le trait est trop appuyé, pas assez, que ce n'est pas si drôle que ça, ou au contraire que c'est hilarant, mais les mots, eux, ont un sens précis, qui s'étudie dans un contexte lui aussi précis. Et une chanson qui se moque aussi ouvertement des travers de certains colons et du système en place à l'époque ne peut aucunement être soupçonnée d'en faire l'apologie. 

Allez, pour terminer, on va se l'écouter, quand même ! Ah, c'est sûr, c'est pas du Motörhead, mais on devrait revenir à du bon vieux metal d'ici peu de temps. Et puis, le côté rock, c'est pas juste dans les notes, parfois, c'est avoir les couilles de chanter à contre-courant. Et à ce niveau-là, Sardou n'a probablement rien à envier à personne.




[1] Guy Bedos ira jusqu'à dire que lui aussi était "pour... pour la peine de mort pour Michel Sardou". Une déclaration d'une stupidité et d'une violence stupéfiantes, qui reflète bien la fameuse logique des "grands humanistes tolérants", prêts à tout pardonner aux pires criminels (rappelons que la chanson parle d'un père dont on a assassiné l'enfant), mais n'hésitant pas à souhaiter la mort d'innocents qui ont l'audace de ne pas être sur la même ligne de pensée qu'eux.
[2] Afrique Occidentale Française ; gouvernement général regroupant, de 1895 à 1958, la Mauritanie, le Sénégal, une partie du Soudan, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Niger, la Haute-Volta, le Togo et le Dahomey.
[3] Terme swahili signifiant "chef", "patron".
[4] Commune algérienne, aujourd'hui renommée Béchar.
[5] En référence à l'aspect ventripotent de nombreux colons qui, entourés de serviteurs et n'ayant bien souvent qu'une activité physique modérée en regard de leur solide appétit, avaient tendance à emmagasiner les kilos.
[6] Il s'agit donc d'un personnage, que Sardou interprète. De la même manière, lorsqu'il chante "ne m'appelez plus jamais France" (dans Le France), l'on peut légitimement penser que Michel Sardou n'est pas un paquebot. Il se contente de le personnifier le temps d'une chanson. Oui, je sais que ça a l'air con à expliquer comme ça, mais c'est au cas où Alice passerait par là.