Supergod, de Warren Ellis
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Supergod constitue le dernier volet de la trilogie sur les surhommes de Warren Ellis (cf. ce dossier), cette fois-ci associé au dessinateur Garrie Gastonny, qui succède donc à Juan José Ryp. Édité chez Bragelonne en France en 2011, on peut le considérer comme le plus ambitieux et le plus dévastateur des trois, sans pour autant n'être qu'une succession d'affrontements ravageurs. Après un Black Summer fascinant et démonstratif et un No Hero moins subversif mais jubilatoire, voici notre auteur en pleine conclusion sur ses thèmes récurrents, une conclusion aux répercussions planétaires, voire même cosmiques. Étendant son champ d’action comme son champ de réflexion, il se livre à une sorte d’auto-analyse par le biais de ce scientifique/narrateur qui s’emploie, dans une ville de Londres dévastée, au bord d’une Tamise jonchée de cadavres flottants, à enregistrer pour un collègue américain un témoignage ironique mais lucide à propos du plus grand projet humain depuis la Bombe : le Surhomme.


Les nations les plus puissantes ont toujours cherché à créer un surhomme, à la fois super-soldat et messie d'un avenir plus radieux.
Les Britanniques furent les premiers, en secret, après une conquête de l'espace qu'ils gagnèrent sans que personne ne le sût. Caché dans un bunker, vit désormais un être omnipotent. Toutefois, l'Inde comme les États-Unis, la Russie, l'Irak ou la Chine ont développé des programmes similaires : seulement, à force de jouer avec des puissances qui les dépassent, les hommes ont créé des dieux. Et ces derniers ne sont pas forcément prêts à répondre à l’attente de leurs concepteurs...

Au gré des cinq chapitres parfaitement coordonnés, uniquement interrompu par quelques aléas dans sa survie, sans compter quelques soucis de mémoire, le professeur britannique raconte ainsi comment les Anglais réussirent à aller dans l’espace bien avant Russes et Américains, dans le plus grand secret et avec des ambitions rappelant l’uchronie de Ministère de l’espace (un autre comic book de Warren Ellis, illustré par Chris Weston - cf. le dossier précité). Les astronautes qui vécurent cette expérience n’en revinrent pas indemnes : en 1955, le Royaume-Uni s’était ainsi doté, dans des circonstances rappelant furieusement la naissance des 4 Fantastiques, d’une créature toute-puissante. Davantage qu’un surhomme : un dieu parmi les hommes.


Du coup, cette course à l’armement, à l’énergie nucléaire ou à l’espace fut bien vite éclipsée par une course au superpouvoir. Là encore, l’ironie avec laquelle le narrateur démontre les faiblesses des services secrets américains (constamment en retard d’une génération) permet de dresser un portrait cinglant des forces en présence. Ellis évite le jugement de valeur car tous les États qui se sont lancés dans cette quête effrénée perdront, d’une manière ou d’une autre, le contrôle sur l’entité qu’ils avaient créée : l’une d’elles est rien moins qu’un  réacteur nucléaire ambulant, une autre manipule la matière par la pensée, une troisième communique par le biais de spores extraterrestres quand cette autre se trouve dotée d’une technologie puisant son énergie dans les liaisons interatomiques…  Si certains de ces êtres rappellent, de loin, quelques-uns de nos super-héros préférés (le premier super-héros russe est doté d’une armure inspirée autant d'Iron Man que de Titanium Man ; le super-soldat américain tient davantage du Hypérion de Straczynski – voir la série Supreme Power, cf. cet article), on est plus proche des divinités cosmiques ou des dieux des panthéons antiques : d’un geste, d’une pensée, ils peuvent rayer un pays de la carte, et les conséquences d’un accès de colère se chiffrent en millions de morts (rappelez-vous celui de Thanos, devenu tout-puissant après avoir acquis son Gant de l’Infini, qui rasa purement et simplement une partie de la galaxie ; « Dieu se fâche… » constatait alors laconiquement l’un des personnages).


On est loin, on le voit, de la base du programme "Super-Soldat" qui a engendré le Captain America chez Marvel : ici, les hommes créent des dieux, en espérant (priant ?) que ces derniers répondent à leurs attentes. On quitte donc le mythe de Frankenstein pour approcher des préoccupations éthiques encore plus vastes : le surhomme, ce n’est rien d’autre qu’un avatar divin né pour accomplir un destin supérieur. Mais comment (c’est d’ailleurs le sujet d’un des dialogues de ce comic) des êtres humains aussi peu enclins à l’altruisme peuvent-ils espérer engendrer un Messie prêt à se sacrifier pour eux ? De fait, cette course au pouvoir, même transcendée par un concept divin, dissimule mal le besoin de générer une divinité capable d’expliquer, et donc de corriger, les problèmes affligeant l’Humanité. La religion étant l’opium du peuple, quand on a les moyens de se créer le dieu qu’on veut, on devient un dealer de culte.


Seulement, à trop fricoter avec des puissances mal maîtrisées, à trop chercher à briser les contingences physiques du continuum, on ne récolte que ce qu’on sème. Lorsque Hulk affronte Thor, la Terre tremble : imaginez l’effet que peuvent produire des chocs cataclysmiques entre sur-êtres ! Les lecteurs qui désiraient assister à des combats dévastateurs en seront pour leurs frais : Ellis et Gastonny visent plus haut, et ne nous serviront que quelques planches se raccordant aux histoires de super-héros classiques. Le reste consiste surtout en un regard désabusé sur les conséquences apocalyptiques des ambitions humaines : une démonstration qui fait froid dans le dos, bourrée comme toujours de références implacables.

Fascinant et déprimant en même temps, peut-être parfois un peu pompeux, mais d'une intelligence rare. Le propos a dès lors tendance à éclipser le dessin qui n'a pas la flamboyance méticuleuse de Ryp, mais une certaine forme d'humilité qui sied bien à la tournure des événements. L'encrage, souvent très sombre, prolonge encore cette impression désespérée des premières planches et joue avec les couleurs en proposant une palette à dominante rouge. Les visages, les traits, se fondent dans le vague : après tout, aucun des protagonistes n'est censé marquer l'Histoire, que sont ces hommes face aux dieux qu'ils ont réveillés ?

À comparer peut-être avec l’excellent A god somewhere d’Arcudi & Snejbjerg - cf. cet article - sorti en France la même année (mais chez Panini comics, dans la collection 100% Wildstorm).




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un récit puissant et saisissant.
  • L'emploi du témoignage permet de donner un peu de recul et de mieux appréhender l'ampleur des forces en présence.
  • Un humour désabusé en parfait contrepoint aux horreurs constatées.
  • Une uchronie parfaitement maîtrisée.


  • Des illustrations manquant parfois d'élégance et de précision.