Don Quichotte de la Manche en BD
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Les jumeaux Brizzi sont loin d'être des inconnus sur la scène culturelle, mais leur réputation s'est surtout construite dans le domaine de l'animation : plusieurs de leurs courts-métrages couverts de lauriers (dont un César) leur ont valu d'être embauchés par Disney (sur de nombreuses séquences du Bossu de Notre-Dame et un morceau de Fantasia 2000). Toutefois, depuis quelque temps, ils se sont tournés vers un autre champ d'investigation en adaptant graphiquement des ouvrages de (grande) littérature : Céline, Balzac, Boris Vian et Edgar Poe ont ainsi été traduits sous forme d'albums de BD avant que le duo enchaîne pour les éditions Daniel Maghen sur rien moins que la Divine Comédie de Dante. C'est pour ce même éditeur qu'ils ont sorti, fin 2023, leur propre vision de l'œuvre phare de la culture ibérique, Don Quichotte de la Manche. Avant de s'attaquer à Shakespeare ?

Le produit en lui-même est alléchant avec ses 200 pages contenues dans dans un album épais, au papier glacé imprimé chez Delabie (en Belgique), et de grand format : presque 40 cm de haut ! Sans atteindre les dimensions vertigineuses de l'oversized Arme X, il est un poil plus imposant que Fluorescent Black (chez Milady) ou la Vengeance du comte Skarbek (chez Dargaud) mais reste plus petit que l'Appel de Cthulhu chez Bragelonne. Il n'empêche que si vous n'avez pas les étagères adaptées, il devra être glissé à l'horizontale (et cela risque de poser un problème chez les maniaques du rangement).

Une petite présentation (deux pages après le titre) par les auteurs du chef-d'œuvre de Cervantès et une mini-biographie en fin de volume, c'est tout ce qu'il y aura en bonus dans l'édition normale, vendue à 29 € ; c'est un peu léger, convenons-en. Toutefois, l'essentiel est ailleurs et avant tout dans les planches qui s'avèrent immédiatement splendides : la finesse du crayonné en nuances de gris (la plupart du temps en noir et blanc sans colorisation) confère aux personnages une truculence et un charme immédiats. 
Régulièrement, les frères aèrent encore davantage la présentation par des illustrations en pleine page détaillées davantage : le récit est sobre, les cases respirent et on s'aperçoit qu'on avance dans l'histoire plus vite qu'on ne l'aurait cru. En effet, les dialogues apparaissent plutôt légers et les phylactères n'emplissent pas les pages, laissant la priorité au dessin. Celui-ci s'épanouit encore lors des visions du héros, et les vues subjectives se parent alors de couleurs pastel rehaussant les détails des costumes et insérant plus d'ampleur dans les décors, en s'appuyant en outre sur un basculement du point de vue (les contre-plongées sont magnifiques).


Voici donc une adaptation parfaite pour ceux qui ne veulent pas s'embarrasser du texte original tout en désirant se cultiver et en savoir davantage sur le roman tutélaire de la nation espagnole, mettant en scène Don Quijone, un vieillard vivant isolé, entouré des livres qui ont bercé toute son existence, et qui décide sur un coup de tête de se muer en chevalier errant et de partir affronter les dangers hantant son pays afin d'y trouver autant de gloire et de reconnaissance que les chevaliers s'illustrant dans les chansons de geste qu'il connaît par cœur. 

C'est l'histoire d'un idéaliste qui refuse de voir la vie telle qu'elle est, hors de son temps mais engoncé dans des principes d'honneur et de loyauté trop grands pour lui, qui n'ont plus vraiment cours dans le royaume en ce début de XVIIe siècle. Sans atteindre la mythomanie de Münchhausen, le vieillard illuminé voit bien entendu des géants à la place des moulins à vent ou des dragons au lieu de bouts de bois et s'arroge le droit de s'interposer chaque fois qu'il croit être témoin d'une injustice, mû par un esprit profondément chevaleresque. Évidemment, il va se heurter régulièrement à la cruelle réalité, risquant plusieurs fois d'y laisser la vie. Seuls le curé du village, soucieux de la santé physique et mentale de cet hurluberlu, puis Sancho, modeste paysan un peu benêt auquel Quijone a promis la richesse et le pouvoir, lui permettent de se sortir, parfois de justesse, de bien des mauvais pas. Mais le bougre, qui exige qu'on l'appelle Don "Quichotte" (parce que tout simplement c'est plus classe) et ne dédaigne pas les surnoms dont on ne tarde pas à l'affubler ("le Chevalier Errant", "le Chevalier à la Triste Figure"), a le don de se fourrer dans les situations les plus inextricables qui soient. Sans parler de sa fixation sur celle qu'il nomme Dulcinée, et qu'il espère retrouver une fois sa quête accomplie (la Dulcinée en question n'en ayant strictement rien à battre).

On pourra ainsi regretter de ne pas vraiment profiter du verbe de Cervantès, de l'ironie cinglante de son style et de son don d'observation, néanmoins l'album se parcourt avec un plaisir qui grandit à chaque page, grâce notamment à ces superbes dessins légèrement caricaturaux qui rappellent par moments Daumier ou surtout Gustave Doré bien qu'avec la rondeur caractéristique d'un Uderzo. Les expressions sont systématiquement accentuées, l'accent étant porté sur les visages et les silhouettes, même si parfois l'on reste ébahi par la beauté de certains décors. L'on y s'invective, parle avec de grands gestes, on rit et on crie souvent et on finit par suivre avec attendrissement les pseudo-aventures de ce geek des Temps Modernes, l'encourageant lorsqu'il pourfend des monstres nés de son imagination et poursuit jusqu'à la Lune un méchant sorcier. Certes, il est clairement inadapté mais ne cause de tort à personne (ou presque) et traite tout le monde avec ce respect nostalgique issu des grandes sagas où les héros s'expriment en vers. Et, malgré les péripéties grandiloquentes et les mésaventures qu'il accumule innocemment, si on s'amuse beaucoup, l'on regrette vite de voir que tout le monde, en dehors des rares qui partent à sa recherche et de l'inusable Sancho, se moque allègrement de ses illusions et de sa naïveté.


L'histoire s'achève sur une touche douce-amère, plutôt bien retranscrite, et l'on referme l'ouvrage avec cette citation centrée sur la quatrième de couverture : 
Son tort, voyez-vous, fut d'avoir trop aimé les livres.
Comme si l'on pouvait avoir tort de trop les aimer ! 
Mais certains, malheureusement, vous feront comprendre que c'est le cas. Et l'on s'apercevra trop tard que le monde est un peu plus triste sans les Don Quichotte qui le parcourent avec hardiesse et fierté.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Graphiquement superbe.
  • Un volume grand format qui ornera les plus belles bibliothèques.
  • Des illustrations pleine page attrayantes.
  • L'usage parcimonieux de la couleur est pertinent.
  • Beaucoup de tendresse dans la description du héros. 
  • Une bonne introduction à l'oeuvre de Cervantès.


  • Une adaptation très libre qui altère volontairement le personnage central et le point de vue du lecteur.
  • La puissance du texte original ne transparaît pas vraiment.
  • Un contenu éditorial un peu chiche pour un album de ce prix.
  • Quelques coquilles et fautes d'accord.