Les 7 Boules de Cristal ou l'Épouvante façon Hergé
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Commencé durant la Deuxième Guerre mondiale dans le quotidien Le Soir, puis terminé fin 1946 dans le Journal de Tintin avant d'être publié en album en 1948, le récit intitulé Les 7 Boules de Cristal constitue une exception notable chez Hergé, puisque l'auteur va ici flirter avec le surnaturel et l'angoisse.

S'il y eut bien par la suite un aspect mystérieux et paranormal dans Vol 714 pour Sydney, aucun album signé Hergé n'égalera l'aspect agréablement terrifiant (pour des enfants) des 7 Boules de Cristal. D'ailleurs sa suite directe, Le Temple du Soleil, retrouvera une ambiance axée bien plus classiquement sur l'aventure.
Encore récemment, la réponse à une question posée par un ami fit l'unanimité dans notre petit groupe : c'est bien cet album qui, enfant, nous avait fait le plus frissonner. Et il n'y a rien là d'étonnant tant Hergé installe patiemment, dans cette histoire, un cadre plus qu'inquiétant.
Nous allons voir ça en détail.



Tout commence dès les premières cases, alors que Tintin lit un article de journal consacré à l'expédition Sanders-Hardmuth, revenue d'un voyage au Pérou et en Bolivie avec la dépouille momifiée d'un roi inca appelé Rascar Capac. L'un des voyageurs prophétise alors que tout cela finira mal, il fait référence à Tout-Ankh-Amon et à la malédiction ayant frappé les égyptologues qui avaient profané son tombeau. Déjà, l'on évoque donc des morts mystérieuses et une force surnaturelle qui poursuivrait les scientifiques ayant dérangé ce qui était censé reposer pour l'éternité.
Plutôt une bonne entrée en matière !



Après un petit interlude, Tintin et le Capitaine Haddock se rendent à un spectacle où, entre autres, se produisent un fakir et une voyante. Lors d'une scène assez impressionnante, l'extralucide va révéler à une dame du public, madame Clairmont, que son mari, revenu récemment d'un pays lointain, souffre d'un mal mystérieux et que la malédiction du dieu Soleil est sur lui. La voyante sera tellement bouleversée par sa vision qu'elle finira par s'évanouir alors qu'un membre du personnel de la salle de spectacle vient prévenir que ladite madame Clairmont doit rentrer chez elle en urgence, son mari venant de tomber malade...



Le lendemain, après une visite des Dupont/Dupond qui, bien sûr, sont sur l'affaire, Tintin apprend que les membres de l'expédition sont, les uns après les autres, plongés dans un état léthargique et que l'on retrouve, à côté de leur corps inanimé, des morceaux de verre. Sur les conseils de Tintin, les policiers décident de prévenir les rescapés n'ayant pas encore été touchés par cette "malédiction". L'on découvre alors le bureau (salon ?) de Marc Charlet, décoré d'objets bizarres et de reliques exotiques. 
Là encore, le décor participe à la construction d'une atmosphère étrange et inquiétante. C'était déjà le cas auparavant d'ailleurs, avec les couloirs du théâtre, plutôt sombres, ou encore une scène extérieure à la nuit tombée, sous une pluie battante.



Après de nouvelles victimes, plongées elles aussi dans un mystérieux sommeil, Hergé passe à la vitesse supérieure avec monsieur Hornet, conservateur du musée d'histoire naturelle, dont le bureau est gardé par les Dupont/Dupond. Malheureusement, l'attention de ces derniers est détournée par la réception d'un colis (que les deux hommes ouvriront en tremblant). Les fenêtres de monsieur Hornet sont ainsi laissées sans surveillance l'espace d'un instant, ce qui permet à Tintin d'être pratiquement témoin en direct de l'attaque contre le pauvre homme. Il ne découvre pourtant qu'une fenêtre cassée et le conservateur endormi. 



Nous arrivons ici à l'apogée du récit et de l'angoisse, avec le séjour de toute la petite bande (Tintin, Haddock et Tournesol) dans la demeure du professeur Bergamotte. Ce dernier habite une grande - et quelque peu sinistre - maison, entourée d'un vaste parc. Même si on ne la voit que sur une case bien trop petite (aurait-il fallu revoir la mise en page afin de lui donner plus d'importance, comme pour le château dans L'Île Noire ? cf. ce comparatif illustré), celle-ci n'a pas été choisie au hasard. L'on apprendra dans divers suppléments (présents dans l'édition Atlas de l'album ou dans le cahier supplémentaire accompagnant l'édition, avec couverture souple, destinée aux stations Total, cf. cet article) que l'auteur s'est basé sur un modèle bien réel (cf. illustration en fin d'article). 



La soirée et la nuit passées dans cette maison bourgeoise vont s'avérer particulièrement riches en émotions fortes. De la découverte de la momie (que le professeur conserve chez lui), aux pneus du véhicule du capitaine qui explosent (parce qu'il fait particulièrement lourd), en passant par la foudre qui pénètre dans la maison par la cheminée puis la disparition pure et simple de la momie, la petite équipe n'a pas vraiment le temps de profiter du séjour. Et c'est loin d'être terminé ! Après un début de nuit agité, Tintin, Haddock et Tournesol se rendent compte qu'ils ont fait tous les trois... le même cauchemar. 
Bergamotte finira lui aussi par être retrouvé frappé par la malédiction, alors qu'une silhouette s'enfuit dans la nuit. 
Le lendemain matin, alors que Tintin et Haddock se rendent compte de la disparition de Tournesol, ils feront une dernière funeste découverte : la trace d'une main ensanglantée sur le tronc d'un arbre.

En une quinzaine de planches qui constitue le cœur de cette aventure, Hergé a donc condensé un grand nombre d'éléments "horrifiques" (toute proportion gardée) : une maison sinistre, de nuit, par temps d'orage, des bruits inquiétants, la lecture des inscriptions menaçantes retrouvées gravées sur le tombeau de Rascar Capac, une momie, plusieurs disparitions, l'intervention d'une silhouette menaçante, une trace sanglante, un cauchemar terrifiant et partagé par tous... tout contribue à rendre la menace à la fois insaisissable et terrible. 
La suite de l'album sera plus dans un ton "polar", bien qu'il reste encore une scène impressionnante : celle des scientifiques, tous rassemblés dans la même clinique, et qui se réveillent en hurlant chaque jour au même moment.



On le voit bien, cet album est destiné à faire peur ou, au moins, à installer une ambiance inquiétante et flirtant constamment avec le surnaturel, que ce soit Rascar Capac, dont on ne sait s'il est revenu à la vie pour se venger, ou cette mystérieuse malédiction que rien ne semble pouvoir stopper. Mais si, plus tard, ces aspects trouveront une explication rationnelle, il n'en est pas de même pour tous les événements de la nuit. Certains resteront aussi étranges qu'effrayants. Ainsi, pourquoi la foudre frappe-t-elle précisément la momie ? Comment expliquer la disparition de cette dernière ? Et surtout, comment se fait-il que Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol fassent tous le même cauchemar ? 

L'on connaît bien évidemment l'efficacité du savoir-faire narratif d'Hergé (cf. l'analyse de trois albums particulièrement brillants ou ce dossier). L'on se rend compte également à quel point cet auteur légendaire pouvait passer d'un registre à un autre, avec une facilité déconcertante (car l'épouvante des 7 Boules de Cristal a quand même peu à voir avec l'émotion brute d'un Tintin au Tibet, l'humour taquin des Bijoux de la Castafiore ou même la conclusion douce-amère de Vol 714 pour Sydney). 



Même de nos jours, avec un regard adulte, cet album continue d'être efficace. Pas aussi effrayant que lorsque nous étions enfants, bien sûr. C'est dans l'enfance qu'il prenait toute sa saveur. Vous savez quoi ? Je m'en souviens encore. Je me rappelle des frissons sous la couette et des pages tournées fébrilement. Cela reste un souvenir merveilleux. Le souvenir d'une bonne histoire mais aussi d'un temps où des imbéciles ne cherchaient pas à protéger à tout prix les enfants de l'imaginaire. Les bonnes fictions, et encore plus celles destinées aux enfants, doivent procurer des émotions. C'est la seule manière d'aimer la lecture : lorsqu'elle génère des choses qui vous retournent le bide et l'esprit. Personne n'a jamais été traumatisé par une histoire. On peut s'en rappeler, elle peut être frappante et enivrante, mais elle ne laisse pas de traumatismes. Ces frissons-là sont ressentis avec impatience et le sourire aux lèvres. Parce que même un enfant sait bien qu'ils sont inoffensifs. Pour autant, ils sont aussi indispensables. Ce sont eux qui permettent d'expérimenter sans risque, de se libérer de certaines tensions et de se forger un esprit solide et correctement construit. 

Je me risque à comparer la fausse peur générée par un livre aux "mots compliqués" que certains éditeurs veulent bannir des ouvrages destinés à la jeunesse. Si vous ne lisez que des textes écrits avec des mots que vous connaissez déjà, comment diable pouvez-vous apprendre lorsque vous êtes un gamin ? Les auteurs doivent toujours viser "une marche trop haut", pour obliger le juvénile lecteur à se hisser à leur hauteur. Ce sera naturel et facile si l'auteur est bon et sait enchanter son lectorat. 
Quant à la peur, elle fait partie de la vie. Un enfant ne devrait ressentir que sa version fictive, mais un adulte, c'est évident, connaîtra la vraie, celle qui n'est pas agréable et que l'on ne peut faire cesser en fermant les yeux ou en arrêtant de tourner des pages. Et pour se préparer à cela, à faire face aux dangers et aux mystères qu'impliquent le fait d'exister, un enfant à tout intérêt à expérimenter un ersatz permettant de découvrir en douceur ce qui tord le ventre et accélère les battements du cœur. 

Les livres, les bons du moins, éduquent, construisent, solidifient le cœur et enhardissent l'esprit. Heureusement, tout n'est pas encore sous le contrôle des "experts littéraires" prêts à tout interdire au nom d'un "progrès" qui n'a jamais autant ressemblé à la pire des Inquisitions.
Le seul danger n'est pas le contenu des livres mais leur absence. Ou leur remplacement par des ouvrages ternes et aseptisés, destinés à ne générer aucune émotion, et donc à n'être point des livres.


À gauche, photographie reproduite dans la version Archives Atlas de l'album.
À droite, photographie présente dans la version "souple", destinée à l'époque aux stations Total, de l'album.