Arsène Lupin - les 120 ans : de Leblanc à Boileau-Narcejac
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Un personnage légendaire, des auteurs au génie indéniable... bienvenue dans un univers littéraire brillant et toujours aussi enthousiasmant 120 ans après sa création.

La littérature regorge d'auteurs habiles et de personnages devenus mythiques. Il est cependant assez rare d'allier les deux (cf. Bob Morane, héros légendaire mais issu de romans de piètre qualité). Et il est encore plus rare que les héritiers littéraires d'une grande plume se révèlent aussi ingénieux que leur maître. C'est pourtant le cas pour Arsène Lupin, dont Maurice Leblanc va entreprendre de conter les nombreuses aventures, sans se douter qu'il resterait quelque peu "prisonnier" de son plus célèbre personnage.
En ce mois de juillet 2025, les admirateurs d'Arsène Lupin peuvent fêter ses 120 ans. Il est en effet apparu pour la première fois dans une nouvelle, dans le magazine Je Sais Tout de juillet 1905. Ce fut le point de départ d'une carrière exceptionnelle pour le "gentleman cambrioleur", détective à ses heures, devenu légende à la renommée mondiale.

Pour ma part, c'est au début des années 80 que je vais rencontrer ce brave Arsène et, surtout, devenir un admirateur inconditionnel de Maurice Leblanc. Car, évidemment, la raison de ce succès bien légitime, c'est lui. Ce bougre d'auteur va se révéler aussi prolifique que talentueux. Et même intemporel.
Car, lisez donc un Arsène Lupin aujourd'hui, et au bout de quelques lignes, vous serez conquis. Le style de Leblanc n'a rien de désuet ou lourd, bien au contraire, il s'avère élégant, efficace, agréable et au service d'une intrigue toujours solide et parfaitement construite. La plume de cet étonnant Leblanc n'a pas pris un gramme de poussière et s'avère toujours aussi virevoltante et grisante. Quant aux quelques termes ou tournures d'époque, ils permettent de donner au texte une patine qui accentue son charme. 




Mais une aventure d'Arsène Lupin, qu'est-ce donc exactement ? Sur quoi reposent ces décennies de fascination et de succès ? 
Eh bien, outre le style élégant de l'auteur et la construction minutieuse d'un récit solide, il faut souligner le côté très fluide et vivant de l'ensemble. Le suspense et les retournements de situation sont constants, les dialogues nombreux et bien écrits, et un humour subtil vient régulièrement apporter une délicate touche de légèreté entre meurtres et complots. 
Ce n'est cependant pas tout. Outre le cadre aujourd'hui idyllique de la Belle Époque, il faut souligner la richesse des romans signés Leblanc. Certains vont puiser dans l'Histoire, comme L'Aiguille creuse, ou flirter avec la géopolitique et la diplomatie secrète, comme 813. N'oublions pas non plus un côté parfois presque surnaturel ou en tout cas assez effrayant, et l'on comprendra que nous sommes loin de la "simple" énigme policière.
Il s'agit ici d'aventure, au sens le plus noble du terme, avec un Lupin évoluant au fil des intrigues, et passant du stade de voleur astucieux et de quasi super-héros avant l'heure à celui de marginal sombre et hanté par son passé. 

Tous les ingrédients étaient réunis pour que Lupin excite l'imagination de milliers de lecteurs, et ce à travers de très nombreuses rééditions (allant jusqu'à la célèbre Bibliothèque Verte). Attention cependant, de nos jours, le personnage étant tombé dans le domaine public, il est courant de déplorer la sortie de bouquins indigestes publiés à la va-vite par des incapables n'ayant aucune compétence (pas même celle de la simple mise en page). Prenez donc soin de porter votre choix sur les versions professionnelles des véritables maisons d'édition.

De nombreux scribouilleux, bien avant que cela soit légal, ont tenté des "pastiches" d'Arsène Lupin. Terme édulcoré pour désigner un plagiat et un manque de respect total pour le droit d'auteur. Fort heureusement, dans les années 70, le flambeau est officiellement repris par le duo Boileau-Narcejac, les auteurs obtennant l'accord des ayants droit de Leblanc. Et vu le talent et l'expérience, déjà à l'époque, des deux écrivains, cela n'a rien d'étonnant. Le tandem a un mode de fonctionnement très particulier : Boileau bâtit l'intrigue, Narcejac la met en forme en assurant l'écriture, puis retour à Boileau qui révise et enrichit le tout. Le duo s'est forgé une réputation internationale dans le polar (et la littérature jeunesse, cf. la partie "Sans-Atout" de cet article) et a en commun, avec Leblanc, de posséder un style fluide et prenant, toujours au service d'histoires parfaitement structurées. Difficile donc de trouver mieux en termes de relai littéraire. 

Le tandem (aujourd'hui disparu) a donc sorti cinq ouvrages qui constituent la seule "suite" réelle (et de qualité) à la saga bâtie par Leblanc. Et il est peu de dire que c'est là une réussite. Non seulement l'esprit des aventures de Lupin est conservé, en alliant mystère et panache, mais le style narratif s'avère aussi envoûtant que celui de Leblanc. Chaque scène est parfaitement ciselée, chaque dialogue bien pensé, chaque rebondissement bien amené. Boileau et Narcejac se montrent à la hauteur de leur réputation en livrant de solides polars, bien écrits, mais mieux encore, ils parviennent également à enrichir le mythe sans le dénaturer, à faire évoluer Lupin tout en préservant son aura et son charme. Bref, un sans-faute qui prolonge de belle manière l'œuvre principale.

Que dire de plus ? La littérature est parsemée de personnages marquants qui brillent comme des phares dans la nuit. Ces héros de fiction sont rentrés dans la légende grâce à leurs auteurs, parce qu'ils ont suscité une adhésion populaire, mais aussi parce qu'ils incarnent un stéréotype, une vision, la marque d'une époque. Arsène Lupin fait partie de ces piliers éternels sur lesquels le temps n'a plus d'emprise, ou presque. Si son ombre plane encore sur les romans modernes où s'allient aventure et énigme, les péripéties personnelles de Lupin demeurent encore fascinantes et grandioses, n'attendant que l'œil d'un lecteur pour retrouver toute leur vivacité, comme la sauge après la pluie. Lupin pourrait se figer, sa voix s'assourdir, le jour où plus aucun regard ne viendra raviver les textes de Leblanc. Mais tant que des curieux et des passionnés continueront à tourner ces pages anciennes, Lupin continuera à mener la danse et à se jouer de ce pauvre Ganimard ou du grand Herlock Sholmès. Regardez, il est là, quelque part, entre les lignes, un demi-sourire aux lèvres et un coup spectaculaire en tête. Il rajuste son monocle et, d'un geste élégant, coiffe son haut-de-forme. Il arrive, alerte, sûr de lui, inchangé... les pages et l'aventure l'appellent. Il va de nouveau arpenter Londres, dominer Paris, humer les embruns d'Étretat ; il s'apprête une fois encore à rencontrer la Comtesse de Cagliostro, à flirter avec Clotilde Destange ; il va bientôt découvrir les manigances de Kesselbach... c'est un cycle éternel dans lequel il est plongé. Presque une prison. Mais la plus belle des cages, faite d'encre et de passion. Il ne vous reste plus qu'à aller le retrouver pour un moment délectable avant que, dans un coup de vent et un claquement de doigt, il ne s'évanouisse en ne laissant derrière lui que sa carte de visite et un doux parfum de mystère.