Fausses pistes
Par


“Il s’appelle Jake Johnson. C’est une légende de l’Ouest... au chômage.”  


Il y a des comédiens qui marquent à ce point les rôles qu'ils incarnent que l'on a du mal à imaginer quelqu'un d'autre jouer leurs personnages.
Puis il y a des rôles qui marquent tellement leurs comédiens qu'ils les étouffent et les vampirisent.

Frank, depuis 15 ans, est davantage victime d'un rôle qui le bouffe peu à peu : il incarne le célèbre Marshal Johnson dans un spectacle quotidien de Woodstone. 
En raison de sa personnalité brouillée et de son esprit confus, il navigue entre fiction et réalité.
Frank est soucieux de véracité historique et le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas tombé au bon endroit pour avoir pleine satisfaction sur ce point.
Possédé par son personnage, Frank multiplie les dérapages : il s'embrouille avec ses collègues figurants, il râle à longueur de temps sur le manque de cohérence du spectacle et, cerise sur le gâteau... il a un jour braqué son arme (certes chargée à blanc, mais quand même...) sur un touriste lui ayant un peu trop couru sur le haricot.
À la suite de cette dernière incartade, le psy de son boulot a assez logiquement suggéré au patron de Frank de le licencier ; ce qui fut fait au prétexte officiel de son âge trop avancé.
Frank accepte le cadeau de départ que lui offrent ses collègues, rend son costume de scène inexact et, uniquement vêtu de son caleçon et de ses bottes de cowboy, rentre chez lui, dans l'appartement de feu sa maman dont il a du mal à surmonter le deuil.


Le cadeau de ses collègues consiste en un voyage organisé dans le grand ouest. Frank plaque tout, balance dans sa valise son propre costume de Marshal et son authentique Colt Simple Action ayant appartenu à "Wild Faith" Johnson himself et embarque dans ce bus qui va lui faire découvrir les terres de cet homme qu'il idéalise tant.

Et c'est là que le récit prend son véritable envol.
Dès leur première descente du bus, Frank va être confronté à plusieurs visions de l'Histoire des États-Unis. Il va vite s'opposer à la vision romantico-hippie des touristes qui partagent le bus avec lui : non, les indiens n'étaient pas de gentils écolos vivant en harmonie avec la nature à la façon de druides new age. Ils se querellaient, faisaient la guerre et s'entretuaient.
Mais il va aussi devoir faire face à la vision cynique et viriliste de Mike, ancien Marine agressif et prompt à clasher tout le monde.
Il va même être forcé de démonter ses propres clichés au sujet de l'Ouest sauvage en réalisant que le Marshal qu'il incarna durant quinze années n'était sans doute pas du tout le héros qu'il imaginait mais plutôt une crapule sans envergure.


La tension des échanges cède vite la place à de la véritable violence et c'est par de l'action que se clôturera ce one-shot savoureux pourtant majoritairement réflexif. Comme quoi, de la parole aux actes, il n'y a qu'un pas !

Rencontrant des personnages ne répondant guère aux idées que l'on pourrait se faire d'eux (que ce soit sa guide mexicaine au sang apache, moderne et perspicace, ou le vieil indien ironique se jouant des clichés sur les gens de son peuple), Frank va réécrire peu à peu sa nouvelle vision de l'Amérique et de son histoire.

Dans leur collection Grand Angle, les éditions Bamboo ont ici laissé le champ libre à Bruno Duhamel (#Nouveaucontact, Jamais, Le retour...) pour explorer plusieurs thématiques qui occupaient ses réflexions. Tout d'abord, il a bien entendu laissé s'exprimer sa passion pour les westerns et plus précisément pour les westerns modernes. Mais surtout, il s'est lancé dans une croisade personnelle contre la désinformation, la réécriture de l'Histoire et, plus globalement, les fake news !

Son regard sur notre époque et la fausse érudition qu'affichent certains de nos contemporains a quelque chose de jubilatoire.
C'est qu'on croit en connaître, des choses ; mais on n'en connaît que ce que l'on a bien voulu nous transmettre, au final. 
Et ce qui est non négligeable, c'est que cet avertissement visant à nous informer des dangers de la réécriture et de la simplification abusive de notre passé et de nos savoirs n'épargne personne !
Ici, il n'est pas question de céder uniquement aux sirènes de la bien-pensance actuelle en jouant les révisionnistes à grands coups de morale, voire de moraline. Non. Tous les clichés sont visés et on s'applique à tous les déboulonner. 

C'est en ce sens une œuvre quasi hygiénique que nous livre Duhamel. Nous avons tous la possibilité de nous désintoxiquer des mensonges et des excès de notre époque ; il nous suffit finalement de ne pas nous laisser enfermer dans ce déterminisme qui semble si insurmontable à certains.
À une époque où tout n'est plus que caricature, mensonges, slogans et punchlines...
À cette époque, il nous reste loisible d'ouvrir les yeux et voir ces gens pour ce qu'ils sont : des manipulateurs opportunistes et sans vergogne qui se torchent allègrement avec les faits et la vérité, qui globalisent et généralisent à l'envi et s'engraissent sur le dos de leur public crédule ; crédule par facilité, crédule par paresse, crédule par vice...

À cette époque, il nous est pourtant possible de nous informer facilement par nous-mêmes et de revenir à une information brute et vraie. 
À cette époque, à notre époque, il serait plus que temps que l'on cesse de croire les fables des vainqueurs et les plaintes des vaincus pour revenir à la vérité crue, terriblement plus complexe et nuancée, certes... mais tellement plus enrichissante et instructive, aussi !
Comme le dirait le personnage principal au sujet du discours certes très inspirant mais néanmoins très fake du Chef Seattle qu'un touriste qualifie de "juste", jugeant par conséquent peu important qu'il soit ou non authentique : "C'est ça. Et dans trois générations, les gamins apprendront que Cochise est mort en tombant de sa licorne."

Oui, vous l'aurez compris. Voici encore une BD que je vais vous recommander chaudement, de toute la chaleur du soleil qui plombe les décors tracés par Duhamel. Venons-en rapidement au dessin, d'ailleurs. C'est un trait qui, subjectivement, ne me plaît pas plus que ça. Il n'y a rien à lui reprocher spécifiquement et il ne me rebute pas mais je n'accroche pas non plus... pourtant, je lui reconnais toute l'efficacité nécessaire à faire passer le message de cet ouvrage et c'est au final la seule chose qui importe ! Un dessin honnête, parfois même assez joli dans ses décors, qui n'est en rien de l'esbrouffe mais le véhicule sincère des idées de son scénario. N'est-ce pas amplement suffisant quand le message est utile, voire important et à ce point assumé ?

Il me faut avouer que je n'avais encore jamais lu de bande dessinée signée Bruno Duhamel. Sans aucun à priori particulier mais juste en raison, essentiellement, de ce trait que je trouvais un peu quelconque... Fausses pistes m'a convaincu de jouer les curieux et de revenir dès que possible en arrière dans la production de ce monsieur : la pertinence du propos l'a emporté sur mon manque d'intérêt initial pour son trait. C'est une chose assez rare chez moi pour être signalée.

Je soupçonne le monsieur d'être un vrai bosseur, d'être curieux et intelligent. Pour ma part, ce sont des qualités qui font facilement de lui un auteur digne de se glisser parmi les autres noms occupant les étagères alourdies de volumes de ma bédéthèque.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Thèmes contemporains et importants.
  • Message et traitement intelligents.
  • Dessin efficace.
  • L'équilibre de la première de couverture est étrange.
    Mais elle attire d'autant plus l'œil. Peut-être cela permettra-t-il d'intriguer quelques lecteurs potentiels (bien avisés) supplémentaires. 
  • C'est purement subjectif mais je ne suis pas client de ce type de dessin.