le Nom de la Rose - tome 1
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Les éditions Glénat proposent depuis peu au public français l'adaptation graphique du best-seller d'Umberto Eco sous les pinceaux experts de son compatriote Milo Manara. Les puristes crieront peut-être au scandale jusqu'au moment où ils se rendront compte que l'illustrateur, maintes fois récompensé,  est bien davantage qu'un auteur de BD érotiques - et surtout qu'il a obtenu l'aval des ayants droit de l'auteur du roman. Le premier tome est déjà disponible et nous avons le plaisir de vous le dévoiler sur UMAC.


L'album s'avère être, sans conteste, une œuvre ample et ambitieuse qui parvient cependant à se singulariser face à son illustre support (le fameux thriller médiéval) et ses adaptations à l'écran (le magnifique film de Jean-Jacques Annaud - 1986 - et la série de 2019 avec John Turturro). Manara met tout de suite les petits plats dans les grands et s'inscrit ainsi dans une forme de continuité respectueuse en faisant de l'auteur du Pendule de Foucault un personnage de sa bande dessinée, donc de sa propre histoire, narrateur incarné expliquant au lecteur les circonstances de la création de son œuvre maîtresse, avant d'enchaîner sur le témoignage d'un moine (Adso de Melk) qui servira de point de départ à l'intrigue. Ce n'est qu'à la page 9 que nous nous retrouvons en cet automne neigeux de 1327 où le franciscain Guillaume de Baskerville se rendait avec son novice Adso dans une abbaye bénédictine perchée sur un piton rocheux, abbaye isolée présentée comme une référence d'un point de vue culturel puisque réputée conserver les manuscrits parmi les plus précieux de la Chrétienté. Une chrétienté divisée depuis que le pape s'est établi en Avignon (1309) et que le dernier des Templiers a été brûlé en place publique (1314). De nombreuses famines ont dévasté les contrées mais ce n'est rien auprès de ce que connaîtront les monarchies européennes en l'espace de 20 ans (la Guerre de Cent Ans et la Peste noire). Une période où seule la lumière de la Culture peut encore stimuler l'espoir d'une vie meilleure... Les mêmes arguments historiques, sans doute, qui ont présidé à la conception de la saga Un monde sans fin de Ken Follett dont le point de départ se situe également en 1327.
 

Très vite, les particularités de cette version de l'histoire sautent aux yeux. Manara choisit de s'épancher sur les circonstances qui ont donné naissance au contexte (l'opposition entre les ordres monastiques, le schisme papal, l'origine des Pastoureaux et des Dolciniens), changeant de tonalité et réduisant sa palette de couleurs à chaque page historique. Un procédé classique mais qui fonctionne à merveille ici où l'on navigue entre des tonalités pastel et sépia au gré des époques narrées, alternant avec le lavis qui est sa technique de prédilection. De même, il n'hésite pas à montrer (en pleine page) les fameuses enluminures quasi-hérétiques qui furent à l'origine des premiers décès dans l'abbaye, détaillant avec (du moins le devine-t-on) beaucoup d'enthousiasme les images médiévales censées illustrer des textes libertins, ceux-là même qui firent rire les moines qui travaillaient dessus et précipitèrent leur funeste destin. Graphiquement, c'est remarquable, et sans doute une gageure pour un artiste de sa trempe. L'iconographie ainsi dévoilée met au jour avec moult détails certains des fantasmes et obsessions charnelles qui servaient d'exutoires à des âmes torturées.


On constatera aussi qu'il choisit de s'appesantir sur des visions oniriques qui viennent parfois scander le récit, biais narratif dont il a l'habitude depuis longtemps, comme dans Les Aventures de Giuseppe Bergman : les sculptures explicites du fronton du monastère, voire une simple page d'un manuscrit incunable, deviennent la source de divagations dans lesquelles l'esprit du jeune novice a tendance à se perdre. Ces pauses seraient appréciables si le script s'inscrivait dans la mouvance de celui du film, ce qui n'est manifestement pas le cas : la bande dessinée perd ainsi en suspense et en déroulement logique ce qu'elle gagne en pertinence et truculence. On fera le même constat que face à la série télévisée : Guillaume n'y est pas montré comme un Sherlock Holmes des temps obscurs, mais plutôt comme un homme posé et raisonnable qui obtient bien davantage de renseignements par de simples questions que par la déduction logique mise à l'honneur chez Annaud. Ainsi, on s'étonnera de voir avec quelle aisance il recueille les informations lui permettant très tôt d'accéder à la bibliothèque par des voies secrètes. Le tempo de l'histoire semble également moins trépidant et les indices ne s'accumulent pas puisque la plupart des données utiles lui sont fournies dans les entretiens qu'il mène adroitement. Cela peut paraître frustrant pour l'amateur du métrage interprété par Sean Connery, mais l'intérêt est ailleurs. Les choix de visages réalistes ne sont pas étrangers aux options prises par Manara : Baskerville est représenté avec la tête de... Marlon Brando et si plusieurs des personnages-clefs collent à l'image qu'on en avait, d'autres sont bien différents, à commencer par Adso auquel il confère une physionomie encore plus enfantine que celle du jeune Christian Slater

Ce premier tome s'achève après le deuxième cadavre et la révélation épiphanique du jeune novice qui bouleversera sa vie future ; Bernardo Gui et sa clique inquisitrice ne sont même pas mentionnés pour l'heure. Une histoire à suivre ne serait-ce que pour observer comment le dessinateur transalpin conclura sa version d'une histoire ô combien fascinante.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'adaptation dessinée d'un récit mondialement connu.
  • Un album classieux à la pagination agréable.
  • Un artiste méticuleux adoubé par la famille même d'Umberto Eco.
  • Un soin particulier apporté aux décors et au contexte historique.


  • Un choix de narration mettant davantage l'accent sur les dialogues et les personnages plutôt que sur le suspense et l'enquête ; cela déroutera les amoureux du film d'Annaud.