Consumés, de David Cronenberg
Publié le
11.10.18
Par
Vance
Cronenberg est un filou. Du moins peut-on le penser à la lecture de ce roman qui passe son temps à vous perdre pour mieux ensuite vous entraîner dans une dimension hallucinatoire adjacente, proche de la nôtre mais où tout est saturé de détails, frisant la cacophonie existentielle, comme si l'acte de lire engendrait un phénomène d'hypersensibilité : le moindre geste, le moindre souffle de vent agace d'abord, avant de vous horripiler. Chaque objet insignifiant de la vie courante vous semble désormais surligné, surmontré, éclipsant de son halo propitiatoire les êtres vivants alentour, qui n'apparaissent plus, eux, que comme des fantômes éthérés mais revêtus d'une chair moribonde de personnages qu'on aurait aimé aimer.
Le cinéphile amateur de l'œuvre du Canadien retrouvera bon
nombre de ses préoccupations et décodera aisément de nombreux renvois à
certains plans ou séquences de ses films. Un peu comme chez Dali dont les
silhouettes callipyges, les danseuses sans visage, les fourmis et les béquilles
parsemaient allègrement l'œuvre peinte. Dans ses pages, Cronenberg fait
alterner la chair et la technologie, comme une alternative
politico-philosophique à son formidable Videodrome. Tout en y étalant des
réflexions souvent pertinentes sur l'état de notre société engoncée dans un
consumérisme fatal, Cronenberg s'amuse à détailler chaque élément du script un
peu comme si on laissait l'étiquette de l'accessoiriste sur chaque objet
utilisé dans un film. Une technique vaguement similaire à celle de l'auteur de
la saga Millénium qui n'aimait rien tant que décrire minutieusement l'usage que
Lisbeth Salander ou Michael Blomqvist
faisaient de leur outil informatique (des MAC, forcément...). Tiens, Blomqvist,
comme l'étudiant français qui mettra l'accorte reporter photo américaine sur
les traces d'Arostéguy, le philosophe en fuite au Japon car accusé d'avoir tué
puis... mangé sa femme.
Et donc Cronenberg s'évertue, en s'appesantissant
systématiquement sur les tenants et aboutissants, à nous faire partager cette
enquête à double foyer qui finira, éventuellement, par donner les deux faces
d'une affaire plus sordide encore qu'il n'y paraît. Et tandis que Naomi
s'envole pour Tokyo dans l'espoir d'y découvrir le fin mot, son compagnon
Nathan est amené par d'étranges coïncidences à filmer d'abord une opération
clandestine à Budapest avant d'aller au Canada interviewer un médecin
spécialiste d'une maladie honteuse et disparue (mais resurgie, évidemment),
médecin dont la fille est atteinte d'un dysfonctionnement singulier lié à un
traumatisme contracté à Paris, alors qu'elle était élève... du couple
Arostéguy.
Tandis que les révélations de chaque portion d'enquête
contribuent à lever un peu le voile sur un cas qui prend des proportions
insoupçonnées, mêlant l'art et la culture à la haute-technologie et à son usage
par des régimes totalitaires, l'auteur ne rechigne jamais à nous abreuver de
marques de produits qui feront vibrer les geeks (détaillant les avantages de
tel objectif sur un autre, ou d'un smartphone) tout en se
complaisant à nous présenter des séquences plus charnelles. Car le cul est
présent en abondance dans le roman, chaque protagoniste se révélant peu
farouche (voire totalement désireux de forniquer), mais le sexe s'avère soit
déviant, soit morbide, soit encore propice à des aberrations nauséeuses. On y
apprend des termes comme l'apotemnophilie (une des clefs de l'intrigue, je vous
le laisse googler) et l'on découvre des perversions bizarroïdes qui rappellent,
mais en moins joyeusement foutraque, les premiers longs-métrages de
l'écrivain-réalisateur (Rage ou Frissons).
Si l'on éprouvera très difficilement la moindre sympathie
pour les personnages, tous complètement barrés dans leur genre, l'on sourira
souvent devant cette fascination pour la culture et l'art hexagonaux, édifiés
tels les véritables symboles d'une France idéale et trop sûre d'elle, pays
bourré d'anachronismes et de paradoxes, capable de pardonner les pires vices de
ceux qui ont prouvé leur valeur sur le plan culturel. Que le couple Arostéguy
fasse régulièrement des sauteries avec ses étudiants ne choque pas plus que
cela et, quand bien même le mari serait véritablement coupable de cannibalisme
conjugal, la Nation est prête à lui rendre un hommage national si jamais il
venait à décéder. La petite parenthèse sur le fonctionnement du jury du Festival de Cannes apparaît comme délicieusement provocante.
Dans ce roman, la chair est omniprésente mais souvent
triste, torturée, percée, découpée, chirurgiquée ou mastiquée - à moins qu'on
ne nous le fasse croire, profitant que notre attention soit focalisée sur les
ébats pour nous balancer quelques perversions bien plus subtiles.
Lorsque, suite à un aveu qui s'éternise, tout semble se
mettre en place, un nouvel horizon se dégage pour le lecteur, toujours sordide et
plus sombre, menaçant. Mais il n'aura guère le temps de se préparer à l'apocalypse
annoncée car l'ouvrage se termine abruptement, sans à-coups, nous laissant
pantois, verts de rage, et rouges de honte, celle de ne pas avoir saisi la
portée du sous-texte ou l'intérêt du roman : l'avenir qui s'annonçait ne se
verra pas, mais se laissera imaginer, si tant est qu'on le souhaite.
Troublant, parfois stupéfiant et vertigineux dans sa
dissection de notre réalité consumériste, scabreux et délibérément retors. Édité en France aux éditions Gallimard depuis 2016.
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