UMAC : À l'occasion de la sortie chez Urban de Batman White Knight : Harley Quinn et de Batman : Les trois jokers, nous recevons ces deux étranges personnages en guise d’invités exceptionnels. Harley, Joker, bonjour à vous et merci d'avoir accepté de nous rejoindre. Pouvez-vous, dans un premier temps, nous parler de ces albums qui vous ont amenés parmi nous ?
Harley : Bonjour. Moi, mon histoire se passe dans un univers dans lequel Bruce Wayne est toujours enfermé en prison pour les différentes exactions qu'il a pu commettre à Gotham (cf.
Batman : White Knight)… et je me rapproche de lui de plus en plus étant donné qu'on se trouve pas mal de points communs. Comme vous le savez sans doute, dans le dernier tome, j'ai malheureusement dû précipiter mon ex-compagnon, Jack Napier (celui que tout le monde connaît sous le nom de Joker, chez moi), vers une mort certaine, faisant de moi une maman isolée avec mes deux adorables jumeaux (dont il est le papa, bien entendu). Évidemment, l'album ne raconte pas simplement ma vie de famille, sinon il n'y aurait pas grand-chose à dire. Quoique… avec mes bébés, la vie est agitée. Mes bébés, ce sont mes hyènes, pas les jumeaux. Eux, ce sont mes enfants !
En gros, à peu près deux ans après l'incarcération de Bruce, un tueur en série nourrissant l'ambition de recréer une nouvelle association de super-vilains sévit dans Gotham City. Il tue d'anciennes vedettes de cinéma et il repeint leur cadavre en noir et blanc, ce qui est un choix esthétique intéressant mais, avouez-le, plutôt pas banal. D'ailleurs, ça donne l'occasion de mettre en scène en chair et en os Simon Trent, le fameux acteur qui joue le Fantôme Gris qui apparaît dans l'épisode Le plastiqueur fou dans la série animée Batman ; c'est l'épisode 18 de la première saison. Ici, il fait partie des anciens comédiens mis en danger par le criminel que je pourchasse. Pour ceux qui l'ignoreraient, le personnage est clairement adapté d'Adam West. C'est d'ailleurs lui qui doublait Trent dans l'épisode en question. Oui, Adam West : l'homme qui incarnait Batman dans la série télévisée bien kitsch des années 60 qui nous a tous fait découvrir le personnage. Comme vous le voyez, mon album est élégant, il se permet même des clins d'œil un peu méta de ce genre.
Mais revenons à ces meurtres de tous ces anciens comédiens et à toute la mise en scène qui est faite autour. Si moi je suis au courant de tout ça, c'est parce que Duke Thomas est venu me contacter afin que j’intègre le GCPD dirigé par Renée Montoya. Ils sont persuadés que je suis la plus apte à comprendre les motivations et le
modus operandi d’un criminel aussi tordu que celui-là. La première piste sur laquelle je me lance est évidemment celle de Néo-Joker (mon ancienne rivale qui est une espèce de
copycat du Joker) car vous connaissez comme moi son goût pour la grandiloquence et les mises en scène. Ça s'avèrera être une fausse piste extrêmement éloignée de la véritable solution. Comme quoi, parfois, il faut éviter de se fier à sa première impression. Regardez-moi, par exemple, j'ai l'air très sage maintenant... mais je vous réserve des surprises.
Fort heureusement, je vais avoir le soutien de Bruce, qui est désormais mon ami, même s'il reste toujours en prison (mais on ne retient une chauve-souris en cage qu'en lui tranchant les ailes)... Et même, dans une moindre mesure, de ma vieille pote Ivy. C'est en définitive un album qui parle de la façon dont je tâche de concilier un nouveau métier de consultante-enquêtrice au sein du GCPD, une ancienne identité de criminelle de haut vol et la vie compliquée de maman… qui est un rôle pour lequel je suis loin de me sentir à la hauteur.
Cet album a ouvertement un ton qui fait penser à un polar psychologique, ce qui devient assez classique finalement sur les albums qui parlent uniquement de moi. Comme l'a dit Katana Collins, la scénariste : "À l’époque on regardait la série Mindhunter, et c’est un peu comme ça qu’est née Harley la détective. […] Harley n’a jamais su qui elle était, elle oscille toujours entre de nombreuses personnalités, entre être un médecin ou un arlequin. Maintenant c’est une mère. Elle peut s’adapter à tout.". Matteo Scalera, grand fan de Sean Murphy et ami proche du dessinateur ajoute même : "Le cœur de l’histoire, ce sont les gens. C’est un mélange d’interactions humaines et d’émotions."
UMAC : À vous, Joker, que raconte votre album ?
Joker : Oh moi, une fois de plus, je vais vous raconter une bonne blague. J'ignore si vous vous en souvenez mais, en 2016,
Geoff Johns (qui scénarisait alors
La guerre de Darkseid) concluait le dernier numéro avec une révélation assez marquante. En effet, alors qu'il était assis dans la chaise de Mobius (qui, je vous le rappelle, permet d'accéder au savoir infini et universel) Batman a formulé une et une seule question, à savoir : "Quelle est l'identité du Joker ?" Ah ben j'étais mal, hein ! Mais en gros, je crois bien que l'auteur, ce jour-là, s'est pris au piège tout seul... parce qu'il lui faudrait dès lors répondre un jour à la question !
C'était un tel piège qu'il n'y a d'ailleurs pas du tout répondu ! En effet, l'unique réponse que nous aurons à cette interrogation un peu plus tard, c'est qu'il n'y a pas une identité de Joker mais trois Jokers distincts ! Avouez que ça n'a rien à voir avec la question, mais peu importe... Geoff n'est pas du genre à se soucier de si peu de chose, apparemment !
Ça a un peu perturbé toute la
fanbase, cette idée... Et l'auteur, donc, a promis un comic en trois chapitres qui s'appellerait
Les trois Jokers pour expliquer tout ce micmac.
Après, Scott Snyder l'a remplacé en tant que grand architecte de l'univers DC et Geoff Johns s'est mis en tête de superviser le DCEU (avec ce souci de la cohérence tout relatif qu'on lui connaît). Puis, laissant bien mariner les fans, il a imaginé une suite à
Watchmen avec
Doomsday clock, histoire de mettre un peu le brin dans un écrit d'Alan Moore avant de faire de même chez Batman... Responsable créatif devenu consultant attitré de Warner à chaque adaptation de DC à la télévision ou au cinéma, il s'est embarqué dans la série
Star Girl puis a été affilié à des projets comme
Green Lantern Corps.
Et ce n'est qu'au bout de quatre longues années qu'il est revenu avec son histoire de trois jokers. En nous promettant "l'histoire ultime entre Batman et le Joker". On n'allait pas être déçus, selon lui. Hahaha !
UMAC : Oui, c'est bien joli, mais ça ne me dit pas de quoi parle l'histoire.
Joker : Oui, effectivement, mais je vous assure que c'est par là qu'il faut commencer parce que ça explique un petit peu tout le brol que ça va donner par la suite. Alors, en gros, il a tenu parole : on se retrouve dans une histoire où, effectivement, je suis trois... ou plutôt on est trois à être moi, enfin non, je veux dire, je fais partie de trois personnes qui sont... c'est très compliqué. Mais en réalité, pour le lecteur, c'est beaucoup trop simple ; le scénario ne demande rigoureusement aucun effort d'attention, si ce n'est pour distinguer ces trois Jokers qui n'ont même pas le bon goût d'être suffisamment différenciés !
L'histoire commence avec une enquête menée par Batman, Bat Girl et Red Hood. On comprend très vite que trois meurtres qui sont signés par le Joker ont été commis exactement au même moment. Pas besoin d'avoir fait de grandes études pour deviner dès lors qu'il y a sans doute des personnes agissant sous le même nom à des endroits différents. Je ne vous dirai pas lequel je suis. Mais chacun de nous a une identité particulière. Il y a parmi nous le Clown, le Criminel et le Comédien. Chacun correspond à une période dans l'histoire des comics de Batman. En gros, il y a plus ou moins celui des années 1940, celui de l'Âge d'Argent et puis celui de
Killing Joke.
UMAC : Mais... mais celui des années 40, il doit avoir à peu près 100 ans voire plus, non ? Et vous vous ressemblez pourtant, tous les trois... Vous ne vieillissez pas ?
Joker : Oh, mon petit vieux, si vous vous arrêtez à ça, vous n'avez pas fini. Ne traquez pas les incohérences dans ce bouquin, Il y en a absolument partout. D'ailleurs, il y en a une dès le départ ! Honnêtement, si vraiment vous découvrez qu'un mec comme moi existe en trois versions (pour trois fois plus de fun ! Hum...), que vous vous appelez Batman et que vous décidez d'arrêter les trois versions de ma personne... Qui employez-vous comme alliés ? Les personnes que j'ai le plus traumatisées au monde ou bien des personnes aptes à répondre de façon efficace ? Mauvaise réponse ! Batman a un esprit complexe et donc, forcément, il va prendre des décisions complexes qui sont très éloignées de vos raisonnements stupides de simple mortel trompé par le bon sens ! Du coup, les alliés de Batou dans cette enquête ne seront autres que Red Hood et Bat Girl. Oui, précisément, les deux personnes que j'ai fait le plus souffrir dans son entourage. Ah, ben ce serait dommage de pas pouvoir raconter une bonne petite histoire de traumatismes avec un bon petit couteau remué dans la plaie, vous ne trouvez pas ? Enfin, moi je dis ça, ça m'arrange : ça m'amuse. Mais évidemment, je comprends bien que pour le lecteur, tout de suite, ça semble être une incohérence assez coupable.
UMAC : Mais... c'est complètement con !
Joker : Ah mais je ne vous le fais pas dire ! Mais l'idée de base est débile dès le départ, comment voulez-vous bâtir un truc sympa par-dessus ? Il y a une raison à ça et je l'ai suggérée dès le début : un auteur à la recherche d'une idée qui paraîtra originale aux yeux de tout le monde à tout prix. Quitte à écrire de la merde, peu importe ! C'est un mauvais plan, tu vois : et je connais bien ça, en tant que méchant de comics... l'idée paraît géniale de loin mais de plus près, c'est une collection de failles.
UMAC : Non mais là vous êtes sévère quand même, c'est un professionnel, il sait un peu ce qu'il fait.
Joker : Non ! Le gars nous raconte une enquête criminelle sur un triple meurtre et l'enquête met la Bat Family au contact de plusieurs centaines de gars disparus infectés par le produit qui transforme en Jokers. Plusieurs centaines ! Mais la police n'a remarqué que trois meurtres... c 'est tout ? Ce flots de mecs devenus des zombies-Jokers, là... personne n'a signalé leur disparition ?
Et ce n'est pas faute d'avoir envie que ça marche, hein... Moi, j'aurais bien aimé, je vous assure. Avoir une histoire emblématique de plus à mon palmarès, ça ne m'aurait pas gêné.
Quand Grant Morrisson m’a présenté comme une sorte de malade enfermé dans Arkham et qui se réinvente chaque jour en réécrivant ses origines, ce qui permet effectivement d'avoir des tonnes d'albums sur moi racontant mes débuts, tous cohérents avec ce background... j'ai trouvé ça simplement génial.
Quand Scott Snyder a fait de moi une espèce de légende urbaine dans son très bon Mascarade, avouez que ça avait de la gueule !
Mais là, non, non, non, je ne peux pas cautionner ; je ne sais pas ce qu'il a voulu me faire exactement, mais c'est foiré. Normalement, on fait de moi un personnage complexe, ambigu, aux multiples personnalités. C'est précisément ce que les gens aiment chez moi. Enfin, "aiment", c'est sans doute ce qui les effraie, aussi. Mais c'est cool, les gens doivent avoir peur de moi. Et ce qui fait peur chez moi, c'est que je suis totalement imprévisible. Ah, ben forcément, puisqu'on est plusieurs dans ma tête. Mais Johns, lui, il fout tout ça en l'air. Je ne suis plus un être unique complexe aux multiples personnalités. Je suis trois êtres fades au possible sans aucune forme d'excentricité ! Non mais sans blague : dans tout ce récit, on est chiants comme une boîte sans clown à ressort ! Parce que, outre mon teint blafard séduisant et mes cheveux verts, avouez quand même que c'est aussi ma personnalité qui vous plaît. C'est mon sens de l'humour. C'est le fait que je sois capable d'illuminer vos vies grâce à mes farces et attrapes au beau milieu d'une scène de crime. Mais ici, rien de tout ça. On est juste un trio de méchants qui a l'air de se rendre compte qu'il n'est plus vraiment à la hauteur.
Du coup, on prétend vouloir créer un quatrième Joker adapté à la nouvelle génération. Et vous savez quoi ? C'est une idée qui aurait pu être sympa... Mais vous connaissez la meilleure ? Ça n'arrivera pas ! Du tout ! Mais de toute façon, même si c'était arrivé, pour incarner le joker en question, on a choisi le pire bonhomme possible: un mec qui n'a plus du tout envie de s'en prendre à Batman ! On est allé déterrer l'assassin des parents de Bruce. En fait, quand je dis "déterrer", c'est parce qu'il est en taule. On est allé le kidnapper alors qu'il est à l'article de la mort : le pauvre est en phase terminale. Et le plan serait de lancer le type dans la cuve du produit toxique qui fit de nous des Jokers... Ah oui, c'est brillant : il est sur le point de crever ! Ça va être palpitant, les aventures de Batman à venir si jamais le plan réussit : "Batman contre le Métastaseman qui rit."
Oh bah, de toute façon même Batman n’est que l'ombre de lui-même. J'ai déjà été déçu par nos héros dans certaines aventures mais, ici, on les a promenés du début à la fin. Honnêtement, ce n'est jamais eux qui décident. C'est nous qui faisons tout et eux, ils suivent comme des petits chiens partout. De toute façon aucun des héros n'a de personnalité dans ce tome.
Red Hood ressasse à longueur de temps le fait que Batman l'ait abandonné, le fait que personne ne soit jamais là pour l'aider et du coup, il veut tout prendre en main tout seul, au point parfois de faire n'importe quoi et de se jeter la tête la première dans le premier piège venu.
Bat Girl est devenue l'espèce de boussole morale du trio, l'incarnation de l'effort et du courage. Ah ça, elle en a, du courage, la fillette. Non, parce que pour faire les cabrioles qu'elle fait encore maintenant, alors qu'il n'y a pas si longtemps que ça je l'avais clouée d'une balle dans une chaise roulante... Il faut avouer qu'elle a de la suite dans les idées et un super kiné ! Haha !
Et le pire, c'est sans doute Batou. Je lui reproche souvent de ne pas avoir le sens de la blague, mais alors là : c'est tirage de tronche non stop. Il est carré, monolithique, inapte au dialogue… Il s'avère insensible, vaguement rationnel et ne manifeste aucune caractéristique du rôle de leader de la
Bat Family qu'on peut le voir endosser dans d'autres albums. Pire : les rares fois où le pauvre Jason essaie de lui expliquer pourquoi il est si mal dans sa peau, sa seule réaction, c'est de le plaquer au mur en lui hurlant dessus. Ah ben bravo, le père de substitution ! J'en suis à me demander si je ne serais pas meilleur papa que lui !
Harley : Permets-moi d'en douter. Par contre, dans mon monde, je ne serais pas contre le fait d'avoir le soutien de Jack, ton alter ego, malheureusement disparu. Tu sais... Jack ? C'est toi avant que tu deviennes le Joker. Parce que chez moi, tu as un nom !
Mais dis, personne autour de toi n'a jamais remarqué que vous étiez trois ? Dans tes complices, non ? Personne ?
Et comment se fait-il que la version de moi de ton univers n'ait pas remarqué que tu étais trois personnes différentes ? Elle a quand même bien dû voir que vous n'aviez pas tout à fait le même physique, elle en a été plutôt proche à maintes reprises. Elle a dû entendre que vos voix n'étaient pas les mêmes, quand même. Non ? Vous ne causez pas ?
C'est une psy, elle doit faire la différence entre un schizophrène et trois individus différents, bon sang !
Joker : Non... parce que les femmes, c'est des débiles qui ne pigent rien à rien et qui ne remarquent rien, même quand on le leur agite sous le nez !
UMAC : Mais je vous en prie, vous ne pouvez pas dire ça !
Joker : Mais bien obligé puisque c'est ce que le scénario raconte dans mon album. Je ne vous ai pas dit que je le pense. Les femmes, selon l'auteur de mon album, ce sont visiblement des personnages relativement creux mais rebondis... parce que la seule qu'on y croise, c'est Barbara ; une femme à la psychologie peu travaillée et aux formes hypertrophiées moulées dans la combinaison la plus slim que l'on ait pu voir sur Bat Girl.
Dans mon univers aussi, Harley est brillante. C'est une psy de talent. Mais en effet, apparemment, dans mon univers selon Johns, Harley n'a rien vu venir du tout.
D'ailleurs, elle n'est même pas présente dans l'album. Mais Johns est-il seulement conscient qu'elle est supposée exister ? À ce propos, je vous remercie de l'avoir invitée en même temps que moi. Ça me fait du bien de la revoir. Salut, ma poulette.
Harley : Pour ma part, je pense avoir compris pourquoi on nous a invités en même temps. En réalité, je suis tout ce que tu n'es pas. Cette idée, qui pourrait paraître originale de prime abord, de faire de toi trois personnes différentes, est un échec total puisque ça fait de toi, finalement, trois personnes trois fois moins intéressantes. D'autant plus que ça ne raconte plus grand-chose, vraiment, sur la façon dont on peut vivre avec différents troubles psychologiques… Ça appauvrit ton mythe.
Pour ma part, au contraire, cette nouvelle histoire fait de moi quelqu'un de plus complexe : je ne suis plus seulement une bouffonne ou seulement une psychiatre. C'est peut-être même, de toutes les histoires qui ont été racontées sur notre relation (comme
Joker/Harley : criminal sanity ou
Harleen), l'histoire qui met le plus en avant mes tentatives de conciliation entre ces deux identités.
Et même, comme je le disais, avec une troisième toute nouvelle : ce rôle de mère.
Dans mon album, Ivy a un super conseil pour moi. En gros, elle me dit que je peux toujours être moi, que si je suis devenue folle, c'est parce que je pensais que c'était le seul moyen de sauver Jack. Selon elle, on est tous habités par différentes versions de nous-mêmes, différentes personnalités... et la seule manière de survivre, c'est de réussir à les combiner. Parce que, au final, elles font toutes partie de nous. Et c'est comme ça pour Bruce aussi, d'ailleurs... il a essayé de compartimenter Batman pendant des années et ça l'a mené où ? Ben, en taule !
Et toi, Joker, séparer tes différentes personnalités, c'est ce qui t'amène à ta perte dans mon monde. J'ai essayé tant bien que mal de séparer mon Jack du Joker et tout ce que j'ai réussi à faire, c'est étouffer Jack sous le Joker. Le seul moment où Jack se portait bien, c'était quand le Joker était au fond de lui et qu'il l'acceptait.
Si mon album nous apprend quelque chose, c'est qu'on doit apprendre à rassembler tous les aspects de nous-mêmes ; en ce qui me concerne : la mère, le docteur, la femme, la criminelle, la profileuse... Et au bout du compte, il faut qu'on accepte le chaos qui en résulte. Parce que c'est ça, la vie : c'est du chaos. Toi, ce qu'ils t'ont fait, c'est qu'ils t'ont coupé en trois personnalités qu'ils ont mises dans des cases bien rangées ; alors on n'y croit pas. Parce que la vie, ce n'est pas bien rangé ; la vie, c'est chaotique et normalement, c'est encore plus chaotique quand c'est la vie du Joker ! Normalement, le Joker, ça part dans tous les sens, ça ne peut pas être bien rangé, bien organisé et bien compartimenté tout le temps.
Joker : C'est quand je t'entends parler comme ça que je me rends compte qu'effectivement tu es un plus dans mon univers. Te retirer de mon histoire par simple facilité scénaristique, c'est vraiment une erreur grossière. Je pige mieux en quoi tu as aidé ma figure grotesque à survivre depuis ton apparition dans la série d'animation de l'autre pipistrelle, là !
UMAC : Au moins, chacun de vos livres laissera-t-il dans vos univers respectifs un impact important. En effet, la situation change drastiquement entre le début et la fin de l'album.
Harley : Ah ça, clairement ! Moi, j'accepte enfin d'endosser un rôle dont Bruce me croit digne depuis un bon moment. Comme vous le savez, il m'a déjà acceptée auprès de lui pour l'aider et, maintenant qu'il est en prison, ça va être un peu à moi de prendre les manettes des opérations. D'ailleurs, ce n'est pas compliqué : dans mon tout dernier phylactère avant la postface, je dis : "Je ne te décevrai pas, Batman." Avouez que venant de Harley Quinn, c'est quand même un changement assez radical, non ? Et toi, Monsieur, J ? Quelle est ta fin révolutionnaire ?
Joker : Bah... la mienne, au moins, elle est à peu près à la hauteur de la qualité de l'album vu qu'il y a un joli retour au statu quo : je redeviens seul. Ouais, les deux autres sont tués. Tu vois, c'est vachement original. La prise de risque optimale ! Oh... Oui, non, j'oubliais : dans ton album, la postface est assez accessoire mais la mienne se permet de se torcher le popotin avec
Killing Joke. Sans déconner : les dernières cases de cet album se permettent de dire tout simplement que certains événements de
Killing Joke étaient totalement faux, de bons gros mensonges !
Killing Joke, un de mes récits emblématiques
! C'est supposé relancer l'intrigue, j'imagine… mais ça sent surtout la tentative bon marché de vouloir créer un effet de surprise complètement bancal.
D'un autre côté, qui sait ? Cet élément sera peut être repris dans un album inutile tout comme cette idée qu'il existe trois versions différentes de moi a été reprise pour faire un pauvre album qui ne marquera pas l'histoire de ma licence. Parce que, ne nous leurrons pas, le fait qu'il y ait eu à un moment trois Jokers ne va plus rien changer. Je suis à nouveau unique.
UMAC : Vous ne trouvez vraiment rien de bon scénaristiquement parlant dans votre album ?
Joker : Je n'irais pas jusque là. Certains clins d'œil sont sympathiques. J'ai bien aimé recommencer à lancer des cartes acérées. J'ai aimé me voir à nouveau utiliser des poissons jokers. Et cette bonne vieille fleur projeteuse d'acide, ça faisait des années qu'on ne l'avait plus vue, hein... Qu'est ce qu'on se marre ! Mais globalement, c'est plat ; c'est archi plat.
Toute la première partie est précipitée. On aurait au moins pu créer une espèce de suspense, se demander comment les Bat-Détectives allaient réussir à découvrir que nous étions effectivement trois, mais ils le découvrent au bout de quelques planches parce que c'est juste tellement absolument évident qu'il faudrait être aveugle, sourd et muet pour ne pas le comprendre. D'ailleurs, Bats le savait déjà, comme on l'a dit auparavant.
UMAC : C'est vrai, ça... pourquoi n'en a-t-il jamais parlé à ses proches, d'ailleurs ?
Joker : Allez savoir ! Le personnage est assez mutique, on va dire. Ou il a oublié parce qu'il a jugé que ce n'était pas important... Hahaha !
UMAC : Rien à sauver, alors ?
Il y a bien cette tentative un peu émouvante de faire de Joe Chill un meurtrier repenti qui écrit à Bruce Wayne depuis des années pour lui demander pardon sans jamais oser envoyer les lettres et qui parvient enfin à le faire lors d'un face-à-face pendant lequel Batman se montrera à peu près aussi intéressé qu'un zombie bouffeur de cerveau face à Marlène Schiappa.
"Je sais qui tu es", lui dit Chill... Ah bon ? Tout le monde sait tout sur tout le monde, dans cet album ! C'est bien la peine de jouer les mystérieux ! Hahaha !
Mais, sérieusement... faire de cette réconciliation entre Bruce et l'assassin de ses parents un des enjeux principaux du livre ? Je dois avouer que même moi je ne l'avais pas vu venir. Et je ne dis pas ça parce que c'est extrêmement original, hein ! Je dis ça parce que ça n'a aucun intérêt et que c'est daubé du croupion. On voudrait vous faire croire que ça a été mon plan depuis le début, de retirer à Batman ce qui fait sa force, cette envie de vengeance ; que le pardon l'affaiblirait, que ça casserait son identité, que ça le foutrait en l'air, et qu’enfin je deviendrais sa seule et unique obsession.
Mais depuis quand est-ce que je ne suis pas l'obsession de Batman ?
Et puis, sincèrement : ça fait des décennies que le gars crapahute toutes les nuits sur les toits simplement pour venger de façon virtuelle la mort de ses parents... et sur quelques pauvres lettres découvertes dans une cellule qui n'ont jamais été envoyées et un petit face-à-face avec un criminel en fin de course qu'il vient de sauver d'une transformation en Joker, il faudrait qu'il pardonne tout d'un coup ?
Vous pensez vraiment qu'un traumatisme, ça se soigne comme ça ? Non, parce qu'à la base, l'auteur avait quand même vendu ce comic en disant que ça allait précisément revenir sur les traumatismes de chacun et les analyser en profondeur comme autant de blessures de leurs petites âmes meurtries ! La blague !
On revient sur le traumatisme de Barbara. Oui, il faut le dire vite ! Elle en parle à Jason pendant trois lignes pour bien lui faire comprendre que finalement, bah, sa façon à elle de gérer les choses étaient quand même méchamment plus mature et courageuse.
On revient sur le traumatisme de Jason. Oh bah oui, pour qu'il le vive une seconde fois, dans une scène qui mime son exécution, dis donc ; ça valait bien la peine que je me décarcasse la première fois à l'exécuter de façon bien violente au point de l'envoyer carrément six pieds sous terre pour que, quand il ressorte, on me refasse faire exactement la même chose. Le gars était brisé, il n'a pas réussi à se reconstruire et tout ce qu'on me pousse à faire, c'est quoi ? Le briser à nouveau ? Mais le pauvre n'est même pas reconstruit ! Je pourrais éventuellement avoir eu l'idée saugrenue de faire de lui le nouveau Joker rien qu'en le tabassant. De la même façon que j'ai déjà fait de lui Red Hood (et donc un peu moi) au moment où je l'ai tué. Mais c'est tout pourri. Pourquoi ? Parce que ça ne marche pas ! Non, parce que vraiment, Jason, en nouveau Joker, pourquoi pas ? Cette idée aurait fait changer les choses. Au moins, l'univers aurait un peu avancé. Mais là, c'est tellement le statu quo qu'on dirait un Marvel !
Harley : Dans mon histoire aussi, on revoit la scène où tu veux tuer Jason. Mais ça n'arrive pas parce que je le protège et c'est le moment ou j'appelle Batman. Et c'est d'ailleurs le moment ou tu te fais arrêter. Et c'est malheureusement la fin de tout pour toi. C'est le moment ou je te trahis parce que c'est vraiment le moment où, pour moi, tu vas trop loin. Et ça en dit beaucoup sur mon personnage.
Joker : Ouais et au moins ça raconte quelque chose d'intéressant. Même si j'avoue que je préfère nettement la version où Jason meurt.
Harley : Moi pas. Parce que dans mon univers, Jason devient quelqu'un de bien : un capitaine de police, puis un directeur de prison. C'est vrai qu'on ne le voit pas beaucoup dans l'album, mais on comprend qu’il a continué sa vie.
Pour revenir un peu à moi, je suis vraiment très contente de ce qu'on a fait de mon personnage. Et du nouvel univers Batman White Knight. Ma transformation en justicière se fait peu à peu. Elle est vraiment justifiée au sein du récit. C'est écrit avec finesse, avec douceur et même un peu de tendresse.
Et puis toute l'enquête sur laquelle l'album est basée est centrée sur un duo qui peut rappeler ma relation avec le Joker et qui, forcément, va me faire beaucoup réfléchir sur la relation toxique que j’entretenais avec lui, sur cet espoir vain que j'avais de le sauver de lui-même.
De manière générale, l'histoire de mon album ne souffre d'aucun défaut majeur et garde même le lecteur en haleine.
J'ai lu que certains ont regretté que les dernières scènes se déroulent encore dans un cinéma, vu que ça devient un thème un peu récurrent dans les albums liés au Joker... mais toute mon histoire parle d'anciennes gloire du cinéma, alors c'est on ne peut plus justifié !
Joker : Hahaha ! C'est marrant, ça : moi aussi, mon histoire s'achève sur une scène dans un cinéma... mais moi, c'est juste un clin d'œil poussif, tardif et mille fois fait et refait au film que Bruce est allé voir avec ses parents le soir de leur meurtre. Originalité, quand tu nous tiens !
Et tout ça pour projeter l'enregistrement d'une déclaration faite par un personnage de toute façon présent sur les lieux ! Inutile, donc... C'est vraiment une façon, idiote d'affirmer : "Hey, z'avez vu ? J'ai casé la référence au cinéma. C'est bien , hein oui ? Allez, dites qu'il est bien, mon album nul..."
UMAC : Hum... Et graphiquement, que pensez-vous de vos ouvrages respectifs ?
Joker : Ah là, par contre, rien à redire : c'est du beau boulot. Aussi bien au niveau du dessin que de la colorisation. On peut dire que les gars, franchement, ils ont mis le paquet. Je suis juste surpris que dans une BD qui claque autant, on range toute cette action dans des cases aussi ordonnées et aussi scolaires. Au final, avec un dessin d’une telle qualité, je ne pense pas qu'il y ait nécessairement besoin d'une mise en page tape-à-l'œil mais c'est surprenant, ces petites cases bien sages. Ça me ressemble si peu... mais comme le dit Harley : ils ont essayé de contenir et ordonner mon chaos, ces salauds !
Harley : En ce qui me concerne, c'est un trait un peu plus particulier puisque l'univers White Knight bénéficie de la plume de Sean Murphy mais que moi, je suis dessinée par Matteo Scalera. En gros, Matteo a plus ou moins essayé de copier les angles de vue que Sean Murphy utilise dans le reste de White Knight. Du coup, il y a une espèce de cohérence graphique sur tout l'univers mais une identité esthétique propre à mon album. Matteo a une approche plus douce, moins virile. Ça convient parfaitement à cette histoire qui finalement me raconte, moi, devenant une femme pleine, entière et épanouie. Finalement, on me voit quand même assez bien dans des scènes du quotidien où je vis ma vie avec mes enfants et où je soigne mes hyènes… Et Matteo a le chic pour dessiner des visages qui expriment vraiment des émotions en quelques simples traits. Ce n'est pas compliqué : la planche où je rencontre Jack alors qu'ils n'est pas encore le Joker et que je ne suis pas encore une arlequine et où on tombe amoureux l'un de l'autre est sans doute l'une des plus belles et poétiques de l'album simplement à cause de cette légèreté... et pourtant , j'étais quand même gogo dancer à cette époque et lui était déjà un criminel passablement instable !
UMAC : Alors, en résumé ?
Joker : Un très bel album visuellement ; scénaristiquement, totalement dispensable. Préférez les vrais classiques !
Harley : Un album atypique dans un univers atypique de plus en plus indispensable !