La Première Leçon du sorcier
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Jusqu’à ce que Richard Cypher sauve cette belle inconnue des griffes de ses poursuivants, il vivait paisiblement dans la forêt. Elle ne consent à lui dire que son nom : Kahlan. Mais lui sait déjà, au premier regard, qu’il ne pourra plus la quitter. Car désormais, le danger rôde en Hartland. Des créatures monstrueuses suivent les pas de l’étrangère. Seul Zedd, son ami le vieil ermite, peut lui venir en aide… en bouleversant son destin. Richard devra porter l’Épée de Vérité et s’opposer aux forces de Darken Rahl, le mage dictateur. 
Ainsi commence une extraordinaire quête à travers les ténèbres. Au nom de l’amour. À n’importe quel prix…

Voilà comment l'éditeur Bragelonne présentait le premier tome de la saga l'Épée de vérité qu'il a commencé à publier en France en 2003. Une saga d'heroic-fantasy s'il était besoin de le souligner, tant le résumé de quatrième de couverture aligne les poncifs : un jeune homme qui s'avère être l'Élu, une arme mythique, un mentor qui est en même temps sorcier, des monstres redoutables, un ennemi implacable désireux de conquérir l'univers et une histoire d'amour aussi passionnée qu'impossible. L'ouverture du livre achève de convaincre : une carte du monde, un peu simplette mais lisible, confirme les soupçons. On est en présence d'une aventure entremêlant les sorts d'un héros valeureux, sa bien-aimée et son guide expérimenté. Bravoure & romance, légendes et mystères, magie blanche et sorcellerie, paysages hauts en couleurs et créatures grotesques, tout ce qui désormais pullule dans les séries pour jeunes adultes envahissant de leurs couvertures chamarrées les rayons de nos librairies et qui nourrissait auparavant les rêves hallucinés des lecteurs des années 40 à 70. C'est même d'un classicisme ahurissant : on y rencontre des dragons qui parlent et une épée enchantée qui ne peut être donnée qu'à celui qui maîtrisera sa magie... Presque un catalogue, sans parler des noms de personnages qu'on croirait issus d'un scénario amateur de Donjons & Dragons.

Examinons ce premier tome d'un peu plus près.
Il s'agit du premier roman publié par Terry Goodkind, une fois qu'il s'est installé dans le Maine (peut-être a-t-il bénéficié de l'influence littéraire de son résident le plus connu, Stephen King ?) en 1994 et qui a rencontré immédiatement le succès, succès qui s'est poursuivi pour atteindre le chiffre faramineux de vingt millions d'exemplaires vendus de la série intégrale ! Évidemment, il a été traduit au plus vite et les éditions J'ai Lu le proposaient déjà au lectorat hexagonal dès 1998.





Au début, c'est pourtant déroutant : l'écriture est certes aérée, avec des paragraphes très courts et incisifs, dans une structure plus proche de celle d'un polar. On y remarque beaucoup de dialogues et, au départ, relativement peu d'action au sein d'un schéma presque exclusivement linéaire. Tout est fait pour rendre la lecture facile, et ne pas parasiter le plaisir simple d'entrer en communion avec les aventuriers, lesquels nous sont ainsi décrits de manière dynamique. C'est un peu le même principe que celui appliqué par Gemmell (l'auteur de Légende) : de la fantasy, certes, mais facile d'accès. Toutefois, là où Gemmell dispose d'un vocabulaire un peu limité - qu'il compense par un sens aigu de l'épopée - Terry Goodkind propose quand même des tournures plus riches et variées, dans un style loin d'être pompeux mais relativement élégant. 




Et ça fonctionne. La carte du début fait minable, mais elle se montre suffisante pour l'instant et est nettement plus utile que celle de Légende. Le lecteur se trouve incontestablement en terrain connu, face à une sorte de synthèse de tous les courants de fantasy précédents : moins disert que Tolkien (Le Seigneur des Anneaux), moins sombre que Michael Moorcock (Elric le Nécromancien, Hawkmoon, Corum...), moins violent que Robert Howard (Conan le barbare), moins volubile que Robert Jordan (La Roue du temps) mais les ingrédients sont suffisants pour créer un spectacle de qualité, riche en péripéties. Et dans tout ça, les sentiments sont profondément mis en avant. Les liens entre les héros sont forts, très forts et tout est fait pour qu'on vibre avec eux. Ce qui permettra, dans les volumes à venir, de les mettre dans des situations beaucoup plus délicates qui nous feront trembler pour eux (souffrance et tortures seront au rendez-vous). Peut-être s'agacera-t-on de la relative passivité de Richard, un peu trop archétypal dans la conception de l'Élu, mais Kahlan est en revanche bien loin des princesses lascives d'autrefois : une femme mystérieuse, dissimulant de lourds secrets et bien décidée à prendre sa vie en mains. L'ensemble des chapitres de ce premier tome baigne en outre dans une sorte de jubilation qui fait beaucoup penser au début de la Saga des Hommes-Dieux de Philip José Farmer (surtout Cosmos privé).

Bien sûr, des dizaines de secrets sont révélés au compte-goutte, certains évidents, d'autres pas tant que cela : quel est donc le pouvoir de l'Inquisitrice ? Pourquoi ne peut-elle pas se lier avec Richard - qu'elle aime pourtant, c'est évident ? D'où le grand méchant Sorcier tire-t-il sa puissance ? Comment sait-il quel artefact ouvrir alors que le Grimoire unique est en possession de Richard ? Quel est le plan du Sorcier ?

Toutes ces questions trouveront leurs réponses et en engendreront d'autres en leur temps, dans une quête agréable comme un bon feuilleton, rythmée et parfois passionnante. Pas étonnant qu'elle ait donné lieu à une série TV qui n'a malheureusement pas eu le financement dont peuvent jouir d'autres adaptations comme La Roue du Temps (sur Amazon Prime), The Witcher (sur Netflix) ou surtout Game of Thrones (HBO).




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le premier tome d'une saga best-seller.
  • Des personnages un peu archétypaux mais dépeints avec tendresse.
  • Tous les ingrédients d'une bonne série de fantasy.


  • Un style un peu léger.
  • Rien de nouveau.



Hard Boiled
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Voici un cas surprenant dans mon parcours de lecteur. En effet, si je suis venu à Hard Boiled, ce n’est pas pour (ou par ?) Frank Miller (lire par ailleurs le dossier que Nolt lui a consacré). Et pourtant ! J’ai assez travaillé sur le bonhomme pour que cela fut un choix évident.

En fait, c’est en me repenchant sur la carrière de Juan José Ryp, ce remarquable artiste qui m’avait vraiment époustouflé dans ses albums conçus avec Warren Ellis (comme No hero ou Black Summer) ou dans son travail sur la série Clone, que j’ai trouvé plusieurs références au style d'un certain Geoff Darrow, un dessinateur qui partage avec lui (mais avec quelques années d’avance) la même propension à saturer les cases de myriades de détails, parvenant presque à fatiguer le lecteur et conférant à l’œuvre ainsi illustrée un indéniable « plus-produit » qui la rend forcément plus intéressante que d’autres après la première lecture. 

Ce souci du détail s’accompagne également d’une recherche constante de réalisme - malgré un penchant prononcé pour des récits de science-fiction ou purement fantastiques, ce qui rapproche ces deux dessinateurs d’un George Pérez. La précision du trait, le dynamisme des postures sont communs, même si Ryp et Darrow vont nettement plus loin dans la violence, voire le gore, et optent pour un découpage plus dynamique qui lorgne vers le cinéma.

Voici donc deux grands noms de l'art des bulles réunis en 1991 sur un projet commun qui leur vaudra dans la foulée une pluie de louanges et de prix (dont l'Eisner Award) : dans un décor rétro-futuriste, Miller & Darrow nous invitent à suivre les tribulations d'un certain Carl Seltz, enquêteur pour des assurances, père de famille vivant paisiblement en banlieue avec sa sublime femme et ses deux enfants. Du moins, paisiblement si l'on excepte ses rêves étranges et éprouvants dans lesquels, sous couvert d'identités fluctuantes, il livre des combats sans merci face à d'innommables forces occultes. Peut-être n'est-il pas celui qu'il pense être... ou simplement CE qu'il pense être car, au-delà de son identité propre, c'est bien sa nature même d'être humain qui est questionnée.

Le fait est que, sur Hard Boiled, le travail de Miller semble se limiter à la portion congrue, tant on a l’impression qu’il laisse au graphiste le soin d’orienter l’album à sa manière ; ainsi, de nombreuses planches sont « muettes », et on a droit à plusieurs cases en pleine page. Le récit s’en ressent fortement : bourré d’ellipses, il subit des accélérations dérangeantes et n’est pas forcément très aisé à parcourir. 

Cela dit, la tonalité générale nous permet de nous accrocher à des codes vaguement connus et, entre Total Recall et Ghost in the shell, on navigue dans un domaine plus ou moins familier, avec une escalade dans la violence qui suit le parcours du héros. La frustration vient du fait que le récit ne semble être qu’une sorte de mise en bouche, une longue intro percutante, pleine de bruit, de fureur et de mystères, mais qui n’aboutirait qu’à d'autres questions que celles posées au départ. On aurait aimé davantage d’un album – quand bien même on se le serait procuré d’occasion.

Fascinant, sanglant et glauque, avec cette palette de couleurs délavées qui rappelle le travail accompli sur certains albums futuristes de Moebius (comme l'Incal). Il existe notamment dans une édition format album chez Delcourt (1990), dans la collection "Conquistador", mais les puristes préféreront sans aucun doute la réédition 2012 de l'intégrale dans la collection "Contrebande", plus proche de l'originale, à moins qu'ils se décident pour la réédition de l'intégrale chez Futuropolis en 2021 dotée d'une nouvelle mise en couleurs de Dave Stewart qui accentue son caractère rétrofuturiste avec une palette résolument plus chaude.






+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un duo d'artistes renommés.
  • Un Frank Miller sans filtre, laissant parfois libre cours à la violence de ses propos.
  • Le travail minutieux de Geoff Darrow, qui pousse à passer des heures à fixer chaque case et prolonge d'autant le plaisir de la lecture...

  • ... au détriment du rythme, à moins de choisir de lire d'abord, et regarder ensuite.
  • Un récit manquant de corps, à l'image de son personnage principal à l'identité floue.
Wolverine : le Meilleur dans sa partie
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Wolverine. Bien que mis à toutes les sauces dans de nombreux hors-séries, one-shots ou arcs parallèles (menaçant par son omniprésence la sacro-sainte continuité Marvel), il n’a que rarement été galvaudé, un peu comme si ses nombreux scénaristes avaient eu trop de respect pour sortir complètement du cadre esquissé voici des lustres par ses créateurs, et presque définitivement établi par John Byrne et Frank Miller, chacun de leur côté. Certes, il a eu ses hauts et ses bas (ayant même, littéralement, connu l’Enfer) et a traversé toutes sortes de crises, mais sa propre série n’a jamais été médiocre : il faut avouer qu’il n’y a pas grand-chose à jeter dans le moindre des épisodes du Canadien griffu, même lorsque leur seule raison d’être était d’occuper le lectorat en attendant le prochain arc d’importance.


Une nouvelle mini-série parue en 2012 semblait partie sur ces bonnes bases, dans une collection réservée aux adultes (donc contenant ultra-violence et/ou propos obscènes) avec pour scénariste un certain Charlie Huston, qui était avant tout à l’époque écrivain de polars ou scénariste pour la télévision, mais qui s'était également fait la main sur Moon Knight. La vision forcément décalée d’auteurs qui ne sont pas issus du sérail des comic books promettait une approche différente, et sans doute une expérience nouvelle. Il est vrai que Wolverine semblait promis à la collection Max et que les éditeurs devaient avoir eu quelques retours de lecteurs demandant d’aller plus loin que ce qui était proposé au grand public.

On confie alors notre héros aux pinceaux de Juan José Ryp. Nous avons ici-même, maintes fois, évoqué les œuvres de ce dessinateur espagnol dont le talent et le souci du détail font irrémédiablement penser à Geof Darrow avec cependant une propension à se lâcher pour verser dans le gore (ses cases sont régulièrement inondées d’hémoglobine, la faute aussi à ceux pour qui il a travaillé, Warren Ellis en tête). Ce qu’il a proposé sur des mini-séries telles que No Hero ou Wolfskin ouvrait des perspectives alléchantes. Et il s'en sort à merveille dans la plupart des séquences dessinées, même si on peut regretter des visages féminins interchangeables, un défaut qui sera moins visible dans sa série Clone


Synopsis : Un étrange groupe entreprend de déterrer un individu qui a passé 60 ans enseveli dans des sables mouvants en Louisiane – et qui est toujours vivant...

De fait, et dès le départ, Huston opte pour une forme de dérision, ce qui a le mérite de dérouter un peu le lecteur, surtout s’il s’agit d’un aficionado qui dévorait déjà les premières aventures de Logan à Madripoor, à l’époque où John Buscema s’amusait à lui faire affronter des dizaines d’adversaires. Ainsi, nous le voyons en train de draguer et de raconter à une minette comment il a été capturé par de sales types pas très futés qui l’ont traité comme un chien (dans tous les sens du terme). Et voilà plus loin le même Logan surpris à danser en boîte de nuit (détail qui alertera immédiatement ses potes X-Men par son incongruité).

On continue notre lecture, un peu éberlué, un peu groggy même. On a du mal à s’y faire, surtout que Wolverine, s’il déchiquette à tout va (oui, quand même), passe aussi beaucoup de temps à dialoguer avec force allusions et second degré salace. Il y a de l’irrespect dans l’air ! D’autant que ses adversaires, coriaces certes, semblent uniquement créés dans le but de le laisser découper, démembrer, taillader jusqu’à plus soif : des immortels dans leur genre, morts-vivants, améliorés ou mutés, forcément coriaces. Pas la première fois que Logan affronte des vampires, ou assimilés : déjà, alors qu’il se faisait appeler le Borgne, il avait eu affaire à un sinistre sire qui l’avait poursuivi longtemps de ses ardeurs sanguinaires.

Et pourtant… On finit par s’y faire. Le talent iconoclaste de Huston (spécialisé dans le roman noir) parvient à hisser le niveau de cette histoire, d’autant qu’il ne se prive jamais de mettre notre mutant dans les pires situations (c’est vrai qu’il a subi toutes sortes de tortures – de la crucifixion au mitraillage quotidien – mais rarement avec un tel acharnement, un tel goût pour la souffrance). Et Ryp d’y associer son talent pour faire gicler le sang (ou autres humeurs) et sauter les membres (ou autres morceaux choisis). La générosité avec laquelle Wolverine se lance dans la bataille quitte à y perdre une bonne partie de son corps est ici traitée avec autant de logique que d’humour noir :


Sa capacité de régénération se trouve ainsi au centre de l’intrigue et l’auteur va tenter de donner une explication rationnelle aux différences entre les époques : rappelez-vous, dans le one-shot de Frank Miller, Logan devait se bander les plaies lorsqu’il était lacéré par un katana, et s’en trouvait visiblement diminué alors que dans d’autres épisodes, ultérieurs, il a été incinéré, éventré ou réduit en bouillie pour s’en sortir plus ou moins rapidement. 


L’ensemble se poursuit sur un ton délibérément adulte – donc en parfaite adéquation avec le cahier des charges de la collection, en compagnie de personnages plutôt fascinants (avec un succédané de Deadpool qui agace avant de séduire), beaucoup de violence et de l’hémoglobine par hectolitres : on laisse l’héroïsme de côté, et les motivations sont souvent floues. Il n’empêche, cela s’avère assez revigorant, caustique et parfaitement rythmé. Parfois pointe néanmoins un peu de frustration : les experts savent que Wolverine est un adepte du combat rapproché, et un expert dans nombre d’arts martiaux, or ce qu’on voit avant tout ce sont des gestes manquant d’ampleur et de lisibilité – en gros, il fonce souvent dans le tas – qui traduisent mal le slogan qui sert de titre à la série : « le Meilleur dans sa partie » (on l’a déjà vu plus affûté et roublard). C’est un peu cette facette un brin limitée de Logan sur grand écran qui rejaillit ici : un fauve un brin obtus qui fond sur sa proie. D’autres auteurs avaient su mieux nous dépeindre un être qui en remontrait à Captain America dans la science du combat, capable de vaincre n'importe qui même dépourvu de ses hyper-sens, fin tacticien et doté d’une expérience en arts martiaux extrêmement rare.

On verra néanmoins cette facette trop peu usitée à l’œuvre dans le second volume, Quarantaine brisée, des mêmes auteurs, qui vont cette fois ouvrir le récit à l’univers étendu autour de Wolverine : les X-Men bien entendu, avec une avalanche de sous-entendus très sexuels sur la relation entre Scott Summers et Emma Frost (cela se déroule avant Schism) ; mais également des mentions des Shi’ars et des Krees ainsi que d’autres dimensions desquelles sont issus deux chasseurs de primes extraterrestres... et gays. Huston s’amuse à incorporer d’anciens adversaires, souvent obscurs, et sa manière de plonger Logan dans la science-fiction a de quoi procurer de nombreuses scènes jubilatoires tout en poussant notre héros dans ses derniers retranchements, notamment avec ce virus "technécrotique Phalanx" - version zombie d'une infection techno-organique bien connue des lecteurs des revues mutantes. L’on pourra convenir que cela alourdit le script qui devient un peu moins équilibré, hésitant entre l’absurde et le gore, avec davantage de running gags. Cependant la fin devrait parvenir à satisfaire les amateurs du « Meilleur dans sa partie ».

Disponible en France dans une collection peu onéreuse, cela reste donc un bon investissement, qui essaie d’explorer dans sa globalité la potentialité inouïe du personnage : sa fureur contenue, certes, sa violence, son intransigeance mais également son charme (nous l’avions déjà évoqué mais il est vrai que Logan possède une capacité de séduction qui interpelle). La traduction de Jérôme Wicky n’est toutefois pas exempte de reproches et l’on peut en outre déplorer quelques coquilles.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Wolverine dans des histoires orientées "adultes" : enfin !
  • Du sang, des tripes, de la violence et un adversaire retors.
  • De multiples rebondissements, un scénario qui parvient à surprendre.
  • Un humour très noir, des répliques bien senties.
  • Des personnages sortant de l'ordinaire.
  • Des dessins extrêmement détaillés.


  • Une certaine confusion dans les enchaînement de séquences.
  • Une traduction qui peine à suivre le tempo de l'auteur.
  • Des combats manquant d'ampleur et de lisibilité.
  • Beaucoup d'allusions sexuelles mais cela reste sage.
Retroreading : le Temps meurtrier
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Pour le trente-sixième article sur un classique de la science-fiction, nous allons aujourd'hui vous parler de Robert Sheckley. Voilà un auteur peu connu en France même si l'une de ses œuvres, par ses multiples adaptations à l'écran, est définitivement inscrite dans la culture populaire : Le Prix du danger, une nouvelle de 1958 adaptée en 1983 par Yves Boisset. Le thème de la chasse à l'homme devenue loisir pour les plus fortunés dans un futur proche mais également sujet de société et élément de divertissement des masses a depuis été très largement repris ailleurs, d'abord par Stephen King avec son Running Man rédigé sous le pseudonyme de Richard Bachman, également adapté une première fois avec Schwarzenegger en 1987 et bientôt de retour sur nos écrans avec un film d'Edgar Wright, puis par de nombreuses sagas plutôt orientées jeunesse. Des variantes comme Battle Royale ou Hunger Games ont su conquérir leur public. Or il se trouve que Sheckley a lui-même régulièrement repris le flambeau en tirant trois romans de son idée de base, dont Chasseur/Victime. Et il ne se prive pas pour la réinsérer dès qu'il le peut, comme le prouve notre titre du jour, Le Temps meurtrier.

Toutefois Sheckley n'est pas que l'écrivain d'un seul thème et il est avant tout connu dans la SF pour ses nouvelles percutantes, souvent caustiques, traitées avec un mélange de dérision et de malice mais qui ne se privent jamais d'interroger l'homme dans ses travers tout en explorant des lendemains qui déchantent. Si ce roman n'est pas son chef-d'œuvre (on lui préfèrera Oméga ou les Erreurs de Joenes, plus ambitieux et aboutis), il s'avère un bon point d'entrée si l'on cherche à découvrir le travail de cet écrivain de Brooklyn mort en 2005.

Ainsi, comme souvent en SF : tout commence par une mort.  
Un banal accident de voiture en 1958, et voilà Thomas Blaine, modeste dessinateur de yachts, expédié ad patres. Et ça, ça l'embête. Ça l'embête d'avoir eu une mort aussi banale, aussi s'empresse-t-il de tenter de se la remémorer - mais rien n'y fait, il a perdu le contrôle de son véhicule et percuté un autre conducteur, lequel a sans doute perdu également la vie dans l'accident. Pas de quoi le consoler après une vie inintéressante dans laquelle il estime n'avoir jamais eu la possibilité de s'accomplir. Après avoir raté sa vie, il a donc raté sa mort. Dommage, car :



Or, le voici qui rouvre les yeux. Pas au Paradis (loin de là) mais dans une salle où des experts anxieux attendent sa résurrection. Car nous sommes à présent en l'an 2110, et l'Au-Delà est désormais accessible scientifiquement : pour peu qu'on y mette le prix, l'on peut avoir la garantie de poursuivre sa vie sur Terre dans des corps-donneurs jusqu'au moment où l'on pourra passer de l'autre côté du Seuil. Une vie quasi-éternelle donc. Si on en a les moyens. Évidemment. 

Alors que vient foutre Blaine dans ce futur ? "Oh ça, pardon, c'est juste une erreur. Excusez-nous, vous n'étiez pas censé être ressuscité, on s'est trompé de personne." V'là aut'chose ! Donc non seulement Blaine est mort stupidement, mais en plus il est ressuscité par erreur ? Pire encore : il n'a même pas récupéré son corps ! On l'a inséré dans celui d'un grand type costaud aux épaules larges et à la mâchoire carrée, tout le contraire de lui. Pas grave, on va lui reprendre. Ah oui, mais non madame (oui, car il y a une madame, plutôt jolie malgré sa froideur toute scientifique) : j'y suis, j'y reste !



Nous allons alors suivre les pérégrinations de notre minable dessinateur de bateaux du milieu du XXe siècle dans le New York du turfu avec son Au-Delà accessible (et régenté par des sociétés ayant pignon sur rue), ses zombies qui résultent de mauvaises réincarnations, ses berserkers qui piquent des crises dans les rues et se font abattre non sans flinguer des dizaines de passants, et ses parties de chasse à l'homme (nous y voilà) où le Gibier n'est autre qu'un riche désœuvré qui choisit une manière élégante de se suicider. Pas facile pour Thomas de trouver sa place dans ce monde, d'autant qu'il y a déjà un individu qui se fait son blé dans un numéro de music hall rétro (et puis le XXe siècle, c'est pas très glamour). Surtout que l'entreprise qui l'a fait revenir (contre son gré) veut désormais récupérer son corps (contre son gré aussi, n'est-ce pas ?)

Totalement démuni et privé de repères, il trouvera une aide inespérée : d'abord celle d'un zombie qui a décidé de le suivre partout où il ira, persuadé qu'il détient la clef de son amnésie ; puis celle d'un fantôme, l'esprit d'un homme qui n'a pas encore franchi le Seuil et s'est décidé à l'aider autant qu'il le pourra (car on peut recevoir des appels de l'Au-Delà dans ce futur-là). Mais rares sont ceux qui iront dans son sens : Blaine sera régulièrement trahi, ou manipulé, pion innocent d'un conflit qui le dépasse entre des puissances qui veulent s'accaparer l'Éternité. En attendant son inévitable mort (sans doute définitive, pour le coup), il mènera sa petite vie d'échecs en désillusions tout en nous faisant découvrir un avenir pas très radieux où la promesse de la vie éternelle ne va pas sans beaucoup de contreparties plus ou moins légales, et dans lequel les plus blasés profitent d'un dispositif nommé "la Greffe" pour utiliser d'autres corps afin de vivre des expériences sensorielles extrêmes, ou se rendent dans des "cabines à suicide" pour tenter leur chance dans un ailleurs pas forcément garanti.

Le roman se suit sans déplaisir grâce à bon nombre de réflexions bien senties (surtout lorsque Sheckley mêle à cette vision d'un Au-Delà scientifique des considérations plus religieuses) et à pléthore de péripéties qui rythment la vie chaotique de ce "Voyageur imprudent". Thomas Blaine devient un Candide malgré lui, mais un Candide ironique, encore trop naïf mais capable d'analyser froidement les travers de cette société peu engageante. On regrettera toutefois sa passivité et son manque cruel de charisme : l'auteur n'a pas du tout voulu en faire un héros, sans doute dans le but de pouvoir écrire une fin pleine de cynisme. On regrettera aussi cette vision assez naïve d'un XXIIe siècle très peu évolué (en dehors donc de la conquête de l'Au-Delà) : on s'y déplace en voiture ou en hélicoptère, on regarde la TV, on communique par le biais de cabines dédiées et l'informatique n'y est pas du tout présente. Ni les logements, ni les vêtements, ni la nourriture ne semblent avoir été impactés par les progrès. On comprend aisément que ces considérations ne constituaient pas une priorité pour l'écrivain.

Image tirée du film Freejack de Geoff Murphy (1992)

Quoi qu'il en soit, l'idée de base a plu encore une fois à des producteurs de cinéma qui en ont fait un film en 1992, au casting assez impressionnant (Emilio Estevez, Anthony Hopkins, René Russo et... Mick Jagger) mais au succès médiocre, qui annonçait pourtant la vague cyberpunk. Il est disponible sur Prime Video, si vous êtes curieux.

Pour finir, un petit mot sur l'édition Presses Pocket de 1977, facilement trouvable dans les bouquineries, et reconnaissable à sa très jolie illustration de couverture signée Siudmak : ne vous attendez pas à un roman olé olé, la jeune femme dénudée (que vous avez forcément remarquée sur cette page) n'apparaît pas du tout dans l'ouvrage. On vous aura prévenus. Quant aux collectionneurs chanceux, ils pourront le trouver dans le prestigieux Club du Livre d'Anticipation des éditions OPTA, couplé à un recueil de nouvelles du même auteur encore plus corrosif, ouvrage relié duquel est tiré l'illustration qui clôt cet article. Et pour être totalement complets, sachez qu'il a parfois été édité en France sous le titre : Éternité, société anonyme, traduction presque littérale de sa version originale.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un auteur méconnu en France qui mérite qu'on s'y attarde.
  • Un style alerte, teinté d'ironie.
  • Des questionnements philosophiques pertinents.


  • Des personnages qui dégagent peu d'empathie.
  • Une vision du futur assez naïve.