X-Men Omnibus par Hickman
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À l’issue des douze épisodes de l’arc House of X/Powers of X (édités entre 2019 et 2020) imaginés par Jonathan Hickman, la situation des mutants de l’univers Marvel avait considérablement évolué et, pour une fois depuis leur création, un avenir radieux leur était promis. C’est cet avenir, bien entendu menacé de toutes parts, que le scénariste allait développer dans la nouvelle série régulière X-Men, sur vingt et un numéros et cinq one-shots, recouvrant les arcs Pax Krakoa puis Reign of X et préfigurant Inferno qui marquait la fin de sa collaboration sur ce titre. Vingt-six épisodes en tout disponibles en une intégrale en version originale (sobrement intitulée « X-Men ») alors que Panini France les propose en trois volumes dans la collection Deluxe :

  • X-Men tome 1, Pax Krakoa
  • Giant-size X-Men
  • X-Men tome 2.

Il est bon de noter que le crossover X of Swords, qui prend place au cœur de l’épisode #16, est édité séparément. Les amateurs capables de lire en anglais feront très vite leurs comptes, d’autant que le contenu éditorial de l’album est très dense, avec une somptueuse galerie de couvertures, dont des variantes et des suppléments couvrant les moments marquants des aventures de nos mutants préférés. Le chapitrage en fait un ouvrage agréable à lire et reprend chaque fois, dans la typographie mise en place précédemment, la numérotation de la série et l’intitulé de l’arc en cours. Ses dimensions, comparables aux albums Deluxe (donc légèrement supérieures au format comics habituel) rehaussent encore ses qualités intrinsèques.

Néanmoins, pour ceux qui n’auraient pas suivi, voici un petit résumé de la situation au moment d’aborder Pax Krakoa (si vous voulez en savoir plus, l’article très complet de Nolt devrait vous remettre les idées en place) : les mutants ont désormais leur monde à eux. Après la tentative avortée d’Utopia et le désastre Genosha, il semblerait que Krakoa ait toutes les caractéristiques pour permettre à ces êtres de vivre en tant que nation, à l’abri de la haine et/ou de la crainte des humains. Krakoa, l’alpha et l’oméga des Nouveaux X-Men : l’île vivante était à l’origine de la création de la nouvelle équipe venue à la rescousse des « classiques » (Angel, Iceberg, Marvel Girl & le Fauve), elle en devient le havre, le cocon, le berceau et la forteresse. Certaines des plantes qui y poussent guérissent des pires maladies (et servent de monnaie d’échange avec les autres États souverains) quand d’autres peuvent créer des portails (pour peu qu’on ait eu l’intelligence de planter une plante-sœur à l’endroit désiré) : ainsi, tout en étant cantonnés sur l’île, les mutants sont libres d’aller où ils le souhaitent, sachant que plusieurs d’entre eux ont régulièrement collaboré avec des extraterrestres, et notamment l’empire shi’ar.

Mieux : grâce à la banque de données de Cérébro et au pouvoir combiné des plus grands télépathes, il est possible d’utiliser Krakoa pour ressusciter un mutant décédé – ce qui n’ira pas sans entraîner de sérieuses questions sur l’existence et changera profondément la donne lors de missions à haut risque.


Régis par un « Quiet Council » autoproclamé, tous les mutants sont les bienvenus : Xavier travaille main dans la main avec Magnéto (après tout, ils disposent enfin chacun de ce qu’il leur fallait pour réaliser leurs rêves divergents) et a accueilli non seulement Mystique et ses sbires, mais également Apocalypse, Sebastian Shaw et Sinistre. C’est assez hallucinant, toutefois les enjeux sont tels que cela reste du domaine de… l’envisageable – disons que la suspension d’incrédulité est mise à mal mais tient encore le coup. Toutefois, malgré le confort et la sécurité procurée par cet environnement qui s’adapte à leurs besoins (et leurs envies), les nuages s’assombrissent déjà car les menaces pèsent. D’abord, il faut mettre au pas les nations humaines : les dirigeants mutants, et surtout les X-Men, savent combien les hommes peuvent avoir la langue fourchue et il faudra donc en passer par d’épineux débats politiques. D’autre part, des organisations comme Orchis, farouchement anti-mutantes et nanties d’une technologie très élaborée, sont en train de mettre la main sur des programmes adaptés du projet Sentinelle, de sinistre mémoire. Et d’autres dangers se profilent, dont certains totalement imprévus. Enfin, rien ne dit que des individus comme Apocalypse, les anciens membres du Club des Damnés ou Mystique ne nourrissent pas de sombres plans, incompatibles avec la paix voulue par Xavier et tolérée par Magnéto.


Cette somme d’épisodes montre d’abord l’ampleur du projet Hickman, qui semble avoir tiré en outre certaines leçons de son travail sur les Avengers en mettant l’accent sur l’aspect feuilletonnant de la série et en cherchant à développer quelques-uns des personnages, parfois presque oubliés (Fantomex, Vulcan), parfois simplement dans l’ombre des glorieux X-Men : cinq histoires, souvent légères, offrent à certains héros un espace inhabituel dans lequel ils peuvent donner libre cours à leurs pensées, leurs angoisses et leurs passions. On en retiendra l’épisode avec Nightcrawler à la tête d’une équipe de revenants (Magik, Cypher, Lockheed) illustré par le toujours dynamique Alan Davis dans une mission qui les mettra aux prises avec une ancienne race d’aliens, mais surtout sans doute l’épisode quasi-muet avec Jean Grey associée à Emma Frost pour effectuer un sauvetage psychique particulièrement ardu. Les autres laissent transparaître un humour parfois surprenant (les aventures de Fantomex au sein du Monde sont perturbantes par leur légèreté de ton) qui détonne avec la palette souvent tragique avec laquelle Hickman aborde ses histoires : ainsi, si l’ombre d’Arrako et ses Summoners va longuement peser sur la série (c’est le rapprochement entre le territoire d’Arrako et Krakoa qui va déclencher l’événement X of Swords), l’irruption de Hordeculture est d’une autre trempe : une bande de mamies botanistes (vous ne rêvez pas) parviennent à pirater un portail Krakoa, mettent la pile aux mutants sur place puis ridiculisent les poids lourds venus les intercepter (Emma Frost, Sebastian Shaw et Cyclope) avec beaucoup de malice et d’ironie (la manière dont elles rabattent le caquet à la Reine blanche et sa manière de s’habiller comme une p… est irrésistible). Plus tard, c’est à cause du petit caprice d’un des New Mutants, au cours d’une mission chez les Shi’ars, qu’une invasion de Broods risque de dévaster toute la biosphère mutante.


Le rythme de lecture s’avère ainsi fort plaisant, avec cette alternance entre instants pesants, combats brefs mais souvent spectaculaires, introspections et perles d’humour, le tout sans que cela paraisse chaotique : la continuité graphique est assurée la plupart du temps par Leinil Francis Yu, efficace dans les scènes mouvementées mais qui peut agacer par ses visages trop anguleux et ses mentons carrés. Quand certains épisodes apportent leur lot de révélations glaçantes, d’autres se montrent plus intimistes, ouvrant la voie à de très sérieuses questions existentielles : ainsi, lorsqu’il est avéré que la « renaissance » améliore les caractéristiques d’un mutant ressuscité, des cérémonies sont mises en place pour ceux qui désirent subir volontairement ce miracle – c’est-à-dire mourir, puis revivre. Il s'agit d'un moyen de réparer les cicatrices des exactions des humains, des erreurs du passé ou simplement de guérir d’un mal-être persistant, mais un moyen qui n’est pas sans conséquences psychiques, éthiques, voire théologiques – et qui mieux que Nightcrawler pour recueillir les inquiétudes de Scott Summers dans un magnifique épisode, très intense, qui marque l’un des sommets de l’album (et permet de revenir sur le traumatisme de « No more mutants ») grâce à un montage parallèle (dialogue des deux héros/cérémonie orchestrée par Apocalypse) qu’on retrouve dans le numéro consacré à une réunion au sommet entre les représentants de Krakoa et quelques émissaires des Nations Unies, au cours d’un dîner officiel dans lequel chaque mot peut déclencher une guerre ouverte et où les convives dégustent une « brioche tressée de Metz » en dessert (ça fait plaisir de voir apparaître le nom de la plus belle ville du monde dans un comic américain).

Entre-temps, il faut gérer les menaces en cours avec des mini-arcs fractionnés : d’abord, the Vault, cet espace hors du temps dans lequel des méta-humains préparent une contre-offensive. Xavier et consorts ont trouvé un moyen de pénétrer cette forteresse asynchrone, mais impossible de savoir ce qu’elle recèle, ni les dangers potentiels qui pourraient peser à l’avenir sur Krakoa. Ils montent une mission d’infiltration qui a tout de l’opération suicide : les volontaires savent qu’ils n’ont quasiment aucune chance de survie et qu’ils peuvent passer des années avant de parvenir éventuellement à s’en échapper. Il faudra pour le raconter un épisode entier, violent, chaotique, entrecoupé de ces pages documentaires qui servent souvent de « béquilles narratives » à Hickman mais qui ici permettent de suivre la progression de cette équipe de choc, ses victoires et ses coups durs, tout cela s’achevant dans un final d’une très grande intensité émotionnelle.

Il est vrai qu’on aura de temps en temps droit à des paragraphes explicatifs ou des schémas : les plans des lieux (par exemple la Maison Summers, qui a été déportée sur la Lune et dans laquelle vivent enfin réunis tous les membres de la famille de Cyclope, que ce soit son père Corsaire ou ses enfants Rachel et Nathan) alternent avec des passages descriptifs (the World, the Vault, Hordeculture) ou historiques (la fin de règne de Lilandra). Souvent pertinents, ils laissent tout de même par moments entrevoir une certaine facilité déjà évoquée par Nolt, cependant ils évitent aussi des retours fastidieux sur des épisodes méconnus de l’histoire mutante. Ils ne nous ont pas paru en tous cas aussi problématiques que par le passé, mais le fait est que nombre d’éléments introduits confèrent une ambiance très SF, parfois pour le meilleur, mais pas toujours (honnêtement, Arrako, ses habitants et son histoire ne laisseront pas de souvenirs mémorables).


Au rayon des regrets, l’inévitable choix des protagonistes : amateurs de Wolverine, vous en serez pour vos frais car celui qui était de tous les coups restera à l’écart, contrairement à Cyclope, véritable incarnation de l’idéal mutant. 

Plus généralement, en dehors de Scott et Jean, les anciens X-Men sont presque absents, et la génération suivante plutôt en retrait (on a évoqué Nightcrawler, on verra davantage Storm mais exit Colossus et le Hurleur) : les combats sont menés par les plus jeunes, et lorsqu’on a besoin de poids lourds, des équipes sont officiellement nommées. Le retour de Fantomex constitue une bonne surprise, son traitement volontairement léger déroutera sans doute, d’autant que le travail graphique risque de déplaire à certains.

L’album s’achève sur une nouvelle ère qui s’annonce et l’élection d’une nouvelle équipe de X-Men : Hickman passe ainsi la main au cours du Hellfire Gala et c’est l’event Inferno qui prendra place ensuite. 


Le temps de profiter de la très belle galerie de couvertures...




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un album imposant à la présentation soignée.
  • Un excellent rapport qualité-prix.
  • Une somme de récits intimement liés, parfois vraiment drôles, parfois émouvants.
  • Une magnifique galerie de couvertures et des inserts fort utiles.
  • Des personnages ont droit à des épisodes qui leur sont entièrement consacrés.
  • Hickman va puiser dans tout l'univers mutant et certaines vieilles connaissances refont surface.
  • De nouveaux antagonistes surprenants mais non moins inquiétants.


  • Quelques épisodes aux dessins peu engageants.
  • L'arc X of Swords est mentionné mais traité dans un autre volume.
  • Certains personnages, même importants, sont éclipsés : le prix à payer pour couvrir une aussi large palette de héros.
Légendes de la Garde
Par


Introduction à la série Légendes de la Guarde.

Dans les Territoires se cachent des villages et cités qui échappent au regard des hommes. C'est là le domaine des souris. Sous la roche et les feuillages ou dans le tronc creux d'un vieil épicéa, toute une civilisation évolue, commerce et tente de se protéger des nombreuses menaces du monde extérieur.
Pour assurer la protection du petit peuple, la Garde a été créée. Ses membres servent d'éclaireurs, de guetteurs d'orage et de guides. Servant la communauté au péril de leur vie, leur courage et leurs prouesses sont devenus légendaires.
Liam, Kenzie et Saxon font partie de ce corps d'élite. Un jour, alors qu'ils partent à la recherche d'un marchand égaré au cœur de la forêt, ils découvrent l'existence d'un vaste complot. Quelqu'un tente de se procurer les plans de Lockhaven, la place forte qui abrite la Garde.
Le temps des combats est arrivé. Le temps de l'automne, là où tout semble rougir, s'écrouler et se dessécher lentement. Puis viendra l'hiver, qui glace les os et apporte famine et isolement.
Au terme de ces deux saisons, certains auront trouvé l'amour, d'autres la mort ou un destin. Et les Gardes auront fait honneur à un principe qui leur est cher : privilégier le bien de tous avant le leur...

Des souris dans une ambiance heroic-fantasy, voilà qui rappelle bigrement le très bon Mice Templar. Et effectivement, les deux œuvres ont beaucoup de points communs, que ce soit le côté épique, la richesse des "nations" dépeintes et bien d'autres qualités, dont un univers graphique au charme certain.
Tout cela est issu de l'imagination de David Petersen, qui signe scénario et dessins. Le premier tome, intitulé Automne 1152, avait été traduit de l'américain et publié en 2008 par Gallimard. Le deuxième, logiquement intitulé Hiver 1152, en constitue donc la suite directe. 




D'un point de vue visuel, les souris sont peut-être un peu moins expressives que celles de Mice Templar, cependant, les décors sont souvent fort beaux et détaillés. La colorisation est également très réussie et permet de plonger le lecteur dans des ambiances subtiles et différentes, donnant surtout tout leur cachet aux deux opus basés sur des saisons (et donc des couleurs) très différentes.
L'on passe d'immenses salles souterraines à de vastes étendues neigeuses ou encore à de petits recoins éclairés à la bougie, bref, c'est varié et l'on se surprend plus d'une fois à s'attarder longuement sur les planches.

L'histoire est déjà plus convenue (en gros, une lutte pour le pouvoir) mais il faut reconnaître qu'elle est parfaitement mise en valeur. La narration est efficace, l'auteur nous plonge rapidement au cœur de l'intrigue et les personnages prennent de l'épaisseur sur la durée et se révèlent plus complexes qu'il n'y paraît.
Surtout, Petersen a créé un monde crédible et passionnant, basé sur des concepts finalement assez logiques. Les souris n'étant pas (et de loin !) les animaux les plus effrayants, elles sont obligées de vivre dans des villes ou hameaux qui, par la force des choses, deviennent un peu leurs prisons. Pour assurer ravitaillement et communication entre les différents lieux, il était donc logique de créer une sorte de troupe capable de se débrouiller dans un environnement hostile. Différents problèmes d'ordre sociaux et politiques surviennent toutefois : le manque de coordination et de gouvernement central, mais aussi, dans le cas de villes spécialisées dans une production spécifique, une pénurie structurelle, concernant certains produits vitaux, qui oblige les souris à maintenir coûte que coûte leurs voies de communication ouvertes.

Du coup, le côté parfois déjà-vu des concepts relatifs à l'heroic-fantasy est largement gommé par des applications liées aux problèmes spécifiques des souris. Guerres contre les furets, tractations amicales avec les lièvres qui servent de montures "version TGV", relations tendues avec les chauves-souris qui, en raison de leurs ailes et de leurs poils, ne sont acceptées ni par les peuples de l'air (les oiseaux donc) ni par ceux du sol (les mammifères), les idées ne manquent pas !
Chaque tome est divisé en six chapitres qui ont la particularité de tous commencer par un petit texte introductif permettant de faire le point sur l'histoire. Le récit est également parsemé de poèmes et chansons, souvent plutôt bien traduits d'ailleurs. Enfin, des annexes, présentes à la fin de chaque livre, reviennent plus en détails sur différents lieux ou métiers. Sans parler bien entendu des traditionnelles cartes, avec même parfois les itinéraires précis de groupes de personnages.
Le tout se présente en format carré, avec hardcover. Quant à la suite de cette épopée, nous l'avons déjà évoquée dans cet article concernant le printemps 1153.

Une excellente série, tout public mais pas niaise pour autant, et qui se révèle à la fois touchante et très agréable à l'œil.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'originalité et la profondeur de l'univers décrit.
  • Un style graphique au charme discret mais certain.
  • Des personnages attachants.
  • Une dimension à la fois épique et politique.
  • RAS.
The Sword
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Après les excellents Girls et Ultra, abordons un autre titre des frères Luna : The Sword.

Dara Brighton est une jeune étudiante en art qui a perdu l'usage de ses jambes depuis quelques années. Elle mène une vie paisible, entourée de ses parents et de sa sœur, jusqu'à ce qu'un groupe d'individus fasse irruption chez elle, un soir. Ceux-ci exigent une épée que son père aurait apparemment volée. La situation s'envenime et, alors que sa famille est massacrée sous ses yeux, Dara est laissée pour morte, abandonnée au milieu de son foyer, en flammes.
Dara découvre alors la fameuse épée, dissimulée sous le plancher de la maison. Contre toute attente, cette arme ancienne va lui permettre d'échapper à l'incendie, de guérir de ses blessures et même de marcher à nouveau. 
La jeune femme souhaite maintenant retrouver les tueurs, mais non seulement elle ne sait rien sur eux mais se retrouve très vite en mauvaise posture par rapport aux autorités...

Tomber sur un comic signé Jonathan & Joshua Luna engendre toujours un sentiment positif de curiosité mêlée d'intérêt. Les deux frangins, outre une incartade chez Marvel aux côté de Bendis (dans Spider-Woman Origin), ont jusqu'à présent signé des œuvres plutôt réussies, comme Girls, à l'époque décrite comme flirtant avec une ambiance à la Stephen King (ce qui est amusant puisque le romancier écrira Dôme (cf. l'encadré de cet article), bien des années après, en reprenant un élément central de l'histoire) ou Ultra, une série super-héroïque à la fois moderne et très féminine (bien avant que ce soit une exigence ahanée par ces dégénérés de wokistes).
L'on est cette fois plongé dans une trame fantastico-policière qui débute fort bien. Les personnages sont bien campés, les dialogues sonnent juste et l'action est percutante. Le seul petit bémol au niveau de l'intrigue pourrait concerner l'aspect mythologique, asséné d'un bloc, d'une manière peu vraisemblable. Mais bon, là n'est pas l'essentiel, les évènements importants se déroulant de nos jours. 




Le dessin, bien qu'ayant un certain charme, notamment grâce à une colorisation pastel douce et esthétisante, reste le point faible des Luna. Toujours le récurrent problème des visages, tous strictement lisses et identiques (seules la longueur et la couleur des cheveux permettent de distinguer les personnages dont le sexe et l'âge resteraient, sans cela, un mystère). Quelques petits défauts sont également disséminés dans les planches, que ce soit au niveau des postures et proportions, ou par exemple lors de la représentation, très enfantine, des véhicules. 
Pourtant les scènes fonctionnent bien la plupart du temps, grâce notamment à une tension due à de bons cadrages et une écriture aussi nerveuse qu'habile. 

La série est réussie malgré des défauts graphiques évidents et des révélations mal amenées. Les personnages sont attachants, l'émotion palpable, et certaines scènes d'action sont véritablement percutantes, cependant ce comic reste sans doute pour l'instant le moins original des frères Luna. Peut-être aussi l'un des plus violents (pas mal de scènes de "découpage"), même si cela n'égale en rien les excès et la complaisance d'un Luther Strode ou d'un No Hero
L'ensemble est sorti en quatre tomes chez Delcourt (Le Feu, L'Eau, La Terre et L'Air) et peut encore se dénicher d'occasion à des prix tout à fait raisonnables.

Assurément à tester.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le style Luna.
  • Une bonne construction des personnages.
  • Dialogues bien fichus.
  • Efficace et tendu.
  • Des défauts graphiques importants.
  • Une partie mythologique pas toujours convaincante.
Les Diables
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À la longue, certains auteurs ont fini par susciter systématiquement l’envie à chaque annonce de sortie d’un de leurs ouvrages : chez Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines, Joe Abercrombie est incontestablement de ceux-là. D’abord parce que sa trilogie de La Première Loi a été très favorablement accueillie par les membres de la rédaction avec son univers riche, ses personnages fascinants, une intrigue dynamique et un style plaisant, parfois direct mais capable de petites envolées lyriques attrayantes. Les mêmes ingrédients dans ce qui s’annonçait comme une uchronie médiévale avaient de quoi faire saliver, mais apprendre en outre que James Cameron avait officialisé la mise en chantier d’une adaptation cinéma des Diables acheva de nous convaincre : l’arrivée de l’été et d’un peu de calme dans la Pile à Lire (ce succédané du Tonneau des Danaïdes que les bibliophiles connaissent si bien) nous offrit une occasion en or pour vous présenter ce volume imposant édité en France chez Bragelonne et censé être le premier d’une nouvelle trilogie prometteuse.

Carte de l'édition française

Le contexte en lui-même est déjà fascinant : l’action prend place dans l’Europe de la fin du Moyen-Âge mais avec quelques modifications d’importance qui confèrent tout son sel à l’arrière-plan historique de l’intrigue. Bon nombre des références inscrites sur la carte présente en début d’ouvrage (un bon point, vous savez à quel point nous sommes friands de ce genre d’ajouts aux sagas littéraires) sont familières, d’autres nous interpellent et quelques-unes vont intriguer : en effet, imaginez un monde dans lequel Troie a remporté le conflit qui l’opposait aux cités grecques, Carthage a dominé la Méditerranée grâce à une stratégie et des avancées technologiques incroyables, et où ce n’est pas le fils de Dieu mais sa fille qui est morte pour l’Humanité (et pas sur la croix, mais suppliciée sur la roue). L’Église a bien étendu ses ramifications sur toute cette partie du monde, avec Rome pour capitale et ville sainte, mais il s’agit de l’Église des Sauvés qui se reconnaissent par le signe du cercle ; une Église qui a dû organiser des Croisades pour protéger Troie contre des invasions… d’Elfes, créatures barbares et cannibales qui servent de croquemitaines pour les enfants de ces royaumes et empires s’affrontant au gré de leurs allégeances fluctuantes.

Voilà pour le décor, déjà plein de promesses. 

L’histoire commence dans la ville sainte, justement (sainte surtout pour l’Église d’Occident, qui voit en la Papesse – une fillette même pas entrée dans l’adolescence – l’incarnation de leur Sauveuse là où les schismatiques d’Orient préfèrent une religion plus… masculine et rigoureuse) où frère Diaz, modeste moinillon espagnol rêvant de grandeur, se rend à une audition papale, et dans les bas-fonds de laquelle Alex, jeune voleuse vivant de rapines, se débat avec les hommes de main de ses créanciers. Leur destin va dès lors basculer : Diaz se voit nommé vicaire de la Chapelle des Saints Expédients (un des postes les plus prestigieux de la Curie romaine) et Alex est intronisée officiellement comme héritière légitime du Trône-Serpent de Troie. Elle, impératrice ? Elle qui n’a connu toute sa vie que la misère et la violence ?


Le destin est évidemment bien coquin mais tout n’est pas si rose que ça : les fils de l’ancienne souveraine ne se laisseront sans doute pas spolier du trône par une jeune inconnue mal fagotée et aux origines douteuses. Il va donc falloir l’escorter jusqu’à Troie, un périple qui sera sans aucun doute ô combien périlleux. C’est là qu’interviennent les Saints Expédients : une équipe de choc constituée de pécheurs terrifiants, des individus condamnés pour leurs actes impies et dont les capacités surhumaines devront être mises au service de la sécurité de la princesse Alex. Ainsi, le baron Rickard (un vampire plusieurs fois centenaire), Balthazar, le Nécromancien imbu de lui-même, Sunny (une Elfe très… discrète) et Vigga, une sculpturale Viking sans aucune pudeur, devront faire leur possible pour qu’Alex parvienne saine et sauve de l’autre côté de l’Europe et soit dûment couronnée : une lourde mission qu’ils sont contraints d’effectuer par des biais magiques, sous la supervision d’un paladin immortel flanqué d’une mercenaire délurée et la responsabilité d’un frère Diaz complètement dépassé par les enjeux.


Évidemment, à peine sortis des remparts de la Cité sainte que la première embuscade survient… Et tout cet imposant roman s’articule autour de ces événements qui vont rythmer cette quête apparemment impossible, tant les adversaires sont nombreux, déterminés et puissamment armés – et c’est sans compter les coups du sort (qui s’acharne sur cette troupe hétéroclite) et les missions annexes qui viennent encore compliquer leur tâche.  Mais avoir des Diables à son service permet de repousser l’inévitable…


Vous l’aurez compris, cette trame est calquée sur des récits du type Douze Salopards ou Suicide Squad : on envoie des repris de justice faire la sale besogne afin qu’ils mettent pour une fois leurs capacités spéciales au service du Bien (notion qui s'avèrera de plus en plus floue au fur et à mesure que les guet-apens leur tomberont dessus). Et c’est sans doute l’un des rares points faibles du livre : les ressorts sont connus et, partant, nombre d’événements surviennent sans vraiment de surprises, suivant des schémas bien établis. On fera plus amplement connaissance avec ces criminels qui nous apparaîtront progressivement bien moins détestables et tisseront malgré eux des liens indéfectibles avec certains de leurs partenaires. Quant aux deux néophytes que sont Diaz et Alex, ils feront bien vite leur baptême du feu et seront forcés de s’endurcir.

Sur un tempo très élevé, les chapitres s’enchaînent au travers d’autant de péripéties, souvent sanglantes : la fine équipe laissera chaque fois un lot imposant de cadavres derrière elle, et le but à atteindre semblera chaque fois plus inaccessible, permettant au lecteur d’apprécier des descriptions surprenantes d’une Europe à la fois si familière et si étrange. Abercrombie alterne les passages volubiles sur les caractères ou les paysages, multipliant les comparaisons osées ou les métaphores subtiles, avec de nombreux dialogues souvent crus dans lesquels le lexique s’enrichit régulièrement d’innombrables synonymes aux fluides et substances généralement évacuées par notre corps - ou comment exprimer toute la subtilité comprise dans le vocable "étron" de vingt-cinq manières différentes. En cela, le vocabulaire s’accorde au côté iconoclaste de l’intrigue avec de bonnes sentences bien senties sur la religion, la foi, la justice et le sens de la vie, donnant à l’ensemble une tonalité aussi ironique qu’amère qui tranche avec la violence frénétique des combats (ça taillade, découpe, éviscère, décapite, broie, incinère ou transperce dans une joyeuse cacophonie sanglante) et le comique de certaines situations.

Vivifiant, tonitruant, grand-guignolesque mais non dénué d’une certaine tendresse pour ses anti-héros aussi puissants que pathétiques, un gros roman qui se lit avec enthousiasme et promet des suites rocambolesques. Espérons que l'adaptation cinéma prévue soit plus convaincante que celle de Alita Battle Angel.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des personnages truculents, bourrés de défauts et immédiatement attachants.
  • Un roman vif, iconoclaste et bourré de péripéties.
  • Un style agréable, mêlant humour et réflexions bien senties.
  • Une uchronie osée aboutissant à un contexte historique foisonnant et plein de possibilités.


  • Le rythme est un peu décousu, certaines batailles s'éternisant quand d'autres sont vite expédiées.
  • Plusieurs retournements prévisibles.
Secret Show
Par


Un gros pavé pour ce Secret Show censé être "hypnotique". Effectivement, on a du mal à garder les yeux ouverts.

Attention, pour le traditionnel résumé de l'intrigue, il va falloir s'accrocher un peu. 
Tout commence lorsque Randolph Jaffe, employé de la poste centrale d'Omaha, Nebraska, découvre un incroyable secret en farfouillant dans le stock de courriers n'ayant pas trouvé leurs destinataires. Il existerait, au-delà de notre réalité, une forme de magie, l'Art, permettant à celui qui la pratique de donner naissance à ses rêves les plus fous. Après avoir assassiné son supérieur pour protéger sa découverte, Jaffe s'offre un petit road-trip qui le conduit à rencontrer une sorte de clodo à moitié à poil coincé dans une boucle temporelle. Il lui apprend l'existence de la Quiddité, une mer-rêve qui serait la source de l'Art. Cette mer métaphysique débouche sur un territoire appelé le Métacosme, un lieu sympathique peuplé par des saloperies qui feraient bien un tour dans le Cosme (chez nous en gros).
Mais le problème le plus urgent de Jaffe, c'est surtout Fletcher, un scientifique qu'il a engagé pour créer le Nonce, une sorte de passage chimique vers la Quiddité et sa magie, et qui, se rendant compte de l'importance du binz, décide de maraver son associé afin de l'empêcher d'arriver à ses fins. Transformés tous les deux par le Nonce, ils se mettent copieusement sur la tronche pendant une éternité, avant de finir, épuisés, aux environs de Palomo Grove, en Californie. Là, ils vont s'arranger pour posséder quelques nanas locales qui prenaient un petit bain dans un étang et poursuivre leur combat à travers leur progéniture. Seulement, voilà, deux de leurs rejetons, au lieu de s'étriper bien sagement comme on leur demande, vont tomber amoureux l'un de l'autre. Pendant ce temps-là, la petite ville s'anime un peu et attire quelques curieux car la célébrité locale, un humoriste excentrique, n'a rien trouvé de mieux à faire que de clamser en faisant son jogging. Et pas d'un arrêt cardiaque, non, il est tombé dans une faille apparemment sans fond...
Ouf ! Donc ça, c'est uniquement les 60 premières pages (sur plus de 270). C'est un peu dense quoi.

Commençons par la présentation du trio de coupables. À l'origine du projet, Clive Barker (cf. notamment cet Écho), auteur de The Great and Secret Show, roman dont est tirée la BD. L'adaptation a été effectuée par Chris Ryall. Une adaptation dont apparemment Barker se déclare très satisfait, ce qui aurait tendance à signifier qu'elle est fidèle au roman et que c'est donc bien l'écrivain qui est responsable des nombreux défauts de l'ouvrage.
Bonne nouvelle cependant, le troisième larron, qui s'occupe de la partie graphique, n'est autre que Gabriel Rodriguez, un artiste au talent certain dont on avait déjà parlé à l'occasion de la sortie de Locke & Key. Il réalise ici un travail exemplaire, tant au niveau des personnages (très expressifs, mais surtout que l'on peut tout de suite identifier sans peine malgré leur nombre, ce qui n'est pas si courant que ça) que des décors, notamment oniriques.




Voyons maintenant un peu cet énorme bordel que l'on pourrait qualifier d'intrigue. Alors, bien entendu, avoir une imagination débordante, c'est une qualité, c'est même plutôt conseillé lorsque l'on est écrivain. Par contre, une fois jeté sur le papier une tonne d'idées, parfois assez étranges, il est également conseillé de mettre un peu d'ordre dans tout cela, histoire d'aboutir à un récit sinon fluide, du moins logique et intéressant. Or, ici, passé le début prometteur, l'on tombe vite dans le n'importe quoi et, surtout, l'ennui. Un ennui lourd, profond, mortel, qui ne cesse de croître tout au long des planches de ce comic fleuve.

Prenons quelques exemples concrets. Le fait de faire trouver un secret parmi les lettres qui n'aboutissent jamais et s'entassent dans un coin paumé est une excellente idée tant ces mots sans destinataires connus, qui n'ont pu accomplir leur destin, acquièrent finalement une sorte d'aura mystique. Malheureusement, ce thème est à peine exploité et l'auteur ne prend pas la peine non plus de nous fournir un minimum d'explications sur le puzzle ésotérique que Jaffe parvient à reconstituer avec une facilité déconcertante. Autre élément intéressant du récit, la partie métaphysique, bien que complexe, recèle des facilités et des maladresses qui la rendent fort peu attractive malgré sa richesse. Les Terata et autres Hallucigenia par exemple (des entités issues de la peur ou des rêves des individus) font de la figuration et n'ont guère de charisme pour des bestioles censées nous terrifier. La Quiddité et tout l'attirail surnaturel qui l'accompagne s'avèrent également plus lourdingues que fascinants, et Barker use et abuse de concepts farfelus présentés comme des évidences ou entourés de suffisamment de "mystère" pour masquer leurs carences (un honnête lecteur se doit de faire l'effort de croire ce qu'on lui raconte, encore faut-il cependant lui donner un minimum de vraisemblances auxquelles se raccrocher). Quant à l'éternelle lutte du Bien contre le Mal qui est ici ressassée, elle est répétitive et plate. 

Dans la longue liste des éléments qui contribuent à dérouter le lecteur et plomber le récit, l'on peut encore ajouter des personnages à l'utilité discutable, une narration poussive, alourdie par de très nombreux pavés de texte dont certains n'ont pas un intérêt réel, et même des dialogues peu inspirés et artificiels.
Tous les ingrédients étaient pourtant présents pour mettre en place une sorte de thriller fantastique, mais c'est à une salade brouillonne et chiantissime que l'on aboutit.
L'emballage, assuré par Akileos, est lui tout à fait correct. Bonne traduction, hardcover, papier glacé et petits bonus constitués d'une introduction de Barker et d'une galerie contenant covers, recherches graphiques de Rodriguez, illustrations de Barker et plan de Palomo Grove.

De jolies planches qui ne peuvent rattraper à elles seules les immenses lacunes d'un (très) mauvais scénario.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un univers métaphysique complexe et qui aurait pu être fascinant.
  • La partie dessin, assurée par un excellent Rodriguez.
  • Un improbable salmigondis qui ne saurait faire office d'intrigue cohérente.
  • Une narration lourde et poussive.
  • Des idées et personnages survolés.
The Walking Dead : du chef-d'œuvre à la chute
Par


Retour ultime sur la série The Walking Dead, publiée en France chez Delcourt.

Quelques chiffres tout d'abord. The Walking Dead est une série publiée de 2003 à 2019 aux États-Unis et constituée de 193 épisodes mensuels, réunis en VF en 33 tomes. C'est également une réédition en Intégrale comprenant 16 volumes mais aussi des hors-séries, des artbooks et tout un tas de produits dérivés, allant du roman au jeu de société. Et on ne parle même pas des spin-offs de la série TV, dont on a perdu le compte. 
Si ce comic de Robert Kirkman (accompagné de Tony Moore puis Charlie Adlard aux dessins) a connu un tel succès, ce n'est pas pour rien. Car le début de TWD (jusqu'au tome 10 VF) est un incontestable chef-d'œuvre. Mais la série réussira également l'exploit de réaliser un ahurissant grand écart qualitatif en se transformant peu à peu en récit insignifiant voire même très mauvais.
C'est ce retournement inattendu que nous allons tenter d'analyser ici pour tenter de comprendre pourquoi et comment Kirkman a réussi à transformer... de l'or en merde.

Tout d'abord, il faut revenir sur l'auteur. TWD est une exception à plus d'un titre dans l'œuvre de Kirkman. Ce dernier est en effet plus un habitué du second degré que du récit réaliste. Ses autres séries (cf. notre dossier sur l'auteur) flirtent avec la comédie (Super-Patriote, Brit) voire le burlesque (Battle Pope), un peu comme si le scénariste ne voulait pas se résoudre à verser dans le "sérieux". Même ses titres ayant parfois une véritable dimension dramatique (Invincible) ont aussi un versant plus léger voire parodique. 
Quand Kirkman se lance dans TWD, il va donc explorer une tout autre facette de son écriture. Et il est peu de dire qu'il va se dépasser et atteindre un niveau d'excellence stratosphérique.

Les premiers tomes de TWD sont en effet aussi brillants qu'addictifs. L'écriture de Kirkman s'avère fine, efficace, imparable, et il parvient à bâtir une intrigue solide et cohérente. Mieux encore, si c'est une réussite sur la forme, le fond se révèle tout aussi maîtrisé et intelligent. Car les zombies se révèlent très secondaires dans TWD. Il s'agit là d'un prétexte pour faire s'effondrer le système et ses lois. Cela aurait très bien pu être autre chose (une guerre, un virus, des extraterrestres, une crise économique...). Le mort-vivant est employé par Kirkman comme révélateur de l'humain. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer les réactions de l'individu lambda quand le mince vernis de civilisation qui le recouvrait et le modérait s'écaille puis disparaît. Comme le dira Kirkman lui-même : "Si en cours de lecture, quelque chose vous a effrayé, tant mieux... mais il ne s'agit pas d'un comic d'horreur." 

Et il a bien raison, il s'agit en réalité d'une étude sociologique, d'une recherche dans les tréfonds de l'âme, d'un essai philosophique sur ce qui fait d'un être humain un... humain, justement. À travers des dialogues ciselés et passionnants, des personnages à la psychologie travaillée, des situations tendues, l'auteur va plonger le lecteur dans le gouffre nietzschéen où l'on rencontre les monstres, les vrais, et non ceux de ses autres séries (comme Astounding Wolf-Man). Rarement d'ailleurs une série aura abordé autant de sujets dramatiques avec autant d'intelligence. Que ce soit les troubles psychologiques liés à la mort d'un proche, la violence inhérente à la nature humaine, le regard des enfants sur des parents qui se transforment en monstres (et pas forcément en zombies) ou encore le déni, le sentiment de culpabilité ou le simple et si cruel instinct de survie, rien n'est épargné aux personnages et, par leur intermédiaire, au lecteur.

Les personnages ont donc une place centrale dans TWD, car pour que l'on s'inquiète de leur sort, pour que l'on puisse vibrer, trembler, pleurer pour eux, il faut non seulement qu'ils soient vraisemblables, mais il faut aussi qu'ils soient dotés de failles, d'une psychologie fouillée, de désirs, de défauts, bref, qu'ils nous ressemblent. Rick, Lori, Tyreese, Carl, Michonne ou Patricia ne sont pas des héros de romans ou de BD, ce sont des quidams plongés dans une situation catastrophique et réagissant, avec leurs armes et leur éducation, à une rupture totale de la normalité. Certains protagonistes vont agir en héros, d'autres en venir aux pires extrémités, mais tous resteront profondément humains, au sens le plus strict du terme.

Ainsi, Kirkman va dans un premier temps faire souffrir le lecteur. Mais le faire souffrir d'une bonne façon. Il va souffrir de voir les efforts du groupe réduits à néant, souffrir de voir l'espoir de normalité s'évaporer à la première tempête, souffrir de voir des gens, auxquels il s'était attaché, mourir pour de bon. La tension est omniprésente, personne n'est à l'abri. Les têtes tombent pendant que le lecteur, estomaqué, encaisse les coups, surprenants, violents, délectables.
Tout cela va malheureusement prendre fin avec le tome 10 de la VF (comprenant les épisodes 55 à 60).
Après une première époque magique, marquée par les moments intenses et les chocs émotionnels (la fin de la prison, entre autres), TWD va évoluer vers... autre chose. 




Tout commence avec le tome 11 VF. Celui-ci n'est pas foncièrement mauvais, mais il a une particularité étrange : il est totalement inutile. L'arc Fear the Hunter pourrait ne pas exister, ça ne changerait rien à la suite, ce qui est une première pour la série à l'époque tant les rebondissements cruciaux étaient nombreux. L'on pourrait pardonner bien entendu une pause ou un léger essoufflement temporaire, mais ce qui s'annonce est bien pire : la série va s'effondrer, inexorablement, et plonger dans la médiocrité.
Dès les tomes 13 et 14, l'on constate une très nette baisse de niveau, le côté percutant n'est plus là, le titre "ronronne" un peu. La descente aux enfers se poursuit dans les autres tomes, Kirkman n'arrivant plus à redresser la barre. Là où naguère des dialogues inspirés apportaient une profondeur passionnante aux échanges, les protagonistes se contentent maintenant d'échanger des platitudes ou des redites. Dès le tome 18, la série déraille, l'histoire comporte des longueurs, des maladresses et un ennemi ridicule.

Et contre toute attente, cela va encore empirer !
Même les scènes d'action deviennent grotesques, notamment dans les tomes 19 et 20. L'on assiste en effet à des échanges de tirs totalement improbables, "à la Lucky Luke", ou encore à un double coup de pied sauté dans un combat, à la Van Damme [1]. Exit également la tension permanente, les retournements de situation tragiques et les personnages profonds, tout sombre dans une facilité et une indigence désespérantes. Kirkman semble même ne plus avoir quoi que ce soit à dire. Après la menace représentée par le Gouverneur, il avait pourtant le choix. Il pouvait revenir sur les débuts de l'effondrement de la civilisation ; il pouvait suivre la piste des origines de l'épidémie ; il pouvait explorer les différentes situations à l'étranger ; il pouvait s'intéresser à ce qu'il restait de l'armée ou du gouvernement...
Or, que fait-il ? Un Gouverneur bis en la personne de Negan. Mais si le Gouverneur était une menace crédible (parce qu'il mentait à sa communauté et la manipulait habilement), Negan n'est qu'un méchant de dessin animé, outré et grotesque, qui laisse Rick en vie sans raison et tue ses propres hommes. Un tel type aurait une espérance de vie de 20 minutes dans la réalité. Pire, Kirkman va ensuite se perdre totalement avec son délire sur les Chuchoteurs, une bande ridicule dont le mode de vie est totalement irréaliste. 

Mais Kirkman ne s'embarrasse plus d'explications ou de vraisemblance, pressé qu'il est de raconter la même histoire, encore et encore, comme le premier Kurumada venu. Bien entendu, l'on n'est pas obligé de soulever ces points, l'on peut fermer les yeux et s'en remettre à la licence poétique, mais il faut alors une bonne raison pour cela. Or Kirkman va être incapable d'en fournir une.
Sociologiquement, ces Chuchoteurs n'en sont d'ailleurs pas à une incohérence près. Apparemment, les rapports familiaux n'existent plus vraiment puisque la mère de Lydia lui demande de l'appeler "Alpha" et qu'elle la laisse se faire violer. Pourquoi alors vient-elle la récupérer si ce n'est qu'un simple membre de sa "meute" ? Surtout, alors que les Chuchoteurs semblent être des milliers (c'est une estimation qui est donnée par l'un des personnages), comment expliquer le choix d'un tel mode de vie [2] (ils sont suffisamment nombreux pour nettoyer une zone et la sécuriser) et d'une telle régression (notamment dans les habitudes sexuelles) ?

Le groupe des Chuchoteurs s'avère pour le moins étrange. Si l'on comprend pourquoi les zombies ne s'en prennent pas à eux (et si l'on admet qu'ils arrivent à s'habituer à l'odeur), on voit mal comment cette solution très provisoire pourrait constituer un mode de vie stable sur le long terme.
Être perpétuellement recouvert de saloperies ne doit déjà pas être très sain, mais cette espèce de nomadisme macabre ne va pas sans poser de nombreux problèmes. Pour la nourriture, l'on nous explique que les chuchoteurs utilisent ce qu'ils trouvent dans la nature, autrement dit quelques fruits et diverses bestioles qu'ils chassent. Outre le fait que l'efficacité de la chasse en groupe, entouré d'une meute de macchabés, soit très discutable, il est encore plus douteux qu'une vague cueillette puisse nourrir une bande aussi nombreuse. C'est là un propos de citadin qui n'a jamais eu à se nourrir seul. Rappelons-nous les difficultés que rencontrait le groupe de Rick dès qu'il n'était plus en lieu sûr. Et même là, la question de l'approvisionnement se posait parfois. L'un des personnages explique également qu'ils ne mangent pas tous les jours car "ils n'en ont pas besoin". Première nouvelle. Difficile d'imaginer que des humains puissent supporter une marche forcée et constante sans avoir des apports nutritionnels quotidiens.




Tout cela n'est pas inintéressant en soi, loin de là, mais c'est bancal et mal foutu. Tout comme il était absurde que des dizaines d'individus se mettent à suivre aveuglément un type comme Negan, qui les maltraitait et les menaçait constamment, il n'y a aucune raison pour que des milliers de gens se mettent tout à coup à suivre une voie particulièrement difficile sur le plan pratique et psychologique.
C'est ici le principe de la "panne de voiture" qui n'est pas respecté. Prenons un récit où un personnage doit se perdre dans une forêt. Une immense forêt qu'il ne connaît pas et qu'il doit traverser pour se rendre d'un point A à un point B. S'il dispose d'un véhicule, on ne voit pas pourquoi il se farcirait tout le chemin à pied. Son véhicule peut donc être en panne par exemple. Si le personnage a une raison suffisamment importante de se rendre au point B, cela peut expliquer qu'il s'aventure dans cette forêt. Maintenant s'il décide de partir à pied, sans boussole, sans carte, alors qu'il avait un superbe véhicule en état de marche, avec GPS en plus, eh bien ce n'est pas le personnage qui agit (sauf s'il est censé être stupide), c'est l'auteur.
Et ça, c'est la pire des manières d'écrire. Les personnages doivent obéir à une certaine logique, avoir des motivations qui leur sont propres. S'ils agissent sans (bonne) raison apparente, ils apparaissent alors aux yeux du lecteur comme des fantômes sans âmes, des corps non "habités", dont la seule raison d'être est de rendre service à l'auteur, empêtré dans son récit.
C'est cela que fait Kirkman dans la seconde partie de TWD, en sortant un peu n'importe quoi de son chapeau et en oubliant d'intégrer les nouveaux éléments à son histoire de manière cohérente. 

Prenons une scène entière issue du tome 19. Il s'agit de la scène d'intro, cinq longues planches ennuyeuses qui n'apportent rien. Considérons l'intérêt de cette scène de trois manières différentes : sa fonction d'introduction au récit, la pertinence du propos et la portée dramatique. 
Pour la pertinence du propos, on repassera. Il s'agit en fait de radoter une nouvelle fois sur ce que l'on sait déjà, à savoir que tout le monde a perdu des proches depuis le début de l'épidémie. Cela n'apporte rien, si ce n'est que les personnages semblent redécouvrir l'intérêt d'enterrer les cadavres plutôt que de les brûler (intérêt tout psychologique, car d'un point de vue pratique, dans leur situation, ça se discute). Question dramatisation, nada, rien à signaler, Maggie semble presque apaisée malgré la perte récente qu'elle a subie. Sa discussion avec une parfaite inconnue s'avère froide, plate et inutilement longue. Enfin, ces premières planches ne remplissent pas non plus une fonction cruciale : happer le lecteur pour l'amener à tourner les pages suivantes. Avec une telle entrée en matière, il faut se forcer au contraire pour continuer. Pourtant, il est arrivé, dans d'autres épisodes, que de longues discussions soient passionnantes, et largement aussi poignantes que certaines scènes d'action, mais un tel discours, construit à partir de banalités, n'a pas sa place comme ouverture d'un récit censé être captivant.
Kirkman n'est sans doute pas seul en cause, si le responsable éditorial qui supervise la série chez Image Comics avait fait son travail, il aurait demandé à l'auteur de reconsidérer ce début mal torché. Et ce dernier pourrait l'en remercier. Mais non, c'est trop tard, Kirkman est en roue libre...

Autre élément relevant le peu de soin apporté à l'intrigue : les plans et manipulations deviennent tous grossiers et remplis d'incohérences. Ainsi, lors de l'attaque de la communauté des Sauveurs, Rick fait mine de se "sacrifier" pour aller défoncer leur clôture, comme s'il n'était pas possible d'en revenir. Pourquoi ne bloque-t-il pas simplement l'accélérateur du véhicule en lâchant ensuite l'embrayage ? Et en admettant même qu'un chauffeur soit nécessaire, pourquoi la fille qui prend la place de Rick fonce-t-elle comme une demeurée dans le mur derrière la grille ? C'était trop dur de freiner ou de tourner le volant pour ensuite se barrer ? Là, il ne s'agit tout de même pas de pinailler sur un détail en avançant un savoir d'expert (telle munition ne peut être stoppée par tel objet utilisé comme bouclier par le personnage), il s'agit là de stupidités qui sautent aux yeux et sortent complètement le lecteur du récit. 

Quant aux éléments intéressants, qui pourraient relancer l'intérêt, ils sont systématiquement mis de côté ou résolus par un tour de passe-passe. Le côté borderline de Carl va par exemple passer à la trappe, tout comme les particularités qu'auraient pu apporter la gestion d'un véritable "royaume" (la monarchie d'Ézéquiel, bien plus crédible comme organisation sociale que le troupeau des Chuchoteurs). Au lieu de ça, Kirkman va partir en vrille et mettre en scène des tigres de compagnie ou des empoignades qui sont de simples gesticulations sans intérêt en regard de l'affrontement qui avait opposé, par exemple, Rick et Tyreese.  

Évidemment, avec une telle accumulation de défauts et maladresses, allant des dialogues enlevés qui deviennent soporifiques aux scènes d'action cruciales qui deviennent burlesques, ce qui devait arriver arrive : le chef-d'œuvre devient un nanar. Épisode après épisode, la série captivante se transforme en feuilleton lourdingue et inepte. L'intérêt s'émousse tandis que les tomes catastrophiques finissent par être plus nombreux que les excellents recueils du début de la série. Et c'est douloureux. 
Mais ce n'est pas grave.
Oh, c'est décevant, c'est certain. J'aurais aimé que Kirkman continue sur sa lancée et écrive une série à la qualité constante. Mais voilà, c'est dur de faire bien. Et c'est encore plus dur d'avoir du génie, même quand on a de l'expérience et du savoir-faire. C'est pour cela qu'il y a plus de romans, BD et films moyens ou passables plutôt qu'excellents. Mais les auteurs ont le droit de se tromper, de mal faire, de gâcher un bon début. Et quand je repense à Walking Dead, je ne pense pas à la fin, insipide et cagneuse, je pense au début, brillant, excitant, audacieux. Je pense à ces moments où j'ai tourné les pages, fiévreux et tremblant. Je pense à cet état si particulier où l'on ressent des émotions bien réelles à partir de situations fictionnelles. Kirkman a réussi, pendant un temps, à utiliser un peu d'encre et de papier pour fasciner et bouleverser des milliers d'inconnus, tous différents, tous éloignés de lui par le temps et l'espace. Et ça, c'est suffisant pour inspirer le respect (accessoirement lui filer un peu de pognon) et lui dire... merci.

 





[1]
Cette scène n'a aucune chance de se dérouler dans la réalité, du moins, dans le monde non super-héroïque de Walking Dead. Déjà, même pour la chorégraphie martiale d'un film, un tel double coup demanderait pas mal de boulot pour le réaliser parfaitement (sans harnais et filins). Mais dans un vrai combat, il faudrait être complètement stupide pour le tenter. Cela demande une énergie monstrueuse pour une efficacité très aléatoire (d'autant qu'un des coups de pied est donné en arrière, sans regarder, sans compter le fait que sans point d'appui, le transfert d'énergie est peu important). On dirait du Walker, Texas Ranger, qui est une série comique plus que réaliste sur le plan des combats.
[2] La pyramide dite de Maslow, représentation hiérarchisée des besoins humains, permet déjà de comprendre qu'un tel mode de vie, s'il convient à un loup, serait insoutenable pour un homme sur le long terme. En effet, après les besoins physiologiques et inhérents à la sécurité (sécurité qui déjà ici est toute relative), les besoins d'appartenance à un groupe, d'estime de soi et d'accomplissement se font sentir. L'organisation sociale des Chuchoteurs permet certes de satisfaire le besoin d'appartenance, mais clairement pas les autres. Pire, le besoin d'appartenance n'a pas besoin d'être satisfait tant que la sécurité n'est pas optimale, or, pour ne prendre qu'un seul exemple, les pratiques sexuelles du groupe nuisent au besoin de sécurité individuelle. Quant aux besoins physiologiques, comme le fait de se nourrir, ils ne sont garantis que par la bienveillance d'un auteur ignorant tout des difficultés de la chasse ou même de la cueillette.