Comparatif illustré des différentes éditions des albums de Tintin
Par
Tintin, dans ces illustrations, va prendre de moins en moins de place, ce qui est logique puisque, lorsque le héros est de dos,
il indique alors une menace qui doit être perceptible et donc devenir le sujet central de l'image. Peu à peu, le dessin souligne et soutient le titre.


Les albums en N&B comportent néanmoins
quelques pleines-pages en couleurs.
Nous vous proposons aujourd'hui un petit voyage dans le temps et les albums du grand Hergé.

Si cela fait des décennies qu'aucune nouvelle aventure de Tintin (officielle en tout cas) n'a été publiée, il faut bien admettre que les rééditions sont nombreuses et que le profane peine parfois à s'y retrouver. Nous allons laisser de côté les albums spéciaux (albums doubles de France Loisirs, Intégrales, mini-albums, albums sortis à l'occasion d'un événement spécial, comme Tintin et la Lune, etc.) pour nous concentrer ici sur les trois éditions "classiques" : les fac-similés en noir et blanc, les fac-similés des premières éditions en couleurs, et enfin les albums "modernes".

Tous les albums ne disposent pas de différences énormes. Par exemple, entre le fac-similé couleurs des 7 Boules de Cristal et l'édition la plus récente, il n'y a pratiquement pas de modifications (si ce n'est quelques détails secondaires sur la couverture ou une teinte légèrement différente lors des scènes de nuit dans les pages BD). Aussi, nous avons choisi un album plus ancien, dont les différentes éditions contiennent de nombreux changements, pour présenter ces trois versions. Il s'agit de L'île Noire.

Comme nous allons le voir en détail, ces trois albums présentent une ambiance radicalement différente. Les modifications vont porter sur de nombreux domaines, comme les décors, les tenues des personnages, les véhicules, la colorisation, mais aussi la composition même des planches ou encore le texte et le lettrage.
À travers cette évolution d'une même aventure, c'est aussi le savoir-faire d'Hergé qui s'affine, l'auteur maîtrisant de mieux en mieux la grammaire propre à la BD et les différents effets narratifs pour parvenir enfin au style épuré mais ô combien envoutant qu'on lui connaît.

Par souci de commodité, ces trois éditions seront désignées ci-dessous sous les appellations NB (pour noir & blanc), FS (pour fac-similé en couleurs) et VM (pour version moderne).

Allons mes amis, il est grand temps d'embarquer pour l'Écosse et ses mystères !
(cet article est un complément à notre grand dossier Tintin)


Dans le train




Voilà une scène qui permet déjà de constater l'évolution de la mise en page. Dans l'édition NB, les cases sont plus grandes : une page entière correspond à une demi-planche des éditions couleurs. Notez que la scène, sur le fond, ne change pas réellement, c'est bien sur la forme que les modifications s'opèrent.


Les véhicules





Certains éléments auraient pu "dater" prématurément les récits d'Hergé, comme bien entendu les différents moyens de transport employés. Ici, l'on constate une mise à jour fort bienvenue de l'appareil qui frôle Tintin et les Dupont/Dupond ou encore d'une automobile prenant un subit coup de jeune.


Les costumes


Les tenues, même si elles ne sont pas forcément essentielles, évoluent également. L'on passe par exemple d'une livrée de chauffeur à un costume bien plus moderne. Le décor, minimaliste dans les précédentes versions, est également un peu plus soigné dans la VM.


La lande écossaise




Bien que cela réponde à une tout autre logique, les décors ont eux aussi évolués. Les versions NB et FS sont notamment bien plus dépouillées, comme on peut le voir ici. 


Le lettrage


Même si parfois le texte demeure inchangé, le lettrage (domaine technique parfois méconnu mais ô combien important) évolue lui aussi. Mais... pas toujours de la meilleure des façons. Ainsi, le lettrage NB, en capitales, était bien plus lisible (et intemporel) que ce qui a suivi. Notons que le lettrage VM supprime néanmoins les césures, toujours désagréables esthétiquement. Certaines cases souffrent cependant encore d'énormes erreurs de centrage. 


Whisky & marques




À l'occasion, Hergé profite de quelques modifications pour faire des références à son propre univers. Ici, le whisky Johnnie Walker fait place à la marque Loch Lomond, le scotch préféré du capitaine Haddock (qui n'a évidemment pas encore fait son apparition à l'époque de L'île Noire). Anecdote amusante, Hergé pensait ainsi utiliser une marque de son invention, mais en réalité, le whisky Loch Lomond existait bel et bien (depuis très peu de temps) en 1965, date du changement de nom figurant sur la citerne VM. 


Symétrie et arrondi 




Souvent, les modifications sont très terre-à-terre et basiques, comme ici, une entrée de tunnel imparfaite et corrigée dans la VM. Notons au passage l'évolution du train ou des vêtements de Tintin. 


La Course du temps




Un changement d'époque ici très clairement perceptible avec l'intervention des pompiers. On passe d'une pompe manuelle sur roues à un véritable véhicule. Hergé, qui a connu les débuts de l'aviation ou de l'automobile, a su "rattraper le coup" et apporter des modifications qui maintiendront son œuvre phare dans la modernité pendant un temps, puis dans l'intemporalité.


L'apparition de l'île




L'on se rend compte ici de la force et de l'utilité réelle de certaines modifications. Dans les deux premières versions (NB et FS), le château surplombant l'île noire n'est pas mis en valeur, l'action est linéaire. Dans la VM, avec le même nombre de cases et un déroulement de l'action identique, Hergé va totalement changer l'impact de la scène. Cette fois, en agrandissant et en mettant en exergue l'une des cases, le château est mis au premier plan, en devenant le "sujet" principal de cette case, il pèse littéralement sur Tintin et fait ressentir au lecteur la menace qui plane sur le héros. Propre, efficace, intelligent... Hergé, quoi. 


Le cadrage


Si les plus gros changements s'opèrent entre la FS et la VM, l'on peut ici se rendre compte de différences subtiles entre NB et FS. En effet, la colorisation ou le lettrage ne sont pas les seuls éléments à intervenir. L'on constate dans ces cases que l'action a été totalement recadrée. Le fait de ne plus couper Tintin permet de rendre la scène plus harmonieuse. Mieux, l'évolution apportée par la VM permet, tout en conservant Tintin intact, de supprimer le bout de décor sans intérêt à sa gauche et de donner plus d'importance à la bourgade qu'il découvre. L'on a véritablement l'impression de passer d'un premier jet un peu improvisé, à une correction intelligente, puis à une scène totalement aboutie, délivrant un "message" optimal. 


Dynamique et point d'orgue




Un changement très technique mais permettant de comprendre la virtuosité d'Hergé. Dans les versions NB et FS, nous assistons à la même scène de 6 cases, identiques en tout point. Dans la VM, Hergé va se "débarrasser" de la première case en l'intégrant à la demi-planche précédente (en modifiant donc sa taille). Puis, il va fusionner les cases 2 et 3. Ce qui permet bien des choses... tout d'abord, il ne marque plus le temps d'arrêt inutile entre l'étonnement du chauffeur et le combat entre Tintin et le docteur Müller. Il en résulte déjà une meilleur fluidité de la lecture. Ensuite, Hergé corrige une erreur grossière d'orientation. Dans les versions NB et FS, le chauffeur arrive par la gauche, puis le coup de feu part sur la droite, et le chauffeur se retrouve à droite, ce qui n'a aucun sens d'un point de vue narratif (c'est même gênant pour le lecteur). Dans la VM, le chauffeur arrive par la gauche, il y demeure, et le coup de feu part dans cette même direction. Enfin, le décor est plus fouillé, plus réaliste, et le plan large donne un effet plus dramatique à la scène. Le nombre d'améliorations apportées par ce simple changement de dynamique des cases est énorme. Encore une fois, l'on constate qu'Hergé maîtrise de plus en plus son art, il décèle et corrige ses propres erreurs et accentue ce qu'il faut pour donner un maximum de sens à chaque case. 


Version anglaise et censure



Je termine cette petite revue (qui pourrait être bien plus longue tant l'œuvre d'Hergé est passionnante et techniquement extraordinairement "juste") par un comparatif cette fois entre la quatrième de couverture de L'île Noire, en version moderne française, et The Black Island, en version anglaise. À l'origine, je souhaitais simplement parler de la différence de qualité entre ces albums (la version anglaise, en softcover, est très "cheap", avec des deuxième et troisième de couverture totalement blanches par exemple), mais un détail m'a à la fois frappé et révolté.
Vous l'avez remarqué ? Dans cette version anglaise, l'album Tintin au Congo est tout simplement... absent. J'imagine que c'est pour des raisons absurdes, liées aux polémiques stupides concernant Hergé (j'en ai parlé en détail dans ce dossier, je ne reviens pas dessus). Je ne vais pas m'égosiller, je ne vais pas partir en guerre contre des ignorants jugeant la complexité d'un homme et d'une vie dans le confort et la tiédeur de notre époque. Je suis juste triste. Pour cet homme intègre et intelligent, accusé de tous les maux. Pour cette œuvre, belle et instructive, que des abrutis incapables de la comprendre condamnent. Pour les lecteurs de demain, qui auront dans leur bibliothèque les débris d'une littérature que beaucoup s'acharnent aujourd'hui à aseptiser et dépecer.
Et puis, n'oubliez pas une chose... même si Hergé était le monstre que certains décrivent (ce que son œuvre dément), s'il faut, pour s'assurer que nos concitoyens se comportent bien, contrôler ce qu'ils lisent, c'est non seulement faire peu de cas de leur libre-arbitre mais aussi de nos libertés. Vous savez, ces fameuses libertés essentielles, rognées chaque année, mais qui demeurent l'argument principal qui fait passer toutes les iniquités...





La lecture met en ébullition, dissipe la sécheresse, active les facultés, déchrysalide l'intelligence et met en liberté l'imagination.
Antoine Albalat