L'esprit critique
Par

Bande dessinée petit format à couverture souple de 122 planches,
L'esprit critique devrait être une lecture imposée aux insupportables experts autoproclamés
pullulant sur les réseaux et autres ceintures noires de Youtubitsu.


La vache, oui ! Ah, mais oui ! Merci à Delcourt, merci à la collection Octopus, merci à Isabelle Bauthian (titulaire d'un doctorat en biologie et auteur de cet album) et merci à Gally (dessinatrice bien connue de la blogosphère). Merci de nous avoir synthétisé dans ce petit objet autant d'outils, de connaissances et de conseils utiles voire essentiels !
Je sais. Je vois pertinemment que je peux donner l'impression d'en faire trop mais non... non, pas du tout ! 
Cette petite BD à l'intrigante couverture, je risque fort de la conseiller à nombre de mes élèves et nombre de mes amis dans les années à venir !
Mais pour que vous compreniez mon enthousiasme digne d'un jeune chiot sous une boule à facettes, il va falloir que je vous explique de quoi parle L'esprit critique et pourquoi ça suscite une telle bamboula circassienne dans mon réseau limbique.

Avant tout autre chose : si vous êtes de ceux pour qui la bande dessinée est du divertissement et seulement du divertissement, si vous êtes de ceux qui pensent que ce ne sont que des petits dessins pour les gamins (auquel cas, on se demanderait bien comment vous avez pu atterrir sur cette page), ou si l'idée de réfléchir un peu et de vous remettre en question vous file un eczéma galopant, passez votre chemin. 

Pour les autres, sachez que L'esprit critique est typiquement le genre de BD où l'histoire est un prétexte à l'exposition d'informations. À vrai dire, autant se débarrasser de suite de l'emballage narratif pour aborder au plus vite le contenu.
C'est donc l'histoire de Paul. Paul, c'est un gars qui se voit comme le bon rationnel, instruit, se moquant des théories du complot et des dogmes, sûr de son bon droit quand il casse du croyant ou se moque de spiritualités qui lui semblent basées sur du vide. Et à dire vrai, il a sans doute raison : la plupart des choses qu'il critique sont en effet très critiquables... mais pas comme il le fait. Pas sans être, pour sa part, davantage sûr de ce qu'il avance. Paul, il est comme nombre d'entre nous, car nous aussi, on a nos certitudes. Mais dès qu'on creuse un peu, force est de constater que ces vérités scientifiques que l'on se targue de connaître et que l'on oppose aux dogmes des autres sont elles aussi des certitudes qui nous bercent mais que, en raison de notre manque de réflexion et d'efforts, nous sommes bien incapables de prouver.
Un jour, alors que Paul passe un moment convivial et tranquille entre amis, il fait la connaissance de Masha, amie de la maîtresse de maison. Et Paul ne va pas être tendre avec Masha. En effet, cette dernière se présente comme étant une druidesse et elle montre à l'assemblée ce qui, pour elle, est indubitablement une très jolie série de clichés d'authentiques fées qu'elle a eu elle-même le plaisir de photographier. Paul ne manquera pas de de jouer les sceptiques de service mais sa maladresse va lui attirer des réactions hostiles de la part de certains convives.

Très irrité, de retour chez lui, notre Paul se défoule sur Facebook en y racontant ses déboires avec une illuminée de druidesse, parce que non mais quand même ces croyants, ils ont des Q.I. plus bas que les gens cartésiens et gnagnagna... 
Quand soudain, sortie de nulle part, apparaît dans sa vie une entité prenant l'apparence de Stéphanie Bouguiller, chouchoute de la maîtresse lorsqu'il était en CM2.
Et cette entité n'est autre qu'une... fée ! Non, je rigole, ce serait nul ! Cette entité, c'est... hum... ben... regardez l'image à droite, quoi ! Voilà, oui : c'est l'incarnation de l'esprit critique !
Et c'est à partir de là que, dans un récit mouvementé mais très pédagogue, l'esprit critique va enseigner à Paul comment combattre les sophismes, la malhonnêteté intellectuelle et tout ce qui met la raison en danger... que ce soit chez les autres ou chez lui-même...

L'esprit critique va donc commencer en nous résumant succinctement mais de façon fort logique le chemin parcouru par l'Homme afin d'aboutir à une discipline scientifique objective, expérimentale et autocorrective, soumise à l'obligation de la reproductivité et ouverte à la réfutation... Oui, je sais, dit comme ça, ça semble aussi digeste qu'un pudding à la graisse d'oie fourré de rognons de pangolin servi sur un lit de frites caramélisées, mais dans la BD, ça passe tout seul parce que c'est progressif. 
Chronologiquement, l'avatar de l'esprit critique va évoquer la dialectique platonicienne, la déduction aristotélicienne, le modèle de Ptolémée, le naturalisme d'Anaximandre et ses doutes envers les croyances et les divinités, Nicolas Copernic et l’héliocentrisme, Galilée et ses expérimentations ou encore Johannes Kepler et les mathématiques.
On voyage donc dans le temps depuis une époque où le savoir était essentiellement descriptif et subjectif jusqu'à notre science moderne... habilement décrite en une seule planche très parlante :


Pour rappel : ce livre défend une discipline scientifique objective, expérimentale et autocorrective, soumise à l'obligation de la reproductivité et ouverte à la réfutation (ouais, je me répète mais c'est de la pédagogie, tu voââââs ?). Quand ce livre parle de science, c'est bien celle dont on loue la faculté à se remettre en question. Il y a même un passage mettant en garde contre le scientisme. 
Le livre nous rappelle bien que même un être instruit, même un scientifique, se fait parfois berner par son propre cerveau car nous sommes tous à divers degrés victimes de divers biais cognitifs.

Non seulement notre amie aux cheveux roses va nous les expliquer en les illustrant par divers exemples mais, en plus, elle nous invitera à les retrouver dans les deux conversations initiales (celles de Paul avec la druidesse puis avec ses copains sur Facebook), alliant par là une pédagogie déjà ludique à un petit test d'acquisition de nos connaissances.
Les biais nous sont décrits comme autant de petites bestioles faisant tout pour semer le chaos là où l'esprit critique prend alors la forme du héros (enfin, de l'héroïne, ici) qui nous sauve de leurs attaques !
C'est fun et malin. Tout ce que j'aime !


En guise de cerise sur le gâteau, notre amie l'esprit critique termine même la BD en se lançant dans une jouissive et intelligente critique de nos médias contemporains. Comment ça ? En leur reprochant par exemple, entre autres choses, leur propension à user de l'argument de la moyenne à toutes les sauces, même là où la médiane serait parfois préférable pour une illustration statistique plus proche du réel, ou en dénonçant ces débats déséquilibrés où la parole d'un scientifique dont le moindre propos serait vérifiable a le même poids que celle du premier opposant venu potentiellement totalement incompétent (comme, à tout hasard... hum... un artiste présent pour sa promo ?).



En cette période où les réseaux sociaux normalisent la prise de parole et donnent la même visibilité potentielle à Jean Glandeur qu'à un spécialiste ultra compétent... 
En cette période où trop de gens refusent de se remettre en question (biais de l'autruche)...
En cette période où tous les dogmatismes et les fanatismes reprennent du poil de la bête...
En cette période où les biais de confirmation sont alimentés par mille algorithmes...
En cette période où certains se gargarisent de concepts qu'ils n'ont même pas compris pour se faire reluire le nombril...
En cette période où certains voient de la vérité là où il n'y a que du charisme (effet de halo)...
En cette période où l'on n'a de cesse d'entendre des cassandres ou des bisounours voir des signes de partout (paréidolie)...
En cette période où nous confondons corrélation abusive et relation de cause à effet...
En cette période où l'on se plaît à voir le copeau dans l'œil du voisin en refusant de s'avouer qu'une forêt de baobabs pousse dans les nôtres et nous aveugle (biais de la tache aveugle)...
En cette période où l'on parle sans vergogne au nom d'une multitude jamais consultée en lui attribuant tout simplement un avis identique à notre avis personnel (biais de projection)...
En cette période où l'on a tôt fait de croire que l'on a forcément raison si l'on est nombreux à penser de la même façon, comme si quantité devenait qualité (effet de foule)...
En cette période où l'humilité du sachant fait pale figure face à l'arrogance de l'ignorant (effet Duwning-Kruger)...
En cette période de la frilosité et du "On sait ce qu'on perd, on ne sait pas ce qu'on gagne" (biais de statu-quo)...
En cette période où nombre d'entre nous sommes devenus des experts de la veille, sortant des "Ah ouais, je le savais qu'il ne fallait pas faire comme ça, moi", alors que, hein... on sait bien qu'on n'en savait rien (biais rétrospectif)...
En cette période où l'on n'a de cesse de juger la pertinence ou la validité de propos en raison de certaines caractéristiques de leur locuteur comme son instruction, son origine, son sexe ou sa couleur de peau (erreur fondamentale d'attribution)...
En cette période où astrologie et tests de personnalités reçoivent tant de "Ah mais ouais, c'est tellement moi !" juste parce que c'est surtout tellement générique que c'est tellement tout le monde, en fait (effet Barnum)...

En cette période, celle où j'enseigne à des gamins l'esprit critique et où c'est un combat de tous les jours, ce livre tombe à point pour moi.

Dernière petite chose : sur la couverture de ce livre, trois femmes et un homme font une séance de spiritisme dans une boîte crânienne et invoquent un cerveau. La métaphore est jolie.
Mais pourquoi trois femmes ? Certains vont y voir du féminisme un peu caché, voire un peu de misandrie... mais ils auront attendu que je le leur aie fait remarquer pour ramener leur grande bouche, alors ça ne compte pas !
Le fait est que notre dessinatrice, Gally, aime bien taquiner le lecteur attentif avec cela : par exemple, l'esprit critique a une incarnation féminine la plupart du temps ; et elle fait la leçon à un jeune homme... mais c'est fait avec humour et en douceur, messieurs, calmez-vous.
Les petits clins d'œil et les petites provocations sont nombreuses, dans cet album. Avez-vous, par exemple, constaté qu'une coiffure plutôt féminine marque le Q.I. le plus élevé sur le graphique ci-dessus ? Oui, juste après ce monsieur ressemblant pas mal à Einstein et cette dame à lunettes ressemblant à s'y méprendre à... la façon dont la dessinatrice se dessine habituellement.
Car oui, ce type de dessin un peu naïf a d'énormes avantages : il permet de jouer à cacher mille détails dans les planches pour amuser les meilleurs élèves, il permet une rapidité d'exécution rendant possible des albums de plus de 120 pages, et il est d'une lisibilité immédiate permettant une meilleure concentration sur le texte.
Du coup, même si je sais que j'accorde généralement une importance excessive à la qualité du dessin, même si ceux-ci pourraient vous laisser penser que je vais leur faire mille reproches, je pense au contraire que scénariste et dessinatrice se sont parfaitement trouvées.

Vous l'aurez compris : je recommande chaudement la lecture de L'esprit critique. Impossible ensuite de regarder le journal télévisé ou de lire un statut Facebook sans se surprendre à essayer de détecter l'un ou l'autre biais. Ça en devient un jeu intellectuel... et jouer avec son intellect, ça le muscle. Et ça, c'est bien !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • C'est intelligent.
  • C'est ludique.
  • C'est pédagogique.
  • C'est utile.
  • C'est bien pensé et bien réalisé.
  • C'est parfois un peu déprimant parce que ça nous met face à nos failles et à nos biais... mais l'humour de la forme amortit la cruauté du fond.
  • C'est vrai que j'accroche difficilement à ce genre de dessin. Mais ici, ça fonctionne parfaitement. Ce n'est en rien une œuvre d'art... mais le projet était tout autre.